vendredi 23 octobre 2009

GRAND REPORTAGE - Voyage hors du temps au dernier royaume rouge

Le Figaro, no. 20286 - Le Figaro, mardi, 20 octobre 2009, p. 2

Malgré quelques concessions à la modernité, la Corée du Nord est restée figée dans le communisme des années 1950. Arnaud de La Grange a pu passer quelques jours dans le pays le plus fermé du monde.


Parcourir la campagne nord-coréenne, c'est un peu se promener dans un tableau de Poussin, où la paysannerie du XVIIe siècle s'affaire paisiblement à récolter le blé ou le raisin. Sur le vert tendre des rizières ou le brun grillé des champs de maïs passent des silhouettes de femmes portant sur le dos des sortes de hottes formées d'un cadre de bois triangulaire, que, même à Pyongyang, l'on vous montre dans les musées. En 2009, dans ce bout d'Asie de l'Est communiste, on repique le riz à la main, la bête de travail est un luxe, le tracteur un rêve. Dans les provinces traversées lors de deux incursions vers l'Ouest et le Sud, toutefois, les champs sont bien entretenus et les villages en apparence guère plus misérables que dans bien des pays de la région.

La règle de ce voyage dans le pays le plus fermé de la planète - se fondre dans le paysage comme l'un des rares touristes le visitant - impose bien sûr une vision singulièrement tronquée d'une Corée du Nord où la propagande est érigée au rang de discipline artistique. On ne voit que ce que l'on vous montre, et ce que l'on peut glaner dans les interstices. Pyongyang, cette fois, donne plutôt l'impression d'un voyage à Sofia ou à Minsk dans les années 1950. Les bâtiments, le tramway, les boutiques en sous-sol des immeubles, tout sent les grandes heures de l'économie planifiée. Pour autant, ce n'est pas cette image caricaturale d'une ville où des hordes de citadins efflanqués et déprimés hantent de grises rues. Au contraire, il se dégage de la « ville des saules » une étonnante impression de calme, avec un air dont les rares voitures ne suffisent à altérer la pureté, de vastes avenues arborées et des rues où les seules agressions publicitaires sont les fresques à la gloire du régime. On y croise des cadres en costume, des femmes à la rassurante et universelle coquetterie, des couples qui flirtent dans les parcs ou le long des rives du fleuve Taedong. Bien sûr, Pyongyang est une vitrine, et les carreaux sont plus sales dans les bourgades de province, voire dans les rues excentrées de la capitale. Et il y a aussi ces longues files de citadins fatigués attendant des bus asthéniques, ces vieilles dames courbées sous le poids d'un sac de toile contenant tous leurs trésors.

S'incliner devant le Grand Leader

L'étrange capitale du royaume rouge est en plein lifting, avec de nombreux immeubles en construction et des façades repeintes en rose ou bleu pâle. L'objectif de ce coup de propre est précisément daté : le 15 avril 2012, centième anniversaire de la naissance du président Kim Il-sung, décédé en 1994. Le symbole le plus fort est l'hôtel Ryugyong, massive pyramide de béton de 105 étages et de 330 mètres de haut. Quand sa construction commença, en 1987, le Grand Leader voulait en faire le gratte-ciel le plus haut d'Asie. Mais le chantier s'arrêta cinq ans plus tard, faute d'argent. Depuis, le Ryugyong était devenu le vilain stigmate de la faillite économique nord-coréenne, visible en tous points de la ville. Aujourd'hui, les travaux ont repris et l'une des trois faces brille de mille carreaux de verre. Mais l'usure du temps, le manque de moyens et des défauts de structure font que seuls quelques étages pourraient être mis en service.

2012 est bien ici l'horizon de toutes choses. À cette date, si l'histoire ne s'est pas emballée avant, la question de la succession au sein de la première dynastie communiste au monde devra avoir été réglée. D'ici là, il faut tenir. Cimenter le régime, colmater les brèches du naufrage économique aggravé par les sanctions. Côté idéologie, la fantaisie n'est toujours pas de mode. Devant la gigantesque statue de Kim Il-sung, le visiteur étranger est vivement incité à déposer des fleurs et à courber le buste devant le Grand Leader. « Normalement, on s'incline trois fois, mais comme vous êtes étranger, vous pouvez ne le faire qu'une fois », explique la guide. À quelques kilomètres de la ville, on visite la champêtre maison natale de Kim Il-sung. Soldats, écoliers ou ouvriers y viennent en délégations serrées. On boit l'eau du puits familial comme à Lourdes. « Cela nous donnera force et prospérité », assure un jovial visiteur. Interrogée sur le registre religieux, une jeune femme cite d'ailleurs le Juche aux côtés du bouddhisme et du taoïsme. Idéologie officielle lancée par Kim Il-sung, le Juche a pour grand principe que « l'homme est maître, décide de tout », poursuit-elle. Mais quand on lui demande s'il s'agit de l'homme en tant qu'individu ou masse, on ne reçoit en réponse qu'un joli sourire.

