jeudi 18 février 2010

Google, la Chine, le lièvre et la tortue - Cyril Bouyeure

Les Echos, no. 20617 - Idées, mercredi, 17 février 2010, p. 17

L'annonce par Google de la fermeture de son moteur en langue chinoise ne sera pas passée inaperçue. Se retirer d'un marché qui tire la croissance mondiale, afficher une stratégie à contre-courant, c'est un coup d'éclat bien mis en scène.

Les raisons avancées - interceptions de courriels, atteintes à la vie privée d'internautes et à l'intégrité des systèmes informatiques -sont sérieuses. On peut se demander si ces menaces sont nouvelles ou si elles se sont aggravées. Opération de communication des stratèges de Mountain View, dont le slogan est « Ne soyez pas malveillants » ? Ce qui est certain, c'est que cette annonce n'est pas sans lien avec l'échec relatif de Google sur le marché chinois, où son concurrent local, Baidu, a un taux de pénétration qui est de 3 à 4 fois plus élevé.

Alors simple échec commercial ? La start-up californienne qui, à force d'audaces, d'investissements, de génie marketing, est devenue la référence dans son domaine, au point de passer dans le langage commun, aurait buté, comme d'autres avant elle, sur les particularités du marché chinois ? Google aurait perdu son flair ? En réalité, une autre leçon apparaît : les informaticiens de Baidu ont mis au point un moteur de recherche performant. Leurs algorithmes sont probablement mieux adaptés à la langue chinoise et leur puissance de modélisation mathématique s'est révélée au moins aussi efficace que celle de Google.

La Chine est la troisième source de publications internationales dans le domaine des mathématiques (en 2008), loin derrière les Etats-Unis et à quasi-égalité avec la France, dont c'est l'un des traditionnels points forts. Pour structurantes qu'elles soient, utilisées par les autres disciplines scientifiques, les mathématiques chinoises ne sont pas l'arbre qui cache la forêt. Toujours selon Thomson Reuters, les Chinois ont publié, entre 2004 et 2008, plus de 20 % des articles consacrés à la science des matériaux parus dans les revues de niveau international, 17 % de ceux relatifs à la chimie, 14 % dans le domaine de la physique et ainsi de suite, plus de 10 % dans les sciences de l'informatique.

Nombre d'analystes avancent que ces données ne seraient que le reflet de la masse chinoise, l'effort global de R&D de ce pays étant déjà le troisième au monde derrière ceux des Etats-Unis et du Japon. Certes, toutes les publications ne se valent pas, le retard chinois en matière de taux de citation en atteste. Mais ce qu'enseigne l'examen de ces données, c'est à la fois le rythme auquel les scientifiques chinois s'insèrent dans la communauté internationale - leurs parts dans les mêmes matières, au début des années 2000 étaient la moitié de ce qu'elles sont aujourd'hui -et l'ambition universaliste de ce pays : c'est dans les matières où elle est le moins représentée, sciences médiales et biologie, que la Chine produit l'effort le plus rapide. A l'encontre de la stratégie du maître d'échecs Nimzovitch, qui préconisait de négliger les points faibles pour renforcer les points forts, la Chine entend n'avoir aucun point faible.

Plus que les 25 millions d'étudiants, c'est la volonté d'orienter la moitié d'entre eux vers les matières scientifiques et techniques, pour en faire des médecins, des ingénieurs, des techniciens qui est remarquable. En 2006, le nombre de chercheurs approchait déjà celui des Etats-Unis et de l'Union européenne. Plus encore que le cinquième rang mondial pour le dépôt de brevets, à égalité avec l'Allemagne, c'est l'orientation systématique de la recherche chinoise vers le développement industriel et technologique qu'il faut souligner.

Et ce choix n'empêche pas la Chine d'être à la pointe de la technologie dans des champs qui ne sont pas fortuits. Ainsi, dans un domaine aussi stratégique que le spatial, elle est une des trois puissances à pouvoir lancer des vols habités, elle sait atteindre la Lune et prévoit d'en faire revenir des véhicules dès 2012, les satellites de son futur réseau de navigation et positionnement disposeront du réflecteur laser en service le plus précis au monde (Beidou 1), ses satellites de reconnaissance sont dotés d'une optique à haute définition, elle sait détruire des satellites en orbite en lançant des missiles intercontinentaux ou, encore, elle maîtrise la défense antimissile comme elle vient de le démontrer en effectuant une interception en janvier 2010.

