mardi 3 mars 2009

Le mystérieux acheteur des bronzes chinois se dévoile

Le Figaro, no. 20090 - Le Figaro, mardi, 3 mars 2009, p. 2

Comment l'État chinois a-t-il préparé sa riposte à la vente des deux bronzes de la collection Saint Laurent-Bergé qu'il a tenté de faire interdire ? Hier, un coup de théâtre, formidablement orchestré, est venu enfler la polémique francochinoise née de l'adjudication record, à 31,4 millions d'euros, des deux têtes de rat et de lapin provenant du sac du Palais d'été de Pékin par les troupes franco-britanniques, en 1860. À l'issue de la vente, mercredi dernier, sous les caméras de nombreuses télévisions à la sortie du Grand Palais, l'avocat de l'association plaignante, soutenue par le gouvernement chinois et le Fonds du patrimoine national de Chine, mais pourtant déboutée par le tribunal de Paris, avait réitéré ses menaces de poursuites. Qui y aurait cru ? La vengeance, comme celle du tigre, est aussi sournoise que foudroyante.

Caché pendant la vente derrière le téléphone de Thomas Seydoux, chef du département monde impressionniste et moderne de Christie's, l'acheteur vient de tomber le masque. C'est en grande pompe que Cai Mingchao, collectionneur d'art chinois, familier des sauvetages d'antiquités de son pays et dirigeant d'une petite maison d'enchères de Xiamen, dans le Sud-Est, a révélé son identité avec la bénédiction des autorités. « Je l'ai fait pour le peuple chinois. Je crois que n'importe qui en Chine aurait voulu être à ma place. J'ai pu le faire, je n'ai fait que remplir mon devoir », déclarait le collectionneur devant un parterre de journalistes réunis hier en conférence de presse à Pékin.

Les responsables du National Treasure Funds of China (NFTC), organe contrôlé par le ministère de la Culture chinois chargé de retrouver les objets d'art du patrimoine national partis à l'étranger, ont repris les mots de M. Cai, qui estimait que les 31 millions d'euros engagés à la vente ne « pouvaient pas » être payés. Le collectionneur exclut de verser quoi que ce soit pour récupérer un bien qui revient de droit à la Chine.

Une plaie dans la mémoire collective chinoise

Pourtant, en 2000, le Poly Art Museum, détenu par la société publique d'armement Poly Corporation, avait payé 5,4 millions de dollars pour trois têtes de bronze de la même fontaine zodiacale dont proviennent les têtes de la collection YSL-Bergé. L'histoire obscure de l'acquisition de ces statuettes a ravivé une plaie dans la mémoire collective chinoise. Toute l'humiliation subie par une Chine impériale en plein déclin en cette deuxième moitié du XIXe siècle. Il n'en fallait pas plus pour réveiller les internautes chinois au verbe nationaliste facile.

Depuis décembre dernier et l'annonce de la « vente du siècle » à Paris (voir lefigaro.fr), la Toile chinoise n'a cessé de s'agiter avec véhémence. Au terme d'une année difficile pour les relations francochinoises, le gouvernement a saisi l'occasion d'accentuer sa pression sur la France et de raviver le sentiment antifrançais. La révélation choc de M. Cai n'a pas manqué de faire réagir les blogueurs. « Bravo, Cai Mingchao ! Son comportement démontre son amour de la patrie, son sens des affaires, et lui fait une bonne publicité gratuite », écrit Yang Qichao, peintre et blogueur, qui rassemble quelque 300 000 visiteurs sur son site.

Aujourd'hui, Cai Mingchao fait partie des patriotes modernes. De ceux qui ont bien voulu sacrifier leur réputation professionnelle internationale pour participer à la fierté chinoise. Son pied-de-nez a plu à beaucoup d'internautes. Sur Sohu, un des premiers portails chinois, un internaute sur deux jugeait l'intervention de M. Cai très bonne. « Si la Chine ne s'était pas intéressée à cette vente, elle n'aurait pas eu d'intérêt. C'est nous (les Chinois) qui décidons du prix final », estime pour sa part un certain wesey123 sur le forum Tianya.