Camps de prisonniers

Tout Nord-Coréen est obligé de porter un badge à l'effigie de Kim Il-sung. Décédé en 1994, il reste le chef de l'État en titre. Une posture qui rend la légitimité du régime moins vulnérable aux aléas de l'histoire en marche. La grande question reste celle de la troisième génération des Kim. « Tout le monde en parle, désormais, même s'il vaut mieux rester discret », reconnaît un homme d'affaires nord-coréen croisé dans le train qui relie en 24 longues heures Pyongyang à Pékin. Le plus jeune fils de Kim Jong-il, Kim Jong-un, aurait été désigné comme dauphin. Des instructions en ce sens et des chansons en l'honneur du jeune homme de 26 ans auraient été largement diffusées. On ne sait cependant si une fleur a déjà été créée pour lui, comme la kimilsunia et la kimjongilia pour son grand-père et son père. Dernièrement, le nom de l'héritier aurait disparu d'un certain nombre de documents. Signe d'une reculade ? Ou d'une moindre actualité du passage de relais ? Le « Cher leader », que l'on disait mourant ou invalide, aurait plutôt bien récupéré de son accident cérébral, même si les photos le montrent amaigri. Barack Obama lui-même a reconnu il y a trois semaines que le dirigeant nord-coréen était « plutôt en bonne santé » et avait « le contrôle de la situation ». Informations de première main, puisque tenues de Bill Clinton, passé à Pyongyang pour libérer deux journalistes américaines.

À chaque carrefour, d'immenses fresques représentant des ouvriers, le poing ou la clé à molettes tendus vers l'avenir, appellent à un grand bond économique en avant dans le cadre de la « campagne des 150 jours ». Malgré de récents petits sursauts, l'économie nord-coréenne est sinistrée. Faute d'énergie et de rénovation d'installations datant des années 1960-1970, le secteur industriel ne tournerait plus qu'à 15 % de ses capacités. Quand on prend l'autoroute à huit voies, dite des « jeunes héros », qui relie Pyongyang à Nampo, la porte d'entrée maritime de la capitale, on ne croise que sporadiquement une voiture. Et pas un camion. Les portes des écluses du grand barrage de la mer de l'Ouest, qui permettent aux navires de gagner la rivière et son port, ne jouent pas un frénétique ballet.

L'effondrement de l'URSS et le tarissement de l'aide des pays frères, au début des années 1990, ont été une catastrophe, avec une famine qui a tué des centaines de milliers de personnes. Aujourd'hui, la situation n'est plus aussi dramatique, mais la FAO, organisation de l'ONU pour l'alimentation, estimait encore l'année dernière que 8,7 millions de Nord-Coréens - sur une population de 23 millions - avaient un besoin urgent d'aide alimentaire. « Au-delà du quantitatif, c'est le qualitatif qui pose de sérieux problèmes, confie un humanitaire de l'association Première Urgence, qui a travaillé dans le pays. Le déséquilibre alimentaire est grave, avec de fortes carences en protéines. » Et encore, on ne sait rien ou presque de la situation dans le grand Nord-Est du pays, fief historique du régime, région fermée qui est aussi celle des installations nucléaires et des camps où croupiraient 150 000 prisonniers, selon des sources sud-coréennes. Parce qu'elle sert aussi en interne à justifier toutes ces privations, la carte nucléaire ne sera pas rendue facilement.

Premiers téléphones portables

Malgré ce marasme, un soupçon de classe moyenne a émergé. Nos guides exhibent des téléphones portables qui ont fait leur apparition cette année, avec un réseau implanté par les Égyptiens d'Orascom. Il y aurait plus de 50 000 exemplaires en circulation. La couverture ne concerne que la capitale mais doit être étendue à six ou sept autres villes. Avec, bien sûr, comme pour les ordinateurs, aucune possibilité de connexion au monde extérieur. L'autre grande affaire de l'année, assure une jeune femme, devrait être « l'ouverture d'un restaurant McDonald's ». Peut-être en face du Pueblo, le bateau-espion des impérialistes américains capturé en 1968, autre point de passage obligé de tout touriste ? Dans les rues de Pyongyang, on est frappé de la multiplication des petits stands où des femmes viennent vendre leurs produits, surtout la nuit tombée. Dans les années 1990, pour compenser l'effondrement du système de distribution publique, l'État a laissé apparaître petits commerçants et marchés privés. Mais, comme l'explique Andreï Lankov, professeur à la Kookmin University à Séoul, « cette déstalinisation de l'économie a été remise en cause depuis 2004, le régime voulant reprendre le contrôle ». Il faut dire que la stabilité reposant sur le maintien dans l'ignorance du monde extérieur de la plus grande partie de la population, cette libéralisation par le bas ouvre de petites mais dangereuses fenêtres. Notamment avec les DVD sud-coréens lisibles dans les milliers de lecteurs importés de Chine.

La Chine, avec qui se font plus des trois quarts du commerce, reste bien le poumon du pays. C'est pour cela qu'il y a dix jours, le « Cher Leader » est venu lui-même à l'aéroport accueillir le premier ministre chinois, Wen Jiabao, avant de tenir en sa présence des propos plus conciliants sur le nucléaire. Les Chinois avaient été passablement irrités des dernières frasques atomiques d'un protégé, qui risquaient de leur faire perdre la face. Sous peine de voir la perfusion chinoise s'étrangler, Kim Jong-il devait donner des gages. D'autant que l'hiver approche, avec de cruels besoins en pétrole ou nourriture. Régi depuis quinze ans par des cycles de tensions suivis de laborieuses tractations, le grand jeu diplomatique autour de la Corée du Nord est aussi une affaire de saisons.

Arnaud de La Grange

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