Pékin-Sydney, le boom en boomerang
Le leader de l'opposition australienne, Kevin Rudd, parle mandarin couramment, et il le fait savoir. Si son parti, le Labor, remporte les élections législatives le 24 novembre, comme le laissent prévoir les sondages, « il sera le premier dirigeant du monde occidental à parler chinois », relève fièrement Allan Gyngell, directeur du Lowy Institute, vénérable think tank à Sydney. Kevin Rudd a été jeune diplomate à Pékin, Kevin Rudd a un gendre chinois-australien, Kevin Rudd ne donne pratiquement pas d'interview pendant la campagne mais en a accordé une de quarante minutes, en mandarin, à CCTV, la télévision chinoise. En marge du sommet de l'APEC, le Forum de coopération économique Asie-Pacifique réuni en septembre à Sydney, il s'était entretenu en chinois avec le président Hu Jintao, si content qu'il a invité toute la famille Rudd aux JO de Pékin.
Jeudi 15 novembre, au cours d'un débat électoral à Canberra entre le ministre des affaires étrangères, Alexander Downer, et son adversaire du cabinet fantôme, Robert McClelland, un journaliste a demandé à M. Downer : « Lorsque Kevin Rudd a dit à l'APEC qu'il parlait chinois, vous avez dit, et alors, moi je parle français. Mais on ne vous a jamais entendu parler français. Pourriez-vous nous dire en français ce que représente l'Euro pe pour vous ? » Tout le monde a pouffé, Alexander Downer s'est fait un peu prier mais a fini par s'exécuter - brièvement. Puis M. McClelland a pris la parole, en australien, pour dire qu'il ne parlait pas le mandarin, mais qu'il « en avait mangé une ou deux ». Ici, down under, tout en bas du monde, les moeurs électorales peuvent parfois être étonnantes, mais qu'on ne s'y trompe pas : derrière les bons mots et « la frime », comme dit M. Downer en parlant des langues étrangères, c'est bien le géant chinois qui compte. S'il a peu été question du rôle de la Chine pendant cette campagne, c'est parce que, à droite comme à gauche, tout le monde est d'accord : l'ascension de la Chine a transformé l'Australie et personne ici ne saurait s'en plaindre.
Il y a, d'abord, la face visible de la Chine, le nombre sans cesse croissant d'immigrés chinois qui s'installent en Australie. Le premier ministre libéral, John Howard, en sait quelque chose; le redécoupage de sa circonscription de Bennelong, près de Sydney, l'a contraint à intégrer des quartiers métamorphosés ces dernières années par les Chinois et les Coréens. Dans sa permanence électorale, au rez-de-chaussée d'une galerie commerciale, une mamie accueillante et dévouée se laisse aller à regretter que les candidats à l'immigration anglais ou écossais n'aient plus la priorité. « Ce sont quand même eux qui ont fondé ce pays, vous voyez ce que je veux dire ! » Mais les temps changent, et, au plafond, au-dessus des photos du candidat, ce sont des petites lanternes chinoises rouges qui ont été accrochées, avec « John Howard » écrit en anglais et en mandarin.
Et puis il y a la face cachée de l'impact de la Chine, ce que l'économiste John Edwards, de la banque HSBC, a baptisé « le boom tranquille », une ère de prospérité ouverte il y a seize ans par des réformes économiques structurelles puis relayée par le moteur chinois. Pour assouvir ses besoins en infrastructures et soutenir son industrialisation, la Chine a besoin d'acier. Beaucoup d'acier. L'acier se fabrique avec du minerai de fer et du coke. Justement, l'Australie en regorge. A elle seule, l'Australie occidentale fournit par exemple 40 % des importations chinoises de minerai de fer. La mondialisation va comme un gant à l'économie australienne. Economie de matières premières et de services, elle a bénéficié de la baisse des prix des produits manufacturés et de la hausse des prix des matières premières. Les exportations de produits australiens vers la Chine ont triplé au début des années 2000; dès 2005, la Chine avait supplanté les Etats-Unis comme deuxième marché d'exportation de l'Australie, après le Japon. Aujourd'hui, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l'Australie. C'est un tournant majeur.
Non content d'être « tranquille », le boom australien promet d'être un « long boom ». Un rapport de la banque centrale australienne tout juste rendu public prévoit que la croissance chinoise va continuer à entraîner l'économie australienne pendant encore plusieurs années, en dépit de la crise financière américaine. Les prix du minerai de fer, escompte la banque, devraient augmenter de 30 % l'an prochain, accompagnés par une hausse substantielle de ceux du charbon.
Les implications de cette dynamique chinoise vont au-delà des relations commerciales. Loyale alliée des Etats-Unis, qu'elle accompagne en Irak, solide partenaire du Japon, l'Australie doit manoeuvrer finement et le premier ministre Howard se targue d'avoir réussi à imposer, depuis onze ans, une politique étrangère « dualiste » - fidélité aux Etats-Unis, ouverture avec la Chine. L'absence de grosse industrie manufacturière a permis à l'Australie d'éviter les drames des délocalisations et l'ascension de la Chine n'y suscite, du coup, aucun ressentiment social. Les élites de Canberra, toutes tendances confondues, ont su aussi éviter la charge idéologique qui marque les relations entre Washington et Pékin. « Il y a, simplement, un consensus sur la nécessité de travailler avec la Chine, qui est reconnue comme centrale », affirme Graeme Dobell, commentateur à la radio ABC. Mais surtout, les analystes australiens relèvent une tendance au découplage de l'économie chinoise par rapport aux Etats-Unis, dont elle est moins dépendante. La Chine, disent-ils, a maintenant ses propres moteurs de croissance, et l'Europe a dépassé les Etats-Unis comme premier marché pour les exportations chinoises. Ce qui veut dire que même si l'économie américaine ralentit, la Chine continuera. Et, dans son sillage, l'Australie aussi. L'Australie est-elle en Asie ? Bientôt, l'éternelle question ne se posera plus.
Sylvie Kauffmann
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