Ce n'est pas un métier simple de surveiller une ville comme Pékin, ni même de l'observer. Frank Palmer est photographe à grande échelle. A la manière d'un Yann Arthus-Bertrand qui regarde le monde de haut, ou d'un Andreas Gursky qui nous le montre en large, Palmer s'est spécialisé dans la construction XXL : les plus hauts ponts du monde, les plus hautes tours, les plus délirantes... et Pékin, théâtre du plus grand chantier de l'histoire, en prévision des Jeux olympiques 2008.
Dans son objectif, parfois hissé au sommet d'une grue ou dans un hélicoptère, il a regardé surgir ces ouvrages d'art marqués du sceau de la démesure. Dernier en date : le nouveau terminal de l'aéroport de la capitale chinoise, construit par le Britannique Norman Foster, qui a accueilli son premier vol-test international le 29 février. Décrit comme le plus grand au monde, le nouveau bâtiment, composé de deux grandes ailes symétriques, se présente comme la projection au sol d'un immense oiseau de proie, un superbe phénix qui se serait crashé en douceur. Sa structure est exceptionnelle d'intelligence, de fluidité, d'élégance constructive.
Dans ce bâtiment doté des technologies les plus avancées, la peinture a été passée à la main, raconte, désolé, un responsable technique de l'Agence Foster, encore sous le choc de la vue des 40 000 ouvriers qui travaillaient simultanément sur le site, sans pistolet ni machine à pression. C'est l'un des grands paradoxes de la Chine : la perpétuation à grande échelle de gestes partagés depuis des millénaires par une main-d'oeuvre innombrable et changeante.
Les chantiers de Pékin occuperaient la moitié des mingongs, ces travailleurs migrants estimés à 4 millions ; soit 2 millions de personnes occupées à redessiner la capitale. Ils viennent pour la plupart des campagnes, dépourvus de papiers, sans droits réels, ni contrats, et ils estiment avoir sur ces chantiers une vie " relativement " plus heureuse. On ne compte pourtant pas les accidents, ni les morts, sauf découverte fortuite par la presse. A la différence des protestations qui commencent à se faire entendre chez les habitants déplacés des villes - parole qui n'est jamais sans risque -, il est rare que la loi du silence soit brisée sur les chantiers.
Les mingongs se nourrissent de légumes ou de riz, se partagent par dizaines des baraques assez pestilentielles mais, avec un sens paradoxal de l'hospitalité, ils sourient aux visiteurs coiffés de casques d'emprunt aux couleurs des entreprises étrangères. Ils ne sont pas très loquaces, leur manière de parler, c'est de vous inviter à boire un verre d'eau chaude entre les lits à étages des baraques devant une télé crachotante. En même temps, il leur arrive d'exprimer une véritable fierté. D'autant plus grande que leur chantier est prestigieux.
Chaque corps de profession vient d'une ville ou d'une région et parle le même dialecte, presque le même langage corporel : la grâce, lorsqu'ils sont affectés aux travaux du ciel, une fatigue hirsute lorsqu'ils étendent à la pelle le béton dans les sous-sols.
Les mingongs ne datent pas d'hier, mais ils se sont multipliés et ils sont aujourd'hui au service d'une architecture futuriste. Sur les chantiers, les techniques rappellent parfois celles de la construction traditionnelle, mais appliquée à l'échelle des gratte-ciel, un capharnaüm assez proche d'une plage de Normandie au lendemain du Jour le plus long : ferrailles et blocs de béton jambes en l'air, trous surprises, poutres, planches, clous rouillés et plaques de contreplaqué aux fonctions oubliées.
Tout a changé d'échelle à Pékin, même si, comme dit Liu, un professeur de Tsinghua qui n'est pratiquement jamais sorti du quartier des universités, " Pékin n'est qu'une poussière de Chine ".
Peu de temps avant le nouveau terminal de l'aéroport, c'est la livraison d'un autre édifice qui a fait la fierté du pays, moins par son gigantisme que par sa plastique : le Centre de natation, surnommé le " cube d'eau ". Dessiné par l'agence australienne PTW, avec le Chinois Zheng Fang, directeur du China Construction Design International (CCDI), voilà un édifice inhabituel par sa structure, un revêtement de bulles plastiques gonflées d'air, qui peut sembler un peu éphémère et fragile et dont Zheng Fang loue en premier lieu la durabilité : " Il est là pour cent ans au moins ", ce qui en chinois simplifié peut se traduire ainsi : il n'est pas là pour l'éternité.
Tout à côté du Centre de natation, le parc olympique, vaste espace vert situé au nord de la ville, héberge les principaux équipements olympiques. Leur architecture est souvent plus banale, mais un chef-d'oeuvre domine l'ensemble : le Grand Stade, le " Nid d'oiseau " de 91 000 places imaginé par le tandem suisse Herzog et de Meuron, associé à plusieurs architectes chinois et à l'artiste Ai Weiwei.
