Horizons, samedi, 27 février 2010, p. 17
Dans la lutte qui l'oppose aux autorités chinoises, Google bénéficie d'un allié puissant, au sein même de l'empire du Milieu : la communauté scientifique. C'est, en substance, ce que révèlent les résultats d'une enquête de la revue britannique Nature, menée auprès de 784 scientifiques chinois et publiée jeudi 25 février. Ces travaux pourraient peser dans l'issue de la crise, ouverte le 12 janvier, entre la Chine et le moteur de recherche américain, les responsables de ce dernier ayant menacé de plier bagage devant les contraintes de censure et de filtrage des contenus imposées par Pékin.
Car si Google n'est pas l'outil de recherche préféré des quelque 380 millions d'internautes chinois - qui utilisent plutôt Baidu - sa domination est écrasante dans la communauté scientifique locale. Or la Chine mise énormément sur l'enseignement supérieur et la recherche; la fonction de chercheur y est beaucoup plus valorisée qu'en Europe par exemple.
Environ 48 % des chercheurs interrogés disent en effet que leurs travaux seraient " significativement " entravés par l'absence d'accès à Google. 36 % estiment qu'ils seraient " quelque peu " entravés. De plus, près de 78 % des scientifiques sollicités jugent que la défection du moteur de recherche américain aurait un impact négatif sur leurs collaborations internationales " présentes et futures ".
L'un des sondés, écologue à l'université de Nankin, va même jusqu'à déclarer que " la recherche sans Google, ce serait comme la vie sans électricité ". D'autres se montrent plus mesurés et disent pouvoir se passer des services de l'entreprise de Mountain View (Californie).
Les fonctions de Google les plus utilisées dans le monde académique chinois sont, selon les résultats de ces travaux, le moteur de recherche classique, juste devant Google Scholar.
Lancé en 2004, Google Scholar indexe l'ensemble de la littérature scientifique - c'est-à-dire les revues savantes comme Nature, Science, Geophysical Research Letters, Cell, etc. Google Scholar permet, dans des universités jeunes et encore largement dépourvues de grandes bibliothèques, d'offrir aux chercheurs un accès aux travaux les plus récents. Accès sans lequel toute activité de recherche est compromise.
Sans surprise, les chercheurs chinois disent ainsi recourir principalement au moteur de recherche américain pour trouver des articles scientifiques, des articles d'actualité mais aussi des informations sur les conférences internationales ou, simplement, trouver des données scientifiques stockées sur les serveurs des universités et des centres de recherche européens et américains.
" Google a peu d'avantages sur Baidu dans ses algorithmes de recherche des contenus en langue chinoise, commente, dans Nature, Guo Lang, chercheur en sciences sociales à l'Académie des sciences sociales de Pékin et spécialiste des usages de l'Internet. Mais il est beaucoup moins performant pour ceux qui font des recherches en anglais sur des contenus hébergés hors de Chine. " Recoupant les conclusions de l'étude menée par Nature, les travaux de M. Guo montrent ainsi que Baidu est très populaire chez les catégories de la population à haut niveau de formation et d'éducation. De fait, seuls 17 % des chercheurs interrogés par Nature utilisent Baidu comme premier moteur de recherche.
Google Scholar permet aussi, dans une certaine mesure, l'accès gratuit à certains travaux de recherche qu'il fallait, auparavant, payer à grand prix aux grands éditeurs scientifiques - Elsevier, Springer et de nombreuses sociétés savantes. Cet aspect, non exploré par l'enquête de Nature, pourrait aussi inciter la Chine, dans l'intérêt de ses chercheurs, à composer avec Google.
Pour comprendre, il faut savoir que les chercheurs abandonnent leurs droits d'auteur aux revues qui acceptent de publier leurs travaux. Ce sont donc les éditeurs qui tirent les bénéfices de la diffusion des comptes rendus de recherche. Les chercheurs conservent néanmoins le droit de publier les " preprints " (version souvent très proche du texte finalement publié) de leurs articles sur les serveurs de leur institution - université, centre de recherche, etc.
La puissance d'indexation de Google a permis de rassembler ces millions de " preprints " épars en une manière de bibliothèque virtuelle. Lorsque la recherche d'un article de recherche est lancée sur Google Scholar, un lien est proposé vers l'éditeur (qui vend le contenu) et, lorsqu'il existe, vers le " preprint " associé (en consultation gratuite). " Pour l'heure, cette pratique des "preprints" est encore relativement marginale, tempère le géophysicien Francis Albarède (ENS-Lyon), président du Comité des publications de l'American Geophysical Union (AGU), société savante qui édite une quinzaine de revues. Nous connaissons d'ailleurs des recettes stables sur le secteur de l'édition. "
Combien les institutions scientifiques chinoises " économisent "-elles ainsi grâce à Google ? Impossible de le savoir. L'issue de la crise en cours sera peut être un indice.
Stéphane Foucart
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