vendredi 23 octobre 2009

L'avenir de Carrefour se joue aussi au-delà des frontières

Le Monde - Analyses, vendredi, 23 octobre 2009, p. 2

C'était le 28 octobre 2006, dans la banlieue de Pékin. Carrefour inaugurait en grande pompe, en présence de Christine Lagarde, alors secrétaire d'Etat au commerce extérieur, son millième hypermarché dans le monde. C'était l'heure de l'expansion triomphante, celle du champion français capable de pousser ses pions en Asie face au leader mondial du secteur, l'Américain Wal-Mart. Epoque révolue ? La direction de Carrefour s'en défend, mais l'idée de se séparer de certains pays émergents fait son chemin dans la tête des deux principaux actionnaires du groupe : le fonds Colony Capital et Bernard Arnault, réunis au sein de la holding Blue Capital. Au risque de fragiliser l'entreprise.

Comme l'a révélé Le Monde, le projet de céder certaines activités en Asie et en Amérique du Sud, malgré les démentis, a bel et bien été étudié par le conseil d'administration. L'idée a été remisée in extremis dans les cartons après avoir été éventée. Partie remise ? L'avenir le dira. Mais cette tentative est révélatrice d'une certaine fébrilité des deux actionnaires, qui cherchent à retomber sur leurs pieds, deux ans après avoir fait un investissement qui se révèle décevant.

Preuve de cette fébrilité, à peine le groupe avait-il annoncé qu'il n'avait " aucun projet de cession dans les marchés en croissance ", qu'il décidait de se retirer de Russie. " Précipité " et " injustifié ", ont aussitôt estimé certains analystes financiers. Ils ont été d'autant plus pris à contre-pied que l'arrivée de Carrefour ne remonte qu'au... 18 juin 2009. Pire, quinze jours avant l'annonce du retrait, le nouveau PDG de Carrefour, Lars Olofsson (PHOTO), clamait dans la presse qu'il misait beaucoup " sur la Chine, le Brésil, la Russie et l'Inde ".

On comprend l'impatience de Colony Capital et de Bernard Arnault, qui poussent à ces désengagements. En 2007, les deux actionnaires avaient fait irruption chez Carrefour en prenant un peu plus de 10 % du capital à un prix moyen de 50 euros par action. Or aujourd'hui l'action cote 31 euros. Certes, entre-temps, les deux actionnaires se sont renforcés au capital à moindre coût. Mais la moins-value se chiffre aujourd'hui à plusieurs centaines de millions d'euros.

Pour se sortir de ce mauvais pas, Blue Capital exerce des pressions à répétition sur le management pour tenter de faire remonter le cours de Bourse. Ainsi Colony a voulu rééditer chez Carrefour ce qu'il a fait dans d'autres entreprises - Accor, Buffalo Grill - en séparant l'exploitation des magasins de l'immobilier, qui aurait été logé au sein d'une société foncière. Le projet est aujourd'hui en panne pour cause de conjoncture.

Puis il a été question de vendre les enseignes de maxi-discompte, Dia et Ed. Là encore le projet n'a pas pu voir le jour. Le patron de l'époque, José-Luis Duran, s'était toujours opposé à un démantèlement du groupe. Il était d'accord pour réallouer les moyens d'une activité à une autre, mais pas question de découper le groupe en tranches pour mieux le valoriser. Son opposition a fini par lui coûter son poste. M. Olofsson aura-t-il la même rectitude ?

C'est tout l'enjeu de ce qui se passe en ce moment chez Carrefour. Blue Capital plaide qu'il est dans le rôle d'un actionnaire, qui détient 13 % du capital, de faire valoir ses intérêts. Certes, mais à condition qu'ils soient compatibles avec ceux de l'entreprise sur le long terme. Prenons la vente avortée du Brésil. Sur le plan actionnarial, on voyait bien la logique. Après avoir récupéré un bon prix de cet actif, le groupe se serait retrouvé recentré sur l'Europe, où l'essentiel des investissements a déjà été effectué. Aujourd'hui, la rentabilité dégagée par les hypermarchés en France et en Espagne alimente la croissance à l'autre bout du monde. Si l'on abandonne les positions lointaines, les profits très conséquents iront, non plus au développement, mais directement dans les poches des actionnaires.

Lorsque le projet a été mis sur la table, des voix se sont vite fait entendre. " Ne serait-ce qu'évoquer l'idée de se séparer de la Chine ou du Brésil est inouï : ces trois dernières années, ces pays ont représenté la quasi-totalité de la croissance du groupe, explique un bon connaisseur du groupe, Carrefour deviendrait une vache à lait, une sorte de rente pour les actionnaires, mais sans perspective d'avenir. "

Certes, la croissance n'est pas une fin en soi, il faut qu'elle soit assise sur une rentabilité minimale qui permette de rémunérer les capitaux employés, condition d'un développement sain de l'entreprise. C'est bien là que le bât blessait dans le projet de cession d'entités comme le Brésil. Cette filiale n'est pas un canard boiteux, dont la vente constituerait un acte de bonne gestion. Il s'agit d'un contributeur essentiel à la rentabilité du groupe, qui va prendre de plus en plus d'importance dans les résultats du groupe, alors que l'activité en France souffre.

En renonçant in extremis au projet, les deux actionnaires ont fait preuve de sagesse. Bernard Arnault a-t-il failli se laisser entraîner par un Colony aux abois ? Le principal était de savoir s'arrêter à temps. Mais Arnault et Colony n'ont pas dit leur dernier mot. Le rapport de forces au sein du conseil d'administration leur est favorable, à eux d'en faire bon usage, dans l'intérêt de l'entreprise.

Stéphane Lauer / Service Economie-Entreprises

Courriel : lauer@lemonde.fr

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