Le jeune moine s'est approché, a mis un doigt sur ses lèvres et fait signe de le suivre. Quelque part dans l'immense monastère d'Aba, ville située dans une " préfecture autonome tibétaine " de la province du Sichuan, il entre dans sa cellule glacée. Sur l'un des murs trône, en évidence, la photo interdite d'un homme au sourire paisible qui a échappé aux fouilles policières, en mars, durant les violentes manifestations pendant lesquelles au moins huit personnes ont été tuées par les forces paramilitaires chinoises, dans la foulée des émeutes de Lhassa : c'est la photo du dalaï-lama. Le moine désigne le chef de l'Eglise tibétaine et fait le geste de l'embrasser du bout des doigts. " Sa Sainteté est si seule pour gérer tant de problèmes ", soupire-t-il...
Bête noire du pouvoir chinois - sa propagande le qualifie de " loup en robe de moine " -, le dalaï-lama reste l'objet d'une vénération sans faille au Tibet et dans les districts ou préfectures à majorité tibétaine des provinces avoisinantes. Invisibles souvent, parfois cachées dans une pièce reculée d'un monastère ou apposées au mur d'un salon discret des résidences, ses photos témoignent de l'objet d'un culte obstiné de son peuple et soulignent la pertinence du mot tibétain pour le désigner : Kundun, " présence "...
Tout au long d'un voyage de huit jours, fin novembre, dans les provinces du Sichuan et du Gansu, frontalières de la " Région autonome du Tibet ", il est aisé de constater à quel point la " démonisation " de Tenzin Gyatso, 73 ans, émanation terrestre de Cherenzi et 14e dalaï-lama, n'a eu aucun effet sur le comportement des Tibétains à son égard.
Même si les moines doivent se plier parfois quotidiennement à des séances d'" éducation patriotique " au cours desquelles les responsables des " groupes de travail " enjoignent aux religieux de renoncer à leur allégeance au dalaï-lama, la propagande semble avoir eu les effets inverses du but escompté : plus Pékin tente de désacraliser l'" Océan de sagesse ", plus les Tibétains le révèrent tel l'ultime refuge de leur frustration, cinquante-sept ans après la " libération pacifique " du Tibet par les troupes de l'Armée populaire de libération chinoise. En 1980, lors d'une visite au Tibet d'une délégation envoyée par le dalaï-lama lors d'une période d'assouplissement politique en Chine, les autorités avaient écourté la mission tant l'accueil que lui avaient réservé les Tibétains était enthousiaste...
Le charisme du chef du " gouvernement en exil " tibétain, qui réside en Inde depuis sa fuite précipitée du Tibet, il y a presque cinquante ans, est la hantise du gouvernement chinois, pour lequel le dalaï-lama est l'objet d'une sorte de culte inversé, fruit d'une obsession tenace. Sans doute parce que le Tibet est pour le gouvernement de Pékin et la population chinoise han une sorte d'Alsace-Lorraine intouchable. Toute remise en question de l'appartenance du Tibet à la Chine est taboue.
Le geste de colère sans précédent des dirigeants chinois, qui viennent de faire savoir qu'ils ne participeraient pas au sommet Union européenne-Chine qui devait se tenir le 1er décembre à Lyon, est la manifestation extrême du courroux pékinois après l'annonce par Nicolas Sarkozy qu'il rencontrerait le dalaï-lama en Pologne le 6 décembre. La hiérarchie suprême du pouvoir chinois a désormais perdu toute confiance dans le président français, qui a annoncé sans les avoir prévenus sa prochaine rencontre avec le chef spirituel tibétain, à Gdansk, à l'occasion du 25e anniversaire de l'attribution du prix Nobel de la paix à Lech Walesa.
MESSAGE LIMPIDE
Depuis le début de la crise entre Pékin et l'Union européenne, les Chinois font pression pour que Nicolas Sarkozy renonce à sa rencontre avec le dalaï-lama, lui aussi lauréat du prix Nobel de la paix en 1989. Le chef de l'Etat avait choisi de ne pas s'entretenir avec le leader tibétain lors de son passage en France, en août, pour ne pas heurter la sensibilité chinoise en période olympique mais, cette fois, il en va différemment : la diplomatie française tente d'expliquer aux responsables chinois que M. Sarkozy avait fait un geste à l'époque, mais ne peut se permettre d'être l'un des seuls dirigeants d'un grand pays européens à ne pas avoir rencontré le dalaï-lama.
" En Chine, nous avons un proverbe : "Celui qui cause le problème est celui qui doit résoudre le problème" ", a lancé, mercredi, aux journalistes, le porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères, Qin Gang. Le message est limpide : si Paris veut mettre fin à la crise, le président de la République doit renoncer à son entretien avec le dalaï-lama qui a rencontré, jeudi 4 décembre à Bruxelles, les parlementaires européens après s'être entretenu avec le premier ministre belge, Yves Leterme !
Le dalaï-lama, pour sa part, est un homme pressé et sait que le temps joue contre lui : il a indiqué récemment que sa prochaine réincarnation pourrait être trouvée de son vivant en Inde, terre de l'exil tibétain, bousculant ainsi des traditions millénaires. Au monastère de la petite ville de Langmusi, situé à la frontière entre les provinces du Gansu et du Sichuan, un moine affiche sans complexe des positions très modérées à l'égard de la Chine : " Manifester violemment notre opposition à la politique de Pékin ne sert à rien. Et si les Chinois décident de choisir au Tibet leur propre réincarnation du dalaï-lama, qu'y pouvons-nous ?... Nous n'avons pas d'autre choix que d'obéir aux ordres du gouvernement. "
Plus au sud, dans le Sichuan, quelque part dans la vieille ville de Ganzi, théâtre de manifestations antichinoises au printemps, un notable local s'interroge sur l'avenir du Tibet. " Si je pouvais parler avec Sarkozy, explique cet homme, dont une partie de la famille vit en exil en Europe et en Inde, je ne parlerais pas de l'indépendance du Tibet. Je lui dirais juste que ce que veulent les Tibétains, c'est le retour au Tibet du dalaï-lama. Et si jamais il ne revient pas, j'irai le voir en Inde. Pour le rencontrer, je suis prêt à tout, à vendre ma maison, à mourir. " " Vous savez, s'agite-t-il soudain en secouant la tête, le dalaï-lama, c'est tout pour nous ! "
Bruno Philip
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