lundi 15 juin 2015

Aung San Suu Kyi a achevé une visite historique en Chine

La députée de l'opposition a été reçue jeudi par le président Xi Jinping, avant de se rendre à Shanghai et dans la province du Yunnan, frontalière de la Birmanie. Un tournant dans les relations entre les deux pays


Le gouvernement chinois a déroulé le tapis rouge pour Aung San Suu Kyi, dont la première visite en Chine, qui s'est achevée dimanche, y a été décrite comme « historique » . Invitée par le Département international du Parti communiste chinois (PCC), comme c'est souvent le cas pour les personnalités politiques d'opposition, Aung San Suu Kyi, qui est parlementaire, n'en est pas moins restée astreinte à une chorégraphie très contrôlée par le pays hôte. Autant dire que s'exprimer devant des journalistes étrangers n'a pas été prévu au programme.

Arrivée mercredi dernier à Pékin, Aung San Suu Kyi s'est rendue à Shanghai et dans le Yunnan, la province avec laquelle le Myanmar (nom officiel de la Birmanie) partage une longue frontière, et où les offensives, jugées aventureuses par Pékin, de l'armée birmane contre la guérilla kokang, une minorité chinoise de Birmanie, irritent au plus haut point les autorités chinoises.

En soi, la venue à Pékin de celle que l'on avait surnommée l' « icône » de la démocratie birmane n'est pas une surprise: son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), a envoyé quatre délégations en 2013 en Chine à l'invitation du PCC. Mais un premier déplacement pressenti en décembre 2014 ne s'était pas concrétisé.

La visite n'a toutefois été annoncée qu'au dernier moment, le 5 juin. Selon le site d'information chinois Duowei, basé à l'étranger et qui bénéficie de fuites en provenance du régime, l'initiative serait venue du président Xi Jinping en personne, qui a décidé de prendre en main le dossier birman: d'abord en organisant depuis dix jours et pour une durée non définie des exercices militaires à la frontière - un avertissement évident à l'encontre de l'armée birmane -, puis en invitant Aung San Suu Kyi, une manière de montrer à l'actuel gouvernement birman que Pékin est tout à fait prêt à travailler avec l'ancienne prisonnière politique.

Le conflit entre l'armée birmane et les troupes rebelles kokang, qui a repris fin 2014, a provoqué un afflux de réfugiés en Chine. Des incursions aériennes de l'aviation birmane et plusieurs tirs d'obus, certes non intentionnels, de la part de l'armée birmane ont fait des victimes en territoire chinois. Pékin ne soutient pas la guérilla kokang, mais tout incident frontalier est susceptible d'embraser une opinion publique chinoise volontiers ultra-nationaliste.

La visite d'Aung San Suu Kyi et son entretien jeudi dernier avec le président Xi Jinping lui donnent une stature présidentielle. La « Dame » de Rangoun confirme en cela qu'elle est une adepte de la realpolitik: placée en résidence surveillée durant presque une quinzaine d'années, entre 1989 et 2010, par la junte militaire de l'époque, elle ne semble pas en tenir rigueur au régime chinois.

Ce dernier fut pourtant le principal pourvoyeur de la dictature birmane du général Than Shwe, le dernier tyran d'un régime qui a passé la main, il y a quatre ans, à un gouvernement civil composé d'anciens militaires « démocratisés » .

Lors d'une conférence de presse à Rangoun en novembre 2014, Aung San Suu Kyi avait éludé une question du quotidien Le Monde sur les collusions entre régime militaire birman et système autoritaire chinois: « Depuis l'indépendance de la Birmanie [en 1948], la relation avec la Chine a toujours été essentielle pour nous », avait-elle insisté. A peine avait-elle arboré l'un de ses charmants sourires pour ajouter que l'on « ne choisit pas ses voisins » . Ce même argument est avancé par les médias officiels chinois, qui présentent Pékin comme un « facilitateur vital de développement » et un défenseur du « gagnant-gagnant » dans ses rapports avec ses voisins.

Pour Pékin, il s'agit de se positionner en vue d'une victoire de la LND, qui a toutes les chances de remporter les élections législatives cruciales de la fin de l'année en Birmanie. Mais Aung San Suu Kyi, 69 ans, ne pourra toutefois devenir présidente à l'issue du scrutin en raison d'un article de la Constitution birmane qui l'en empêche, car elle a eu deux enfants avec un étranger. Son but est d' « essayer de gagner les élections, observe l'expert Nicholas Farrelly. Elle sait que la Chine va jouer un rôle essentiel pour le futur de la Birmanie. »

Aung San Suu Kyi a déçu certains de ses partisans dans les cercles de l'élite pro-démocratie, en raison de son pragmatisme et de son ambition. Même chose à l'étranger, à la suite de la crise des migrants rohingyas musulmans fuyant massivement une Birmanie qui les rejette en raison de leur origine et de leur religion: le Prix Nobel de la paix 1991 est resté muet à leur sujet. Lors de sa visite à Pékin, elle n'a aucunement évoqué le sort du dissident Liu Xiaobo, le Prix Nobel de la paix 2010, qui purge une peine de 11 ans de prison, ni celui de son épouse, Liu Xia, retenue à domicile. Celle-ci a déclaré à la BBC qu'elle était « très contente de la venue en Chine d'Aung San Suu Kyi », mais a décliné une demande d'interview, car tout commentaire de sa part risquait de « retarder [ses] visites à Liu Xiaobo » .

Selon Yun Sun, experte du Stimson Center, un think tank américain, « pour que cette visite se concrétise, la Chine et Aung San Suu Kyi sont parvenues à un consensus sur les questions politiquement sensibles » . Aussi la « Dame » a tout lieu de traiter ces questions de manière très prudente si, selon Yun Sun, « elle veut avoir la stature politique que les gens attendent d'elle »


Le Temps - Monde, lundi 15 juin 2015
Bruno Philip et Brice Pedroletti bangkok et pékin Le Monde

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