Mao avait érigé cette bourgade en modèle. Aujourd'hui, elle aimerait attirer les touristes.
Le vieux héros révolutionnaire dort, les bras en coussin sur son étal de biographies de Mao. Mme Lei, 78 ans, tricote des pantoufles devant une rangée de bustes du Grand Timonier en similibronze. Mme Jia, jeunesse d'une soixantaine d'années, enclenche un CD de la Révolution culturelle, volume au maximum, dès qu'apparaît une tête nouvelle à l'entrée du village. Personne ne s'arrête, elle coupe le son. Dans la journée, c'est à peine si elle vend quelques petits drapeaux rouges étoilés. Le reste, les histoires de la révolution, les hagiographies et les statues des anciens dirigeants, «ça n'intéresse plus beaucoup». La boutique de Mme Jia est ouverte jusqu'à 20 heures. L'heure réglementaire à laquelle Mme Lei pose ses aiguilles, et à laquelle le héros du communisme replie son parasol Coca-Cola et sa charrette de souvenirs fabriqués à Canton. Dazhai, village classé «base majeure du patriotisme» en 1996 par le bureau du tourisme de la province du Shanxi, s'endort jusqu'au lendemain matin à 8 heures.
Inondations. Dazhai a connu des jours glorieux, historiques. «Etudiez Dazhai», avait ordonné Mao dans une directive suprême, en 1964. Ce bourg de 300 paysans qui n'en demandaient pas tant devint subitement le «premier village de Chine», modèle du collectivisme appliqué à l'agriculture. Son chef, Chen Yonggui, fut hissé au rang de héros national pour avoir sauvé la récolte de l'année 1963, lors d'inondations particulièrement ravageuses. Chen avait refusé toute aide extérieure, lançant le mot d'ordre qui fit sa gloire : «Comptons sur nos propres forces». Les dures années qui suivirent servirent d'exemple à la nation entière : «Pendant trois ans, on a travaillé le jour dans les champs, et la nuit à reconstruire le village. De 10 à 70 ans, tous les habitants étaient obligés de s'y mettre», raconte Mme Lei, la tricoteuse de pantoufles.
Ces efforts firent de Dazhai la référence des communes populaires. Mme Lei admet que ce fut «très dur». Mais ajoute aussitôt qu'elle est «très fière» et aussi très satisfaite de sa retraite mensuelle de 200 yuans (19 euros). Jia Xiu Lan, 13 ans lors de l'inondation, raconte une histoire usée jusqu'à la corde. Trois minutes chrono : «On était 23 enfants, toutes des filles. Aucune d'entre nous n'a voulu abandonner les parents qui travaillaient jour et nuit, on les a aidés même l'hiver, par moins 23 degrés. Cela nous a valu notre surnom, les "Femmes de fer"».
L'histoire édifiante de Dazhai a surtout servi au chef Chen, meneur du combat de 1963. Sans jamais quitter le foulard noué derrière les oreilles des paysans du Shanxi, il fit une carrière inespérée, jusqu'à devenir vice-ministre et membre du bureau politique du comité central du Parti. «Il avait appris à lire et écrire en trois mois à l'école du Parti du Pékin», explique à qui veut bien le croire son fils aîné, gardien de la chaumière troglodyte du héros, un pin's Mao au revers du veston. Le village regorge de photos du bon chef au sourire édenté, serrant la main «aux dirigeants du monde entier» et surtout des pays frères, invités dans les années 60 et 70. Dazhai, ses terrasses creusées à la pioche dans la montagne, son système d'irrigation, son habitat collectif, fut une étape obligatoire des «amis étrangers» et des cadres du Parti pendant la Révolution culturelle. «Dix millions de visiteurs venus étudier l'esprit de Dazhai», résume l'agence officielle Chine Nouvelle.
Hôtel du peuple. Mao n'y a jamais mis les pieds. Mais sa dernière épouse, la redoutable Jiang Qing de la «Bande des quatre», y a été photographiée pendant la Révolution culturelle, creusant une tranchée «contre les attaques militaires». Les chambres de Zhou Enlai et de Deng Xiaoping sont immortalisées dans la poussière du vieil Hôtel du peuple. Le chef au foulard a droit à une statue de 7,2 mètres (il est mort d'un cancer du poumon à 72 ans) sur 3,8 (il a passé trente-huit ans au Parti) sur la montagne de la Tête de tigre; 72 marches partent d'un musée à sa gloire jusqu'au mausolée qui abrite ses cendres. Il a été construit lors de la renaissance économique du village, après des années 80 difficiles.
La mort de Mao, en 1976, et la fin de la Révolution Culturelle ont signé le déclin de la gloire de Dazhai. Le village fut taxé de «gauchiste», autant dire d'arriéré, dans une Chine en marche vers «l'économie de marché à caractéristiques chinoises», laissé pour compte dans «la politique de réformes et d'ouverture» lancée par Deng Xiaoping. Il fallut l'ambition de Guo Fenglian, secrétaire du parti local, femme d'affaires prospère et ancienne Femme de fer, pour remettre Dazhai sur les rails du succès dans les années 90. Le village lui doit sa reconversion à l'économie de marché socialiste et son classement en pôle touristique.
Les terrasses de maïs ont été «rendues à la forêt», comme explique la responsable du comité de village, et les réservoirs hydrauliques performants transformés en mares à nénuphars. Aujourd'hui, il n'y a presque plus de paysans. Les héros vieillissants et leurs enfants vivent du tourisme rouge. A l'entrée du village, un discours gravé sur un mur résume soixante ans de communisme à travers «le peuple de Dazhai», qui a toujours «écouté les paroles des dirigeants» et s'est «dirigé vers la victoire». Et n'a jamais compté que sur «ses propres forces», du temps de l'Orient rouge comme celui de l'économie de marché.
© 2008 SA Libération. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire