Dans le Jura, l'industrie lunetière traditionnelle oppose tant bien que mal son savoir-faire à la concurrence chinoise.
"C'est un travail très fin. Il ne faut surtout pas déborder. " Seringue de laque en main, pédale distributrice de peinture sous le pied, Marie s'applique à donner aux lunettes qui sortent des ateliers Jecor, à Morez, dans le Jura, la patte made in France qui fait leur différence. Laqueuse depuis vingt-cinq ans dans l'industrie lunetière morézienne, Marie, 41 ans, a eu entre ses mains habiles des centaines de milliers de paires de lunettes. Concentrée, elle dépose à l'aide d'une aiguille de minuscules gouttes de laque couleur argentée sur les branches. Fabienne, sa collègue, réalise avec la même précision et le même soin de petites fleurs dorées sur un modèle chocolat. " Il faut être minutieux et patient. C'est un métier qui ne peut pas être fait par une machine ", explique, avec une pointe de fierté, Marie. " Si les entreprises délocalisent, notre métier disparaît. En Chine, les laqueuses n'existent pas ", ajoute l'ouvrière, qui, comme beaucoup, a acquis sa technique " sur le tas "... dans des entreprises aujourd'hui disparues.
L'innovation technique et la valorisation des savoir-faire locaux, synonymes de qualité, ont sauvé une partie des industriels de la lunette. Deux particularités qui, selon un élu morézien, constituent " un ticket d'entrée sur les marchés, y compris pour le Sud-Est asiatique ". Les ateliers Jecor, en contrebas de Morez, au pied des montagnes, se sont fait une spécialité du traitement de surface. Les montures métalliques brutes en ressortent métamorphosées : classiques, d'une seule couleur, ou extravagantes, fluo à l'intérieur, mauve à l'extérieur, unies, bicolores ou tricolores, toutes sont peintes à la main. " Chaque mois, 55 000 pièces sortent de notre atelier. Toutes ont une valeur ajoutée ", se félicite le PDG de Jecor, Cyrille Cottez. Un art qui permet à l'entreprise de prospérer et de voir son chiffre d'affaires - plus de 3 millions d'euros - croître.
Retour de Chine
Le savoir-faire morézien, c'est aussi ce qui a poussé Daniel Arnaud et Jérôme Colin à créer en 1992 la société Oxibis, implantée à Morbier, à quelques kilomètres de Morez. A l'époque, le pari est osé, la tendance étant à la délocalisation. Mais les associés y croient et le marché leur donne rapidement raison. L'entreprise, qui emploie 60 personnes, produit aujourd'hui 400 000 paires de lunettes par an, pour un chiffre d'affaires de 24 millions d'euros, et travaille avec une vingtaine de sous-traitants, tous situés dans un rayon de 15 km. Soit plus de 120 emplois induits.
" Nous ne sommes pas les seuls à maintenir la filière lunetière, mais nous y participons ", sourit Daniel Arnaud. La jeune société a fait du made in France son label. " Ce sont des produits de plus en plus appréciés, constate l'ancien opticien. Les clients ont besoin de valoriser leur achat, d'être sécurisés, de savoir qu'il y a un service après-vente derrière. " Des qualités qu'offre la production française, haut de gamme, et qui séduisent les consommateurs, malgré des prix plus élevés. Les lunettes 100 % jurassiennes d'Oxibis se vendent en magasin de 130 à 400 . Un coût qui s'explique en grande partie par la production en local : une paire de lunettes jurassienne revient au moins à 30 pièce, soit deux fois plus cher qu'une production chinoise. " Il y a une vraie pression de la part des grands distributeurs pour que les coûts soient réduits. Ça pousse à la délocalisation ", poursuit le chef d'entreprise. Face à une concurrence chinoise omniprésente sur les marchés, difficile d'être serein.
" Le secteur est fragile, reconnaît Daniel Arnaud. Je ne peux pas me dire : dans dix ans, je fais encore du made in France. Si les entreprises disparaissent, les savoir-faire aussi. J'ai peur, un jour, de devoir partir à l'étranger parce qu'il n'y aura plus de producteurs ici ", ajoute-t-il, rappelant qu'en quelques décennies le nombre d'employés du secteur lunetier a fortement diminué dans le bassin, passant de 8 000 dans les années 80 à 3 200 aujourd'hui. Mais, ajoute Daniel Arnaud, avec l'aventure Oxibis, " nous prouvons qu'on peut continuer à travailler en France ". Ce modèle économique français, aussi appelé " capitalisme solidaire ", a séduit les opticiens Atol. " En 2003, nous voulions faire fabriquer une de nos collections dans la vallée de Morez ", se souvient Philippe Peyrard, directeur général délégué de la marque. Les entreprises moréziennes n'avaient alors pas répondu positivement, contraignant Atol à partir en Chine. Une délocalisation de courte durée puisque, deux ans plus tard, l'opticien passe un accord avec Oxibis et rapatrie sa collection " Ushuaïa " à Morbier.
Cette relocalisation a aussi un coût : " Sur les trois dernières années, nous estimons que le manque à gagner s'élève à 500 000 par an " pour 50 000 paires produites localement, à Morbier et aussi à Oyonnax, dans l'Ain. " La rentabilité va arriver progressivement ", espère Philippe Peyrard, qui se réjouit du succès annoncé de la dernière collection " Ushuaïa ", portée à l'écran par sa nouvelle égérie, Adriana Karembeu.
Dans la vallée morézienne, beaucoup n'y voient qu'un coup de pub, les quantités commandées restant faibles. Atol y croit et veut démontrer qu'il existe " une alternative économiquement profitable et éthiquement préférable à la délocalisation et à la destruction des valeurs et des emplois ". Une démarche citoyenne d'" économie responsable " que l'opticien tente de promouvoir au sein d'un Comité des entrepreneurs pour un développement responsable de l'économie (Cedre), créé en janvier 2008, qui entend démontrer que " ne plus fabriquer en France est une hérésie ".
PHOTO - "Le vieux Chiang voit-il la vie en rose ? pas sûr..." Wally Santana/AP
© 2008 Marianne. Tous droits réservés.
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