mercredi 2 décembre 2009

Shiatzy Chen, le chic made in China

Le Temps - HS Luxe, mercredi, 2 décembre 2009

Après l'Asie, la maison de prêt-à-porter veut s'imposer internationalement en tant que marque de luxe globale. Une volonté qui se traduit par l'ouverture de nouveaux points de vente à travers le monde, en faisant défiler ses collections en octobre et en mars à Paris, et par une mode aux coupes contemporaines, mais faisant référence aux métiers d'art de l'Empire du Milieu. Rencontre à Taipei avec la créatrice de la griffe et visite du siège de la société à Shanghai.

Taipei a poussé comme un champignon technologique au milieu d'une jungle tropicale. En bordure d'autoroute, des hérons blancs regardent comme des bovins les voitures qui se pressent en direction de la capitale. Emboîtant le pas aux arbres de la selve, les gratte-ciel logent en hauteur les trois millions de citadins qui se partagent les 271 km2 de la plus grande des villes de l'île. A tous les coins de rue de ce centre high-tech, des écrans géants diffusent des publicités, divertissement exotique pour le touriste ignorant de la langue... Ici, les consommateurs ne prennent même pas la peine d'ôter les films transparents qui recouvrent leurs objets électroniques: rapidement obsolètes, ils trouveront peut-être encore preneurs au marché gris... C'est dans ce monde de circuits informatiques que la designer Shiatzy Chen imagine des collections de prêt-à-porter féminin depuis plus de trente ans. Des pièces qui s'inspirent des traditions taïwanaises et chinoises du vêtement, tout en collant à l'air du temps.

Shiatzy Chen, c'est à la fois l'intitulé de la marque et le nom anglais de sa créatrice, également connue sous le nom de Madame Wang. «Pour dire «style no-chinois» en cantonnais, on utilise des mots qui, lorsqu'ils sont prononcés, sonnent comme Shiatzy Chen», explique la styliste rencontrée dans le salon feutré qui occupe le dernier étage de la toute première boutique Shiatzy Chen de Taïwan. La créatrice à la tête de cet empire de la mode ressemble à un sage qui s'exprimerait par formules philosophiques. Lorsqu'elle ferme les yeux à la fin de ses phrases, on croirait entendre le son sourd et solennel d'un gong. «Cela signifie que l'esprit de mes pièces est moderne, mais leur aura ancienne.»

Shiatzy Chen naît en 1951 à Changhua, une ville de l'ouest de Taïwan. Contrairement à la plupart des créateurs de mode actuels, Madame Wang ne suit pas les cours de stylisme d'une école d'art appliqué. Ses armes, elle les fait auprès de son oncle, en travaillant en tant que couturière dans son usine - elle réalise de nombreuses commandes de sur-mesure pour des clients privés -, puis en tant que modéliste. Au début des années 70, elle rencontre celui qui deviendra son mari et lui prêtera son nom, Monsieur Wang Yuan-hong, un homme d'affaires actif dans le commerce du textile. Ensemble, ils fondent en 1978 Shiatzy International Company Limited, une manufacture d'habits alors spécialisée dans la laine. «Au début, je ne savais pas du tout si le travail de designer allait m'intéresser, se souvient Shiatzy Chen. J'étais consciente du fait que mon niveau d'éducation n'était pas élevé. Or, pour réussir dans ce milieu, selon moi, il faut soit avoir acquis des aptitudes par le biais d'un cursus solide, soit posséder un don. Mon talent à moi, c'est d'imaginer des vêtements. Le reste n'est qu'une question de persévérance.» Et de la persévérance, il en a fallu pour inscrire son nom au panthéon des marques de luxe qui comptent en Chine, puis à celui de la semaine parisienne. Avant Shiatzy Chen en septembre 2008, la seule maison taïwanaise à avoir foulé les passerelles de la capitale française était Yufengshawn, un duo de créateurs originaires de l'île mais formés à l'Ecole de la Chambre syndicale parisienne.

Pendant plus de dix ans, Shiatzy Chen s'est battue pour se faire un nom sur le marché local. En 1994, la designer comptait près de 25?000 personnes, ­principalement des femmes et maîtresses de dignitaires du gouvernement, des diplomates et des gens de la haute société. Les consommateurs de la mode de Shiatzy Chen sont fidèles mais âgés de 40 à 50 ans. «Pour ne pas vieillir avec nos acheteurs, nous nous sommes efforcés, ces dix dernières années, d'attirer des consommateurs plus jeunes, plus branchés et plus mobiles. A Taïwan, en Chine et partout ailleurs où la marque est présente.»

