lundi 6 avril 2009

HISTOIRE - Monnaie de référence ? - Paul Jorion

Le Monde - Economie, mardi, 7 avril 2009, p. MDE3

Historiquement, l'argent a pris des formes multiples, et plus particulièrement celle des métaux précieux. L'or et l'argent constituaient l'étalon, le point d'ancrage idéal de la valeur : résistants à l'usure, " poinçonnables " à souhait et dont l'aloi est relativement aisé à vérifier. L'impossibilité de maintenir cet ancrage, pour des raisons conjoncturelles locales, a conduit, entre les deux guerres mondiales, au décrochage de certaines devises, dont les taux se mirent à " flotter ". Le dernier fil connectant les devises à l'or fut cependant défini à Bretton Woods en 1944 : l'once d'or vaudrait 35 dollars et c'est par rapport à ce ratio que les autres devises se définiraient.

En 1971, le président américain Richard Nixon désancrait le dollar de sa parité à l'or. Le fil était coupé : le taux de change des devises les unes par rapport aux autres évoluerait désormais selon sa propre dynamique. La preuve était faite que la monnaie pouvait fonctionner sans être soutenue par aucune réalité plus tangible que le fait que tout un chacun y recourt, parce que tout le monde autour de lui en fait autant. Les taux de change s'établissent désormais en fonction du rendement des capitaux dans chacune des zones monétaires, rendement déterminé quant à lui par la richesse globale, le régime fiscal qui prévaut localement et le rapport de forces entre fournisseurs de capital - les investisseurs - et demandeurs de capital - les entrepreneurs.

Après 1971, le dollar avait poursuivi sur la lancée de son ancrage solitaire à l'or, qui justifiait son statut de devise de référence. Or l'or n'y était pour rien. Une autre dynamique justifiant ce statut s'était instaurée : il fallait que le monde soit avide de dollars et que les Américains soient en retour avides des marchandises qui s'échangent contre leur devise. Le mouvement se serait sans doute poursuivi moins longtemps qu'il ne l'a fait si la Chine, en voie d'industrialisation rapide, n'avait constitué le partenaire idéal dont les Etats-Unis avaient besoin. Pendant que la Chine se gavait de dollars, l'Amérique se gavait de marchandises que la Chine produisait. Mieux : les achats massifs par la Chine de la dette américaine maintenaient aux Etats-Unis des taux d'intérêt bas (Alan Greenspan n'y était pour rien !), permettant à leurs consommateurs de s'endetter toujours davantage.

Ce processus a conduit droit au précipice. Après quelques hésitations, l'Amérique a répondu par la fuite en avant : l'argent qui manque, dans un pays où l'Etat est tout aussi criblé de dettes que ses citoyens, on l'imprimera, et le dollar, émis sans qu'aucune création de richesse n'en soit la contrepartie, se dévaluera inéluctablement.

La Chine s'inquiète de voir que la valeur de sa cassette se réduira comme peau de chagrin, et se tourne vers le monde : le dollar étant bientôt bon à jeter, dit-elle, créons une nouvelle monnaie de référence. Les droits de tirage spéciaux émis par le Fonds monétaire international, et dont le taux de change se détermine par celui d'un panier de devises, pourraient faire l'affaire. Cette solution consacrerait le fait que la monnaie ne trouve comme fondement de sa valeur... qu'elle-même ! Et signerait la fin de la croyance de la planète tout entière au pouvoir salvateur de l'endettement américain.

Paul Jorion

L'auteur est économiste et anthropologue

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