Il arrive de Tianjin, était dans la mâtinée à Shenzhen, et repart le lendemain pour une ville de l'Anhui : il faut viser juste pour rencontrer Lu Chuan. Depuis sa sortie, le 22 avril, Nanjing, Nanjing l'a mené dans quinze villes. Les salles sont bondées, les séances de discussion intenses. Rarement un film en Chine aura autant déchaîné les passions : " Les films de guerre chinois sont tous sur le même format, les Chinois sont braves, les Japonais monstrueux. Là, les gens voient tout à coup la réalité, les jeunes surtout réagissent très bien, ils revoient plusieurs fois le film ", dit-il.
Nanjing, Nanjing donne à voir le sac de Nankin, en 1937, par les troupes japonaises. Au moins 300 000 Chinois auraient péri, des soldats qui se rendaient à l'ennemi et seront massacrés, mais aussi de nombreux civils, femmes, enfants. Or Lu Chuan accorde une place importante au personnage de Kadokawa, un soldat japonais dont le comportement, dans la barbarie ambiante, reflète une culpabilité de plus en plus insupportable, au point qu'à la fin du film il libère deux Chinois et se suicide.
En rétablissant ainsi le référent d'une certaine normalité chez les bourreaux, le film montre combien il est facile, épouvantable et aberrant de s'en écarter : " Ce n'est pas un film sur les Chinois et les Japonais, c'est un film sur les êtres humains dans la guerre. Les sentiments de Kadokawa sont ceux d'un être humain, et son écroulement, celui de la nature humaine. Les soldats se prennent vite pour des dieux, ils ont le pouvoir de vie et de mort, peuvent violer toutes les filles qu'ils veulent ", nous explique le réalisateur de 38 ans.
DIABLES JAPONAIS
Ce dispositif osé a indigné une partie de l'opinion publique : sur Internet, où les débats occupent des milliers de pages, Lu Chuan a été accusé de perpétuer l'humiliation vécue par la Chine face aux riben guizi, les " diables japonais ". Il a reçu des menaces de mort sur son blog. A Hangzhou, des spectateurs s'en sont pris violemment aux acteurs japonais, avant que, dans la salle, une majorité de gens ne s'exaspère d'une attitude aussi primaire. A chaque insulte, d'autres racontent combien le film les a émus. Le massacre de Nankin touche une corde d'autant plus sensible que cet épisode historique a longtemps été minimisé dans la propagande communiste (Nankin était la capitale de la Chine nationaliste). Il a aussi été instrumentalisé par Pékin quand il fut jugé opportun d'attiser le patriotisme de la jeunesse contre un Japon où le révisionnisme avait le vent en poupe. Le Viol de Nankin, livre d'Iris Chang (1997), contribuera à mieux faire connaître l'événement. Plusieurs documentaires sont sortis cette année en Chine, ainsi qu'un film sur John Rabe, le nazi qui sauva des Chinois des massacres en faisant valoir aux Japonais qu'il était allemand, donc dans leur camp.
Lu Chuan, qui a étudié quatre ans à Nankin dans une académie militaire avant de faire l'Institut du cinéma dans les années 1990, avait visité le mémorial dédié aux victimes. Il avait été frappé par une histoire officielle abstraite, déconnectée de l'expérience humaine de la guerre et sa complexité. Quand il s'attèle, il y a quatre ans, au projet, il tombe sur un riche collectionneur chinois qui a récupéré des carnets intimes de soldats japonais. Le réalisateur y découvre des " gens ordinaires ". Il rencontrera des survivants en Chine, ainsi que des soldats japonais.
Son projet finira pas être soutenu par le géant public China Film, mais il lui faudra passer un an à convaincre la censure : les relations sino-japonaises sont alors en plein réchauffement. Le film évoluera sans cesse. Le personnage du soldat chinois joué par l'acteur Liu Ye était censé survivre au massacre. Des scènes sont tournées. Puis Lu Chuan décide de le faire mourir en silence, au milieu du film : " Il n'y a pas de héros dans l'histoire, les héros, c'est du bidon ", dit-il.
Brice Pedroletti
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