Le style du prêt-à-porter de la maison se singularise par la combinaison d'influences et de techniques traditionnellement chinoises et de silhouettes modernes. A l'instar de robes et manteaux en forme de A qui semblent flotter autour du corps, de cols à fronces, de quatre types de brocart, de cinq techniques différentes de broderies, de savants plissés, d'encolure de style qipao (la robe à col Mao d'origine mandchoue), de sacs rehaussés de jade ou d'argent et d'escarpins incrustés de gemmes. Autant de savoir-faire que les artisans de Shiatzy Chen s'efforcent de perpétuer. Il suffit pour s'en rendre compte d'une visite dans les ateliers de la maison à Shanghai, où Le Temps s'est rendu à son invitation. C'est ici, dans un domino de bâtiments minimalistes bordés de piscines miroirs, que se trouve, depuis 2007, le siège de Shiatzy Chen. Pouvant accueillir jusqu'à 1000 employés, le bâtiment de 6600 mètres carrés a été imaginé par l'architecte allemand Johannes Hartfuss. On y croise des mannequins de couture rouges exposés comme des oeuvres dans le hall d'entrée, des employés affairés derrière leur écran, des ouvriers penchés sur leur planche à repasser et des stylistes s'échinant sur des prototypes. Dans un silence monacal, plusieurs femmes autour d'une table ne détournent pas les yeux de leur ouvrage. «Elles sont rémunérées à la pièce, explique notre hôte, elles font donc en sorte d'en réaliser un maximum en un minimum de temps.» Ces petites mains réalisent une à une les broderies et les décorations qui viendront se poser sur les vêtements, sacs et chaussures de la ligne. «Nos artisans sont très précieux, assure Madame Wang. Peu de gens maîtrisent ces techniques. Nous leur offrons une longue formation, de manière à ce qu'ils soient capables de reproduire ces gestes ancestraux à la perfection, tout en satisfaisant aux standards de qualité internationaux.» En matière de vêtements, les deux voisins asiatiques sont historiquement interdépendants. Dans le courant du XIXe siècle, l'industrie du textile n'existait pas à Taïwan. Les riches commerçants qui quittaient leurs provinces chinoises du Fujian et du ­Guangdong pour s'installer sur l'île emportaient dans leurs bagages leurs tissus et leur savoir-faire. Une fois débarquées, les étoffes étaient transformées par les insulaires en des produits luxueux et raffinés grâce au goût et aux travaux d'aiguilles (broderies), un passe-temps à l'époque très prisé des femmes du pays.

En un quart de siècle, Madame Wang est parvenue à installer solidement sa marque en Asie. Ceci en offrant aux clientes un prêt-à-porter qui transpose leurs références culturelles dans une mode contemporaine. «Même si nous nous développons de manière globale, je prends soin de cultiver l'esthétique chinoise et taïwanaise des pièces. C'est notre marque de fabrique. Mon but ultime: qu'un habit Shiatzy Chen soit reconnaissable rien qu'à sa coupe, à ses motifs et à ses détails, quelle que soit l'origine de la cliente.» La marque rêverait de devenir l'équivalent de Yohji Yamamoto au Japon: une marque solidement implantée dans son pays, qui possède de l'attrait à l'international et une image avant-gardiste. «Il ne s'agit pas d'imposer une mode folklorique à l'étranger, mais plutôt d'apporter une esthétique nouvelle et pourtant compatible avec une culture différente. Prenez Chanel, c'est l'essence du style français, alors qu'Armani, c'est le synonyme de l'élégance italienne. Tout designer est influencé par ses origines et son milieu.» Chaque collection de Shiatzy Chen s'articule autour d'une idée forte, comme celle de la Route de la soie pour cet hiver. Les silhouettes du défilé se parent de toutes les matières - la fourrure, le gazar, la soie, le cuir - et de toutes les couleurs. Le bleu crayeux de départ se mue en indigo, vire en noir ou turquoise, tourne au brun, puis au beige, passe par une phase rouge-orange-rose et enfin champagne, pour une robe de mariée finale dont l'intérieur se pare d'or. Le tout rehaussé de motifs floraux et champêtres brodés ou peints à la main. «Cette saison fait référence aux différents pays traversés par la Route de la soie. Par les habits, j'ai voulu traduire la lenteur du voyage, ses imprévus symbolisés par les variétés de couches qu'on peut ôter, nouer, détacher... Les nuances évoquent les contrées traversées, les différentes saisons; les étoffes et peaux rappellent les changements de végétation et les animaux aperçus.» Et quelle meilleure façon de rejoindre l'Occident - ses goûts, ses marchés et ses clientèles - qu'en empruntant ce chemin-là...

