samedi 9 mai 2009

Et maintenant, pensons chinois ! - François Jullien

Le Point, no. 1912 - Idées, jeudi, 7 mai 2009, p. 112

Propos recueillis par Elisabeth Lévy

Pour François Jullien, la pensée occidentale a laissé de côté « Les transformations silencieuses » (Grasset), ces changements que nous vivons sans les voir.

Le Point : Si l'on vous suit, les outils philosophiques conçus par les Grecs et fignolés au cours des siècles par la métaphysique européenne ne nous permettraient plus de penser le monde ?

François Jullien : Je ne dis pas cela. Je dis qu'il y a des questions que l'outillage théorique grec est moins à l'aise pour penser. Je suis bien conscient que la pensée grecque a été d'une portée théorique considérable qui a produit la science et la démocratie-ce n'est pas rien ! Simplement, comme toute pensée, éclairant certaines choses, elle en a laissé d'autres dans l'ombre. Du fait de son choix premier, qui était de penser des formes déterminées qu'elle a appelées « essences » ou « idées », elle a laissé de côté la transition, l'entre-deux, l'inconsistant-ce qui n'est ni une forme ni son opposé. Qu'est-ce que la neige qui fond ? Ce n'est ni de la neige ni de l'eau. Platon échoue à le penser. La pensée chinoise, en revanche, est à l'aise pour penser ça et d'ailleurs elle ne pense que « ça » : la transition, le cours, le continuum, ce que j'appelle la processivité.

Admettons, mais c'est déjà un sacré casse-tête de penser la neige et l'eau. Pourquoi serait-il si urgent de penser l'entre-deux pour comprendre ce que nous vivons ?

Prenons la question du vieillissement. On ne sait pas penser le vieillir, parce qu'on ne sait penser, à l'école des Grecs, qu'entre début et fin. Mais à partir de quand commençons-nous de vieillir ? Et y a-t-il un but au terme de la vie ? Comme le disait Montaigne, durant la vie, nous sommes « mourants ». En réintégrant dans notre pensée du vieillir la dimension de transition, on évite la confrontation dramatique entre les extrêmes : entre la vie et la mort. Ce stade transitoire est la continuité même de la vie : la mort ne paraît plus la grande Rupture attendue, abolissant tout ou dévoilant tout-les Chinois l'appellent la « grande transformation ».

Mais c'est aussi la capacité à faire s'entrechoquer les extrêmes, à lancer les concepts les uns contre les autres, à ériger des événements en identités, qui fait la beauté et même l'héroïsme de la culture et de l'histoire européennes.

Je le répète, il n'est pas question pour moi de remettre en question l'inventivité de la pensée grecque. Mais j'observe aussi qu'elle a laissé de côté les mutations invisibles. Et comme nous ne savons pas les penser, aujourd'hui nous subissons de plein fouet, la technologie aidant, une dictature de l'événement. Le « temps » lui-même n'est fait que d'événements qui se présentent comme autant de ruptures se renouvelant sans cesse. D'où un effet d'accaparement du désir qui introduit une conception théâtrale, spectaculaire, de l'Histoire. Un tel montage médiatique des événements va jusqu'au leurre, à la fiction, et cette construction mythologique a des effets en retour, notamment sur la vie politique... S'intéresser aux transformations silencieuses permet en revanche d'éviter l'alternative entre l'« événement sonore », d'une part, et, de l'autre, la « structure » et sa quasi-immobilité, comme disait Braudel. Entre les deux, il y a ce qui est le plus patent, dans l'expérience, mais qu'on ne voit pas : parce que, continu et global, il ne se démarque pas, donc on ne le remarque pas.

Vous rebellez-vous contre la prétention grecque puis occidentale à arraisonner le monde par la Raison ?

En aucune façon. Je suis philosophe et j'admire cette audace et même cet héroïsme qu'est la prétention de la Raison à vouloir « tout » saisir. Il ne s'agit pas de rejeter un tel héritage, mais de revenir sur ce que la pensée grecque a laissé tomber et, par suite, de relancer la philosophie.

Vous n'êtes pas le premier à vous attaquer à l'édifice de la métaphysique et à sa plus belle création, le Sujet pensant et souverain.

Je m'inscris dans la lignée des déconstructions du XXe siècle-heideggérienne ou derridienne-mais ma déconstruction se fait du dehors et non du dedans. Car la distance prise à l'égard de la métaphysique a toujours conduit, d'une façon ou d'une autre, à se réadosser à la tradition hébraïque-la « dette impensée » de Heidegger. Je passe en Chine pour entendre d'autres paroles de l'origine et sortir de ce grand balancement entre Athènes et Jérusalem, entre le Bonheur grec et la Conscience malheureuse juive. Abraham face à Socrate...

Dès lors que la reconfiguration médiatique du monde que vous décrivez est en voie d'achèvement et que la Chine elle-même a adopté la religion de l'événement et le culte de Harry Potter, n'est-il pas un peu tard pour faire appel à la sagesse chinoise ?

Etre philosophe, c'est être résistant. La philosophie vient toujours tard, telle la chouette de Minerve qui ne se lève que le soir. Mais pour ne pas venir trop tard, il faut qu'elle accepte d'assumer une fonction critique, voire de résistance, non pas tant pour blâmer le monde tel qu'il va que pour ouvrir d'autres possibles.