Certaines de ces applications sont militaires, d'autres peuvent avoir des applications mixtes, civiles et militaires mais la Chine n'est pas l'URSS, affaiblie dans la course aux armements. L'essentiel de son effort technologique vise des marchés. Ainsi, dans les télécommunications, Huawei est devenu en un peu plus de vingt ans le deuxième constructeur d'équipements de réseau derrière Ericsson et entre sur des marchés exigeants comme celui des opérateurs européens. L'effort technologique de ce groupe, quatrième déposant mondial de brevets PCT, est énorme : 17 centres de recherche qui abritent les travaux de 64.000 chercheurs, 45 % de son effectif total.

La concurrence chinoise atteint d'autres rives sur lesquelles nous pensions disposer d'une avance imprenable : automobile (rachat de Volvo, investissements lourds dans le véhicule électrique), train à grande vitesse (ligne mise en service en décembre dernier dans le Sud, sur laquelle la vitesse moyenne des rames dépasse les 300 km/h), etc.

Si cet effort et ces progrès ont été nourris par des transferts de technologie imposés, si un nombre croissant d'entreprises internationales décident librement d'établir des centres de R&D en Chine, ne perdons pas de vue l'essentiel. Le rattrapage technologique chinois est d'abord le résultat d'une politique délibérée, articulée autour de nombreux programmes publics et d'une stratégie offensive de conquête des marchés. Le débat sur la qualité de la recherche chinoise semble celui sur le sexe des anges. On en débat sans parvenir à le régler. L'effet de masse est tel que les résultats sont là et le taux de coopération internationale des projets de recherche s'élève. La question n'est plus celle du sens du mouvement - la tortue nous rattrape -mais de son rythme. A nous de savoir prendre en compte cette dynamique pour ne pas nous laisser dépasser et tirer parti des perspectives offertes par ce nouvel acteur technologique.

CYRIL BOUYEURE EST COORDONNATEUR MINISTÉRIEL À L'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE.

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Les Echos, no. 20615
- Idées, lundi, 15 février 2010, p. 14

Le billet FAVILLA : Google-Pékin, affaire politique ?

Google finira-t-il par se retirer de Chine ? Le cofondateur de la firme, Sergey Brin, vient de renforcer la rumeur en dénonçant la censure gouvernementale et le blocage de certains sites comme YouTube - à quoi s'ajoutent les intrusions dans les messageries privées pour traquer les dissidents. Ce n'est pas la première fois qu'une entreprise multinationale affronte un Etat : on a vu, au XXe siècle, les majors pétrolières aux prises avec les dirigeants des pays producteurs. Mais deux choses ont changé : l'enjeu de la lutte n'est plus le pétrole, mais l'information ; et les intérêts des multinationales numériques comme Google ne sont plus organiquement liés - comme l'étaient ceux des compagnies pétrolières -aux intérêts de leur pays d'origine. Google a certes des raisons politiques de quitter la Chine, mais la principale n'est pas la pression du gouvernement américain : c'est le souci de sa réputation, un actif aussi précieux que fragile dans l'économie de l'information ; c'est la crainte de s'aliéner des millions d'internautes, choqués par sa soumission aux exigences de la censure chinoise - surtout au moment où le militant des droits de l'homme Liu Xiaobo vient d'être condamné à onze ans de prison pour « incitation à la subversion ».

Les autorités de Pékin, elles, veulent au contraire accréditer l'idée que cet épisode reflète un affrontement géopolitique : Google serait un outil de l'impérialisme américain, le vecteur d'une « rhétorique agressive » dictée par Washington - comme à l'époque où Radio Free Europe répandait sa propagande à l'est du rideau de fer. Cette conception cadre bien avec la vision du monde des hiérarques chinois, qui ne raisonnent qu'en termes de rapports de force entre Etats ; elle leur est surtout utile pour discréditer les opposants, présentés comme des agents de l'étranger. Elle est aussi confortée par les déclarations des dirigeants américains, qui devraient y réfléchir à deux fois avant de ressusciter, comme l'a fait Hillary Clinton, le terme de « guerre froide ». L'affrontement entre Google et Pékin n'est pas un conflit du XXe siècle_

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