Encore inconnu du grand public il y a trois ans, Cai Mingchao n'en est pas à son premier fait d'armes. En octobre 2006, il fait parler de lui en achetant un bouddha de bronze du XVe siècle, pour 15 millions de dollars chez Sotheby's à Hongkong : le prix le plus élevé jamais payé à l'époque pour une pièce chinoise ancienne. La croisade de M. Cai pour sauver les antiquités parties de Chine commençait avec fracas. « Je n'ai pas vraiment fait attention au prix, je voulais juste ramener ce trésor national à la maison », déclare-t-il en sortant de la vente à Hongkong. Le généreux geste le fait connaître auprès du public chinois, mais aussi des places de ventes de l'ancienne colonie britannique, où les plus grandes maisons sont implantées. Il lui vaudra même une invitation l'été dernier sur l'antenne de Phoenix TV, télévision hongkongaise très populaire en Chine, pour l'émission « The Auction », le plus regardé des programmes sur l'art.

« Grillé » sur le marché

Originaire de Xiamen, l'ancienne Amoy, port ouvert hollandais du temps des concessions étrangères, l'homme d'affaires nourrit une vraie passion pour l'art. Il a deux marottes : les porcelaines des périodes Ming et Qing et les objets de culte bouddhistes. Il en fait d'ailleurs son métier en créant une première société de ventes d'art spécialisée dans la porcelaine chinoise au début des années 1990. Puis sa seconde passion le pousse à ouvrir une maison de ventes aux enchères, en 2005. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il jette son dévolu sur le fameux bouddha de bronze en 2006. À l'époque, les experts s'interrogent sur ce businessman peu connu des milieux de l'art internationaux, mais il se contente de rire quand le quotidien hongkongais, South China Morning Post, lui demande s'il n'est pas un agent de Pékin.

Deux ans et demi plus tard, la question ne provoque plus aucune hilarité. Les têtes de bronze ne font pas partie des pièces habituellement chassées par M. Cai. Le collectionneur de Xiamen ne répond pas franchement quand on lui demande s'il a mené les enchères au nom de la NFTC. Le fonds qui dépend du ministère de la Culture est, en revanche, moins réservé. « Le fonds a bravé une immense pression et des risques pour participer à la vente des deux sculptures, mais c'est une méthode extraordinaire prise dans une situation extraordinaire qui a permis d'arrêter les enchères », se félicitait Niu Xianfeng, directeur adjoint du fonds, qui se tenait aux côtés de M. Cai, hier matin, à la conférence de presse. En clair, Pékin a pu profiter de la réputation du collectionneur pour pouvoir enchérir - uniquement sur inscription - et obtenir ce que les tribunaux français n'avaient pas voulu accorder aux 90 avocats dépêchés sur l'affaire : la suspension de la vente jugée « illégale » par la Chine. Aujourd'hui, M. Cai risque bien d'être « grillé » sur le marché.

Hier, Christie's restait sur ses gardes en indiquant dans un bref communiqué qu'il n'a pas, « par principe, à s'exprimer sur l'identité des acheteurs ou des vendeurs, et à spéculer sur les mesures à prendre dans cette affaire ». Et François de Ricqlès, l'homme-orchestre de cette vente, de préciser que « pour l'heure, Christie's n'a pas été officiellement avertie de quoi que ce soit ». C'est donc à Pierre Bergé de décider de la mesure à prendre si l'acheteur, comme il l'a déclaré, ne veut pas ou ne peut pas payer. « Le vendeur a un mois pour engager une procédure de mise en demeure par voie d'huissier pour obliger l'acheteur à payer son lot, explique François Duret-Robert, auteur du Droit du marché de l'art. S'il ne fait rien, la vente est résolue et de fait annulée. »

Conformément aux dispositions de l'article L. 321-14 du Code de commerce, à défaut de paiement par l'adjudicataire et après mise en demeure restée infructueuse, le bien peut être remis en vente à la demande du vendeur sur « folle enchère » de l'adjudicataire défaillant. Et ce serait à l'acheteur initial, le Chinois Cai Mingchao, de payer la différence si la nouvelle adjudication est inférieure à celle atteinte pendant la vente au Grand Palais. Mais engager une procédure contre les Chinois relève du combat de David contre Goliath. Comment s'attaquer à plus fort que soi ?

Pierre Bergé, qui avait attisé la colère des Chinois en évoquant la question des droits de l'homme au Tibet, avoue qu'il ne pourra « sans doute rien faire contre cet acheteur qui n'est ni francais ni américain. C'est peine perdue. Ces têtes étaient chez moi, elles y retourneront, et nous continuerons à vivre ensemble, elles et moi, de chaque côté de mon Picasso, que je suis ravi d'avoir gardé. » Mais, a-t-il ajouté, « si c'est une manoeuvre pour me faire baisser le prix de ces têtes pour que l'État chinois les rachète ensuite en sous-main, je ne marche pas ! ».

De Rochebouet, Béatrice

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