Le « dévoilement de la comédie », comme disait Balzac, ce n'est pas si nul ! Vous croyez encore à l'intellectuel engagé ?

Je ne connais pas de philosophie qui ne soit un effort pour prendre en charge de l'effectif. Mais, pour élaborer de nouvelles configurations éclairant l'expérience, elle doit revenir sur son impensé. Il y faut des stratégies obliques. La mienne passe par la Chine. En faisant travailler l'extériorité chinoise, je peux avoir une prise indirecte sur les partis pris implicites de la Raison européenne : ce que nous véhiculons comme de l'« évidence » et que, par là même, nous ne pensons pas-que nous ne pensons pas à penser. Si je déploie ainsi la notion de « transformation silencieuse », c'est pour en faire un concept. Et un concept, c'est un outil et même une arme. Décrire les transformations silencieuses contemporaines, c'est reprendre la main pour que l'on cesse de vivre de façon passive ces phénomènes ambiants si discrets que sont les évolutions massives de l'Histoire.

Que les Chinois aient su penser des phénomènes indéchiffrables pour le logos grec, et inversement, soit. Pour autant, peut-on faire son marché et pimenter le fond de sauce grec avec de la pensée chinoise-ou autre, d'ailleurs ?

Je n'aime pas cette métaphore du marché, qui reflète la croyance illusoire qu'on pourrait passer entre les cultures avec son chariot, en piochant au hasard des rayonnages un peu de zen, un peu de métaphysique et, pourquoi pas, un peu de Confucius ou de saint Thomas. Pour entrer dans la pensée chinoise, il y faut de la patience... Mais je crois à ce nouveau chantier, car les diverses cultures sont autant de ressources pour qui sait tirer parti de leur fécondité.

Ne proposez-vous pas là une formulation sophistiquée de la vision lénifiante selon laquelle toutes les cultures du monde devraient se donner la main ? Décrétez-vous a priori que toutes les valeurs de toutes les cultures se valent ?

Ma vision n'a rien d'irénique, elle n'est même pas « sympathique ». La bonne volonté n'a rien à y faire. Me défiant de la différence, qui renvoie à l'identitaire, je lui préfère la notion d'écart : j'envisage la diversité des cultures sur un mode exploratoire. Jusqu'où peuvent aller les divers possibles ? C'est pourquoi je n'aborde pas le dialogue des cultures à partir des valeurs, car celles-ci sont inscrites dans des rapports de forces et ne peuvent conduire qu'au compromis, à la tolérance, c'est-à-dire à la recherche de zones d'entente, en clair-obscur, où chacun relativiserait ses conceptions pour les rendre supportables à l'autre.

La tolérance ? Tout, mais pas ça !

Pourquoi les cultures ne défendraient-elles pas leurs valeurs avec passion ? Pourquoi transigerions-nous, nous-mêmes, sur la liberté ? Au compromis je préfère la compréhension-qui introduit une réflexivité entre les cultures. Quand des cultures entrent dans cet éclairage réciproque, elles bougent nécessairement de l'intérieur, car cela les remet au travail, chacune de son côté. Autrement dit, dans le dialogue des cultures, il faut entendre à la fois le dia de l'écart et le logos de l'intelligible. Ce n'est plus une notion lénifiante recouvrant un rapport de forces, mais un dispositif opératoire : réfléchir l'autre entraîne nécessairement une reconfiguration de soi.

Vous opposez l'universel à l'uniforme. Mais qu'est-ce qui s'oppose à l'uniformité, sinon ces appartenances et ces identités qui seraient, selon vous, un frein, voire un boulet pour notre pensée ?

Evitons les deux écueils que sont l'universalisme facile (de l'humanisme mou) et le relativisme paresseux (du culturalisme). Le premier projette naïvement ses valeurs sur le reste du monde, le second prétend refermer toute culture sur son identité. Le risque, aujourd'hui, est que l'uniforme, en saturant désormais le monde, se revête de la légitimité de l'universel. Dit autrement, celui-ci est un concept de la Raison, non de la production; il relève d'une nécessité (logique), non d'une commodité (celle du standard ou du stéréotype). Or on ne pense qu'à partir d'écarts et de dissensus. Ma position, et elle est politique, est d'une part qu'il faut faire travailler les écarts, notamment entre cultures, et, d'autre part, que tout le culturel est intelligible. Le commun de l'humanité, quant à lui, est cette capacité de circuler entre des intelligibilités diverses en les faisant communiquer-et c'est cela « l'intelligence »

BIOGRAPHIE

François jullien

1975 Part comme étudiant normalien en Chine.

1978-1981 Directeur de l'Antenne française de sinologie à Hongkong.

1983 Doctorat d'Etat : « La valeur allusive ou les catégories originales de l'interprétation en Chine ».

1989 « Procès ou création » (Seuil).

1985-1987 Pensionnaire de la Maison franco-japonaise de Tokyo.

Depuis 1990 Professeur à Paris-VII. Directeur de l'Institut de la pensée contemporaine.

1995-1998 Président du Collège international de philosophie.

1997 « Traité de l'efficacité » (Grasset).

2005 « Nourrir sa vie » (Seuil).

2006 « Chemin faisant, connaître la Chine, relancer la philosophie » (Seuil).

2008 « De l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures » (Fayard).

© 2009 Le Point. Tous droits réservés.

0 commentaires: