Ils sont immobiles, comme pétrifiés. On distingue à peine le tremblement de leurs lèvres murmurant un sutra (un enseignement écrit) bouddhique. On ne voit que leur crâne, rasé. Leur front est bandé d'un foulard noir et leur robe pourpre étalée dans la poussière de la chaussée. " Les moines et les nonnes assassinés au Tibet, est-ce cela la dignité humaine ? " Ils ont tendu cette banderole pour dire leur colère muette et expliquer leurs trois jours de jeûne.
Une petite assemblée de moines tibétains grévistes de la faim psalmodiant sur les contreforts indiens de l'Himalaya, on voit mal comment la Chine pourrait s'en émouvoir. Et pourtant, ils sont là, imperturbables, au pied de la glace diaphane du pic de Dhauladhar.
C'est l'heure des commémorations à Dharamsala, la capitale du Tibet en exil. L'air est chargé, lesté de douloureux anniversaires. Il y a bientôt un an, le 14 mars 2008, des émeutes embrasaient Lhassa et remettaient le Tibet, cause sympathique en Occident bien qu'un brin oubliée des chancelleries, sur la carte du monde.
Mais il y a une autre date, plus lourde de signification. Le 10 mars 1959, il y a cinquante ans, un soulèvement à Lhassa se soldait par le départ de Tenzin Gyatso, le 14e dalaï-lama. Le chef politique et spirituel des Tibétains, alors âgé de 24 ans, prenait la fuite et, avec l'aval du gouvernement de New Delhi, installait son gouvernement en exil sur une bourgade de l'Etat de l'Himachal Pradesh dont le relief himalayen pouvait apaiser la nostalgie du Tibet quitté.
Le régime de Pékin redoute tant le télescopage de ces anniversaires qu'il a pris des mesures draconiennes et fermé la région.
L'écho de Dharamsala est assourdi par le filtre de l'exil, mais il n'en demeure pas moins une précieuse lucarne, une fenêtre sur le Tibet interdit. Il faut imaginer cette bourgade atypique, lieu baroque s'il en est. Une agglomération de logis à étages agrippés à flanc de montagnes boisées de conifères. Jadis, sa fraîcheur en avait fait un îlot de villégiature fort prisé des maîtres de l'empire britannique des Indes.
Le lieutenant gouverneur du Pendjab, David McLeod, qui commandait la garnison installée à proximité, donna même son nom - McLeod Ganj - à un village situé en surplomb de Dharamsala qui s'étale dans la vallée. C'est dans ce McLeod Ganj perché à 1 700 m que s'est installée la communauté tibétaine en exil après 1959. Du coup, la rumeur a rebaptisé McLeod Ganj " Petit Lhassa ".
Le " Petit Lhassa " n'est pas uniformément tibétain. C'est un lieu bigarré. Dans les ruelles tourmentées qui dévalent la hauteur, on croise des commerçants hindous, des moines drapés de pourpre, des Tibétaines vêtues de la chuba - la robe traditionnelle doublée d'un tablier aux stries noires, grises et marron -, des hippies occidentaux et des mendiants indiens tendant sébile. Sans compter les vaches sacrées qui reniflent les étals et les singes qui escaladent les gaines de fil électrique.
Et puis, il y a ces personnages aux destins peu ordinaires, irradiés par la souffrance, la révolte ou la bienveillance.
Palden Gyatso, un moine septuagénaire qui, bien qu'ayant été torturé dans les geôles chinoises pendant trente-trois ans (récit paru dans son autobiographie Le Feu sous la neige publiée en 1997 par Actes Sud), applique les préceptes bouddhistes de la compassion. " Les Chinois ne sont pas mauvais, dit-il, le problème vient juste de l'idéologie communiste. " La preuve, certains de ses geôliers lui ont " sauvé la vie " dans des accès d'humanité. " J'ai survécu grâce à eux ", dit le vieil homme au sourire permanent et aux yeux malicieux.
A l'autre extrême, on rencontre Lhasang Tsering, un poète et libraire aux incantations exaltées. En 1972, il renonce à des études de médecine pour rejoindre la guérilla antichinoise basée à Mustang, au Népal, que finance la CIA avant de la sacrifier sur l'autel de la normalisation sino-américaine.
Trente-cinq ans après, Lhasang Tsering n'a pas renoncé au radicalisme de sa jeunesse. Il continue de prêcher l'action directe. Car il ne souffre plus ce lancinant débat entre " violence " et " non-violence ". Pour lui, le maître mot est " autodéfense ". Et comme le Tibet est en " danger de mort ", l'" autodéfense " requiert de porter des coups au " bas ventre " de la Chine afin de précipiter sa " rupture économique et sociale ".
Mais le meilleur endroit pour s'entretenir avec les figures du " Petit Lhassa " n'est pas forcément sur les hauteurs de McLeod Ganj. La salle d'attente de l'aéroport de Dharamsala, en contrebas dans la vallée, offre une bien meilleure antichambre. Alors que le bimoteur à hélices patiente sur le tarmac, on peut reconstituer le fil des contacts sino-tibétains avec Gyalo Thondup, le frère aîné du dalaï-lama à la chevelure neigeuse. Il était de toutes les négociations après la Révolution culturelle. Il a lâché prise aujourd'hui et partage son temps entre Dharamsala et Darjeeling (Bengale-Occidental) où il réside.
On peut aussi s'enquérir des derniers coups d'éclat d'activistes avec Tenzin Tsundue, l'homme à l'éternel bandeau rouge ceint au front. L'agitateur est familier de l'escalade des balcons ou des terrasses dominant les itinéraires de dignitaires chinois en Inde ou ailleurs, qu'il perturbe en déroulant une banderole sur le " Tibet libre ".
Ce jour-là, Tenzin Tsundue s'apprête à s'envoler vers Calcutta pour une conférence. Ainsi va Dharamsala, dont le coeur n'en finit pas de battre entre l'Himalaya et le vaste monde.
Frédéric Bobin
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