lundi 26 janvier 2009

REPORTAGE - Chez les migrants chinois, la colère monte - Brice Pedroletti

Le Monde - Dernière heure, samedi, 24 janvier 2009, p. 28

Shanghaï (Chine) - Consignés habituellement à la périphérie de l'organisation sociale et des préoccupations des citadins, les travailleurs migrants chinois, soit 230 millions de personnes venues des zones rurales pour être employées en ville, occupent une place centrale lorsqu'ils se déplacent en masse à l'approche du Nouvel An, le 26 janvier, pour rentrer chez eux. L'engorgement des transports et la perspective de troubles dus aux impayés de salaire - esclandres, actes de désespoir ou, craint-on, rapines à la dernière minute pour ne pas rentrer les mains vides - préoccupent d'autant plus cette année que la « rentrée », en février, promet d'être plus « chaude » dans les provinces côtières. « Vu la situation économique actuelle, cela va devenir de plus en plus difficile pour ces travailleurs migrants de trouver du travail... Il est probable que l'offre d'emplois va continuer à diminuer », a pronostiqué il y a quelques jours le maire de Shanghaï, Han Zheng, lors de la conférence de presse de clôture du congrès municipal. Il s'est ensuite épanché, chose rare, sur le sort des 4 millions de travailleurs migrants de la plus grande ville du pays : ceux-ci ont joué, a-t-il reconnu, « un rôle intégral et indispensable » dans le développement de Shanghaï. « Les retards ou les diminutions des primes du Nouvel An qui constituent une partie du salaire ne peuvent pas être tolérés à Shanghaï », a martelé le maire.

Sommées de veiller à la stabilité sociale, les municipalités annoncent déjà les grands projets pourvoyeurs d'emplois qu'elles ont prévus dans le cadre du plan de relance annoncé en novembre 2008 : selon l'agence de presse Xinhua, le Zhejiang veut investir 60 milliards de yuans (6,8 milliards d'euros) dans les infrastructures de transport. Le Jiangxi mettra dix fois plus pour « la construction d'autoroutes, d'aéroports, de chemins de fer et d'usines de traitement des eaux, capables de générer un million d'emplois ». Plusieurs gouvernements locaux font état de mesures de formation pour les migrants et d'aide à l'emploi pour les diplômés.

Le gouvernement central a débloqué 9 milliards de yuans (1,1 milliard d'euros) pour octroyer aux plus pauvres une prime de Nouvel An de 150 yuans (17 euros) pour les résidents urbains et 100 yuans pour les ruraux. Les 74 millions de personnes concernées sont pour la plupart déjà bénéficiaires du revenu minimum mensuel de soutien attribué aux plus défavorisés (182 yuans pour les urbains, 70 yuans pour les ruraux), ou déjà pris en charge par les gouvernements locaux dans leur vie quotidienne. Beaucoup sont des personnes âgées. « C'est l'équivalent du hongbao [l'enveloppe rouge] du Nouvel An, observe un journaliste chinois de Pékin. C'est le geste qui compte, on donne une petite tape sur l'épaule et on dit aux gens que ça va aller. On peut compter sur la résilience du peuple chinois, et la formidable capacité du système à absorber le mécontentement par toutes sortes de gestes. »

Pourtant, les tensions affleurent : selon le Hongkong Information Centre for Human Rights and Democracy, une ONG de Hongkong, le département de propagande du Parti communiste aurait diffusé le 15 janvier une circulaire pour interdire dans les médias et sur Internet la mention de cas de blocages des routes - une action qu'utilisent de plus en plus les travailleurs migrants en colère parce qu'ils n'ont pas été payés. Des cas ont été rapportés à Hohhot, Wuhan, Nanjing, Chengdu, Xian et à Nanning, ces derniers jours. Dans chacune de ces villes, les ouvriers de la construction, au plus bas de l'échelle, ne reçoivent qu'une toute petite partie de leur paie pendant l'année, et le solde avant le Nouvel An.

A Pékin, Li Jin Cheng, qui se présente comme un militant des droits de l'homme et un bénévole chrétien, s'occupe des pétitionnaires qui gravitent autour du Bureau des lettres et des visites, une sorte de ministère des plaintes, qui reçoit avec ses bureaux régionaux près de 10 millions de doléances par an, dans le sud de la capitale. Venus de province avec leurs requêtes, qui portent le plus souvent sur des problèmes de logement ou de terres, les pétitionnaires espèrent faire entendre leur voix en haut lieu, mais sont souvent malmenés, arrêtés et rapatriés de force, en contravention des lois chinoises, par les policiers de leurs provinces d'origine.

Depuis le début de l'année, les pétitionnaires sont plus jeunes, constate M. Li. « Il y a beaucoup plus de problèmes de terres, nous explique-t-il. On rencontre le cas de migrants qui, rentrés chez eux car ils n'avaient plus assez de travail, ont découvert que leurs terres avaient été occupées. Ils viennent à Pékin chercher une solution. » La frénésie de développement a réduit les surfaces arables à un seuil critique, et les revendications des paysans spoliés ont conduit, en 2008, le Parti à assouplir la législation autour des droits d'usage des terres - sans pour autant donner aux ruraux un réel droit de propriété individuel. Une vague de retour de migrants désoeuvrés pourrait exacerber les tensions.

« Avec la crise, plus de gens perdront leurs emplois, estime l'avocat Teng Biao, qui s'est mobilisé ces dernières années sur le sort des migrants au sein de l'organisation Gongmeng. Or, il y a déjà des problèmes dans les campagnes autour du contrôle des naissances et des terres, donc on peut s'attendre à davantage de conflits, et à une attitude plus ferme des autorités. »

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