Pour s'implanter en Occident et asseoir solidement sa renommée en Chine, Shiatzy Chen poursuit plusieurs stratégies. Depuis septembre 2008, elle fait défiler ses créations à Paris lors de la semaine de la mode, un signal fort qui donne de la légitimité à la griffe et lui assure des articles dans les magazines européens et américains. Au niveau de la distribution, la marque compte un total de 50 points de vente en Asie et en Europe. Sur ce total, 19 sont des boutiques en nom propre et 31 des espaces de vente situés au coeur de centres commerciaux ou de grands magasins. En 2001, la marque s'est installée rue Saint-Honoré à Paris. Une manière de positionner la marque dans les esprits occidentaux en tant que griffe de luxe. Et ceci, malgré les a priori qui courent sur la production textile de l'Empire du Milieu. «Les designers occidentaux sont toujours plus nombreux à profiter des manufactures chinoises, ils se rendent compte que les contrefaçons et les produits de mauvaise qualité ne représentent pas la totalité de la production nationale. En 1950, c'était le Japon qu'on tenait pour le plus puissant contrefacteur du monde. Aujourd'hui, grâce à des marques comme Issey Miyake ou Comme des Garçons, plus personne ne fait ce genre d'associations. Avec notre qualité et notre savoir-faire, nous pouvons faire changer les mentalités.»

L'empire de Madame Wang étend son territoire bien au-delà des coutures de la mode... Le vaisseau amiral de la marque à Taipei offre sur quatre étages la mode féminine et masculine, mais également de nombreux objets d'ameublement, de literie ou des linges de bain. «Et pourquoi pas un jour créer un parfum Shiatzy Chen?», lance Madame Wang. Toutes les diversifications semblent possibles. D'ailleurs, il y a près d'un an, la créatrice a ouvert, à Taipei, Cha Cha The, un salon de thé aux airs d'épicerie contemporaine de luxe. Installé dans un quartier trendy de la ville, l'espace aux lignes épurées dispose sur des murs monochromes en pierres naturelles des pots qu'on ouvre pour flairer les arômes des différentes compositions. Au fond de l'échoppe, un mur en briques de thé compressé excite la curiosité. «C'est irrépressible, chaque visiteur qui entre ici pour la première fois touche et respire la surface de la paroi végétale.» Shiatzy Chen, une designer qui touche les différents sens de l'être... «Je me sens très proche de l'esprit humaniste de la dynastie des Song: pour moi, le prêt-à-porter est un élément d'un art de vivre, d'une philosophie, qui englobe la décoration, l'ameublement ou les plaisirs de la table. Chez nous, le thé est une culture à part entière, comme le vin en France.» Une culture surprenante, riche en goûts pour le néophyte habitué à colorer sa tasse d'eau chaude en y trempant un sachet insipide. On goûte une première infusion dont la douceur boisée remplit la bouche de mille saveurs fumées. Une lampée d'une autre décoction nous laisse d'autant plus surpris: la boisson chaude a le goût et l'odeur de beurre salé. Une saveur obtenue grâce à une très fine fermentation des feuilles. A terme, Madame Wang espère bien donner le goût du thé aux buveurs de café du monde entier. «Quand vous arrivez dans un endroit en Chine, on vous offre une tasse de thé: c'est une façon de s'ouvrir à l'autre. Les cadeaux et leur emballage sont deux aspects très importants de ma culture. Comme les vêtements qui parent les femmes et les rendent plus belles, le thé «habille» les relations. C'est une politesse que l'on rend à l'autre, une marque de respect et une manière de l'accueillir chaleureusement.»

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1 commentaires:

Unknown a dit…
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