jeudi 22 novembre 2007

Les paravents chinois - Françoise Crouïgneau

Les Échos - Idées et débats, jeudi, 22 novembre 2007
De plus en plus chatoyants, les paravents chinois semblent désormais nous préserver des vents mauvais venus du ralentissement de l'économie américaine, limiter les dérives de la Corée du Nord ou de la Birmanie. Ils masquent aussi une bonne part d'ombres, anciennes ou nouvelles.

Le prochain Mozart sera chinois... Si l'on en croit les calculs de probabilités, il est de fait possible que le prochain génie de la musique nous vienne de l'empire du Milieu et de ses 1,3 milliard d'habitants. Et pourquoi pas le prochain Einstein ? L'hypothèse d'une révolution musicale ou scientifique venue d'Asie tient encore de l'irréel statistique. Elle conforte pourtant les fantasmes nés d'une cascade bien tangible de chiffres plus impressionnants les uns que les autres : PetroChina détrônant Exxon en tête des capitalisations mondiales, une croissance de plus de 11 % que rien ne semble devoir arrêter, un réservoir de main-d'oeuvre et de consommateurs sans égal, une force de frappe monétaire de 1.400 milliards de dollars suffisante pour s'offrir les plus beaux fleurons de la terre... De plus en plus chatoyants, les paravents chinois semblent désormais nous préserver des vents mauvais venus du ralentissement de l'économie américaine, limiter les dérives de la Corée du Nord ou de la Birmanie. Ils masquent aussi une bonne part d'ombres, anciennes ou nouvelles.

La scène politique en donne un exemple sans pareil. Le 17e congrès du Parti communiste était censé, fin octobre, consacrer le président Hu Jintao, imposer un dauphin et ouvrir les portes du pouvoir aux « quinquas » anglophones ouverts au grand large du capitalisme mondial. Pari à demi gagné ou perdu, au choix. Car, si Hu Jintao s'est débarrassé des affidés les plus encombrants de son prédécesseur, Jian Zemin, il n'a pu faire admettre Li Keqiang comme successeur désigné, et, surtout, il devra compter avec les « princes régionaux » qui lui mèneront la vie dure si des réformes mettaient à mal des intérêts parfois très personnels. En revanche, comme l'a souligné Willy Lam, un fin connaisseur des arcanes politiques chinois, si 29 hommes d'affaires sont entrés au comité central, « pas un ouvrier, pas un paysan » n'en a franchi les portes. Les promesses du président Hu de mettre « le peuple au premier rang » de ses priorités seraient-elles aussi fallacieuses que son ode à la démocratie, citée... 60 fois durant son discours d'ouverture du congrès ?

Lors du symposium sur le monde chinois réunissant à Hong Kong tout ce que la France compte d'acteurs impliqués dans la région, ministres, ambassadeurs, chefs de missions économiques, chambres de commerce, conseillers du commerce extérieur, tous les participants l'ont confirmé. S'il évolue, le parti peine à suivre le chambardement qu'implique l'essor économique chinois. Certes, les 10 millions de chefs d'entreprises privées ont, dans leur majorité, accepté de rejoindre les rangs du parti. Un mariage de convenance si l'on en juge par leur unique représentant au comité central alors que la nouvelle aristocratie du PC réunit le gotha du secteur public, de PetroChina à China Telecom. Les mauvaises langues ne manquent pas de rappeler qu'à elles seules 160 grandes entreprises, où se pratique un népotisme croissant, représentent des avoirs évalués à 1.600milliards de dollars. Leurs bénéfices ont représenté plus de 93 milliards de dollars l'an dernier. Certes, ces chiffres valent ce que valent leurs comptes opaques. Mais ils donnent une idée de l'importance des jeux de pouvoir et d'argent qui passent par leurs réseaux.

Il serait pourtant faux d'en conclure que la modernisation de la Chine n'est qu'un théâtre d'ombres. A l'abri de paravents indéchiffrables pour nombre d'Occidentaux, le débat politique est bel et bien ouvert. Sur la façon de gérer les inégalités nées de la prospérité des provinces côtières et qui gagnent, de proche en proche, les immenses villes champignons. Sur la corruption aussi, impossible à masquer en ces temps d'Internet, sur la santé, l'éducation. Et bien sûr, en cette veille de JO de 2008, sur la sauvegarde de l'environnement, un mot d'ordre qui résonne désormais dans tout le pays.

Les excellents experts dont dispose la Chine testent, au sein de « think tank » réputés, des hypothèses longtemps incongrues. Ainsi de l'urgence de la mise en place d'un filet de sécurité sociale pour calmer l'amertume des oubliés de la croissance. Et redonner confiance à des consommateurs contraints de surépargner pour assurer leur santé, l'éducation des enfants, leurs retraites. Cette approche pourrait constituer une réponse aux deux casse-tête de Pékin : mettre en place une société plus « harmonieuse », moins déséquilibrée et moins lourde de menaces sociales et politiques ; dépasser la polémique sur la réévaluation du yuan en cherchant une voie dépendant moins des exportations et plus de la consommation interne.

Las. En cette période d'accélération des horloges économiques, les temps restent lents entre la réflexion et l'action au sein de ce pays multimillénaire. Si un gourou de Hong Kong a pu en faire frémir plus d'un en appelant à jouer un yuan qui « doublera, voire triplera dans les années à venir face au dollar », des financiers commencent à s'inquiéter de voir Pékin régler à sa façon le ballet des introductions en Bourse pour favoriser un rééquilibrage en faveur de Shanghai ou de Shengzen. A l'encontre du laisser-faire qui a fait la célébrité de l'ancienne colonie britannique.

Se concentrer sur les seuls maux que cachent les paravents chinois serait pourtant de courte vue. Un retour sur image tend à le prouver. Comme le rappelait le président du comité national des conseillers du commerce extérieur Bruno Durieux, le premier « Monde chinois » organisé il y a quinze ans faisait la part belle aux « Dragons » qu'étaient alors Singapour et Taïwan, la croissance d'une Chine qui s'éveillait grâce à Deng Xiaoping étant jugée alors « artificielle ». Les participants au symposium suivant prédisaient une « explosion sociale ». Il y a quatre ans, la tendance était à l'inquiétude sur la façon dont l'ogre chinois allait dévorer le monde. Cette fois, le maître mot a plutôt été d'apprendre à « jouer avec la Chine ». Tout un programme.

Car, comme l'a souligné l'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, tout dépendra des choix de Pékin pour s'insérer sur la scène internationale comme une puissance « dure » ou « douce », de sa volonté ou de sa capacité à intégrer ses nouveaux droits et ses nouvelles responsabilités. Mais aussi de l'idée que se font les autres de son avènement. Menace ou opportunité ? Client ou concurrent, partenaire à part entière ou allié occasionnel ? Une seule chose est sûre. La fin du monopole occidental a sonné. Une nouvelle aventure commence où chacun doit se faire respecter de l'autre. A commencer par les Européens, encore bien discrets et désarçonnés pour y parvenir.

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Françoise Crouïgneau est rédactrice en chef international des "Échos"