Tandis que s'activent encore peintres et plâtriers, les représentants des architectes s'arrachent calmement les cheveux en conduisant la visite. Ils ont été formés à la prestigieuse université de Tsinghua, se sont perfectionnés en Suisse et savent donc dominer leur passion. Pas simple : Herzog et de Meuron, qui n'ont pas la passion de Foster pour les matières lisses, ont obtenu que les murs pleins de l'édifice soient peints à la main du plus beau rouge impérial. Un travail de fourmis, un travail de titans.
Les officiels pékinois préféreraient du brillant, de la peinture au pistolet, ce que Foster n'a pas pu faire à l'aéroport. Ils auraient aimé quelque chose d'un peu plus " flashy ". Une fois de plus, la tradition devra-t-elle céder le pas au goût du clinquant de plus en plus présent dans la capitale ?
La peinture, en Chine, n'est pas une affaire mineure. C'est une affaire de couches (sociales) et de persévérance. C'est ce qui faisait l'unité grise de Pékin, la rouge et impériale dignité des murs de la Cité interdite tandis que le jaune ou le bleu des toits de céramique indiquait les hiérarchies dans l'ordre du pouvoir. Quand les froids seront passés, cette question fondamentale de la couleur ne restera sans doute pas secondaire pour les maîtres d'ouvrage du stade olympique.
Les détails de la vie dans cette ville qu'est le Grand Stade en voie d'achèvement feraient presque oublier le spectacle que donne en lui-même l'édifice. Ainsi, alors que les principales structures n'étaient pas encore achevées et moins encore ce qu'on appelle le second oeuvre et la " déco ", les télévisions, secondées par quelques vedettes de variétés et le gratin de la mode, ont commencé à se faire la main en prévision du grand show du mois d'août. La pose des dernières grandes arches de la couverture de métal, en 2006, a été l'occasion de rassembler les divers corps de métier, chacun ayant adopté la tenue colorée de son entreprise. Au programme, un défilé de stars ou demi-stars de la télé. Applaudissements tranquilles, joies réelles mais dépourvues d'enthousiasme...
Et pendant ce temps, dans les corridors conduisant de l'arène centrale à l'entrée du monument, boueux à souhait, dégoulinants encore de l'eau de bétons fraîchement coulés, des groupes de pin-up déjantées et sublimes, maquillées comme des palanquins, fumaient clope sur clope en attendant on ne sait quel signe de départ ou d'arrivée. Si les banches à béton ne sont pas étanches, les catégories sociales ainsi dessinées apparaissent infranchissables.
Les chantiers olympiques ont bénéficié de l'expérience de Paul Andreu pendant la construction du Grand Théâtre national (l'Opéra), opération au long cours qui s'est étalée de 2003 à 2008. Il avait fallu faire venir la plus grande grue d'Allemagne, première du genre en Chine. La grue tentaculaire était alors entourée par des dizaines de milliers d'ouvriers au moment les plus intenses de la construction, comme si toutes les machines, tous les outils de taille intermédiaire restaient inconcevables.
Les soudeurs acrobates grimpaient déjà sans filet entre les poutres de la voûte, parfois en gardant leur harnais enroulé sur l'épaule pour assembler à plusieurs dizaines de mètres de haut les pièces d'un puzzle flamboyant dans la nuit. La grue a rejoint depuis le terrain du Grand Stade pour s'y multiplier par scissiparité. Et le spectacle se renouvelle sur chaque nouveau chantier d'envergure nationale.
Pékin, plus grand chantier de l'histoire, progresse à pas de géant, mais plus on se rapproche de la date des Jeux (du 8 au 24 août), plus la nervosité des représentants de l'ordre public devient perceptible. Les habitants, tout comme les photographes, touristes et professionnels, redoutent par-dessus tout les milices payées (mal) par les promoteurs ou les entreprises. Les alentours du grand chantier de Qianmen, au sud de la place Tiananmen et à proximité du désert engendré par l'éclosion de l'Opéra, sont à cet égard parmi les plus périlleux, même s'ils sont aussi les plus observés par les défenseurs accablés de ce qui reste du vieux Pékin.
Alors que Shanghaï a retrouvé sa maturité culturelle et décidé de protéger quelque 20 km2 des plus beaux quartiers de la ville, les autorités de Pékin n'ont pas pris grand soin des vieux quartiers de la capitale. En mai 2006, le ministre de la culture Sun Jiazheng avait publiquement regretté les destructions dans ce qui restait du vieux Pékin, sans parvenir à freiner l'avancée des bulldozers. Ce n'est que très récemment qu'il a été décidé de stopper des opérations de grande ampleur, à Qianmen comme à Shishahai, au coeur de la ville tartare.
La querelle des anciens et des modernes fait rage dans les coulisses. La reconstruction " à l'identique " du Pékin disparu sera-t-elle le chantier prioritaire de l'après-2008 ?
Frédéric Edelmann
© 2008 SA Le Monde. Tous droits réservés.
PHOTO : Le Grand Stade de Pékin, plus connu sous le nom de "nid d'oiseau", le 6 mars 2008. Ng Han Guan / AP
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire