José Frèches dirige le Pavillon français de l'Exposition universelle de Shanghai. Pour lui, les chefs d'entreprises tricolores n'ont pas pris la mesure de ce marché.
Vous pilotez l'implantation à Shanghai du Pavillon français en vue de l'Exposition universelle : quelle image ont les Chinois des entreprises tricolores présentes là-bas ?
Si la France, pour mille raisons qui tiennent à son histoire et à son patrimoine, dispose d'une image très forte en Chine, il n'en va pas de même pour nos entreprises. Car la Chine est avant tout un immense marché qui a considérablement évolué. S'il était presque facile d'accès, voilà une quinzaine d'années, parce que les entreprises vendaient leurs produits à l'Etat, dans le cadre d'accords politiques négociés en amont, aujourd'hui les choses ont changé. Le marché chinois tend à se compliquer en se banalisant, et la compétition y est devenue rude. L'Etat ne joue plus un rôle de promoteur de contrats et l'"exception française", qui pouvait prévaloir autrefois, ne vaut maintenant que si nos produits sont meilleurs que ceux de nos concurrents. Or je ne suis pas sûr que nos entreprises aient pris conscience des bouleversements en cours.
D'autres nations européennes ont-elles mieux intégré cette réalité ?
Oui, l'Allemagne. Ce pays a une tradition d'exportations qui ne s'est jamais démentie et dont ne bénéficie pas la France. Et, aujourd'hui, la présence des intérêts allemands dans ce pays est bien enracinée, et reste forte. Il n'y a d'ailleurs qu'à voir l'énergie qu'ont mise, de tout temps, les chanceliers allemands à soutenir le développement en Chine de leurs entreprises. Je me souviens de Gerhard Schröder : il débarquait à Pékin pratiquement tous les trois mois. Angela Merkel est aussi très présente.
Des politiques transformés en VRP, ce n'est pas nouveau, et Nicolas Sarkozy le fait aussi...
On touche là aux limites de l'exercice, même si on ne peut pas reprocher au chef de l'Etat de se dépenser sans compter. Car, dans ce monde complexe, quantité d'éléments qui s'entrechoquent entrent en jeu : le rapport coût-efficacité d'un produit, le poids de l'euro face au dollar, les intérêts politiques, les enjeux économiques... Bref, la prise de décision, qui relevait seulement de l'Etat il y a encore quinze ans, est devenue multipolaire.
Diriez-vous que les entreprises françaises manquent de pugnacité ?
C'est moins un problème de pugnacité que de culture. Nous avons trop souvent, en France, une démarche technocratique, quand nos concurrents affichent des stratégies purement commerciales. Certes, nous avons de bons produits et de la haute technologie à revendre, mais nous éprouvons souvent les plus grandes difficultés à nous mettre à la place du client chinois. A cela s'ajoutent des erreurs de jugements cruelles. Je me souviens de propos tenus par l'ancien président de PSA Peugeot Citroën, Jean-Martin Folz, qui expliqua un jour que le marché chinois n'était pas un marché stratégique ! Les choses ont naturellement évolué depuis, et ce constructeur, comme son concurrent, Renault, ont fait l'an passé une bonne année en Chine.
Comment les autorités locales ont-elles interprété que certaines grandes entreprises, comme BNP Paribas, Air liquide ou Carrefour, rechignent à parrainer le Pavillon français ?
Pour réussir cette exposition, les Chinois ont besoin que les grandes entreprises étrangères participent à son financement. Ils connaissent celles qui ont fait l'effort et ont listé celles qui se sont pour le moment abstenues... Je rappelle que le "ticket d'entrée" pour ces sociétés est symbolique : de l'ordre de 500 000 euros, voire moins. Si le patron d'Air liquide, Benoît Potier, me dit qu'il a les poches trouées et qu'il ne peut me donner que 100 000 euros, je serai très heureux de les prendre et de le faire savoir aux autorités chinoises...
Certaines entreprises n'auraient donc pas le sens de l'opportunité ?
Je pense qu'un certain nombre d'états-majors de grandes firmes françaises ne sont pas assez à l'écoute de leurs filiales en Chine. Et que nos élites, au sein desquelles je place les membres des grands corps de l'Etat issus de l'ENA, de Polytechnique, des Mines ou de l'Inspection des finances, sont sans doute trop autocentrées sur la France et pas suffisamment à l'écoute du monde qui change. Tout va très vite aujourd'hui, et je crains que cette nomenklatura n'en ait pas pris la mesure.
Cette défiance à l'égard des élites, Nicolas Sarkozy lui-même l'a exprimée. Mais il a pourtant reproduit le même système, jusqu'au plus haut niveau de l'Etat...
Parce que la France et la haute fonction publique restent prisonnières de ce code génétique : j'en parle d'autant plus librement que je sors moi-même de l'ENA. Les parachutages d'énarques ou de polytechniciens à la tête de grandes entreprises restent une anomalie très française. Elle explique un certain nombre de désastres industriels, dont le plus spectaculaire fut celui du Crédit lyonnais.
Quels enseignements devrions-nous tirer de ces échecs ?
Nous devrions commencer par nous poser sérieusement la question de la suppression de l'ENA. Il faudrait raisonner moins en termes de carrière que de performance. Car il n'est pas normal que des générations d'énarques ou de polytechniciens trustent les postes les plus élevés, au nom de leurs seuls diplômes et en vertu d'un mandarinat totalement archaïque. Il n'y a pas un pays au monde qui procède de la sorte. Tout cela n'est plus possible.
Y compris au sein de l'appareil d'Etat ?
En effet. Je pense ainsi que la notion de cabinet ministériel devrait être revue profondément. Ces cabinets sont pléthoriques, souvent déficients, et ils présentent bien moins d'intérêt qu'il y a vingt-deux ans, lorsque j'étais conseiller de Jacques Chirac à Matignon. A l'époque, nous formions une équipe ramassée de 15 collaborateurs. Je suis partisan d'un système à l'anglaise : là-bas, les ministres sont entourés de deux ou trois parlementaires, qui font travailler les administrations en liaison avec le Parlement. C'est plus sain, plus efficace et plus démocratique.
Ce sont des questions que vous évoquez avec Nicolas Sarkozy ?
Cela fait partie des choses que je compte en effet aborder avec lui.
Au même titre que ses "visi- teurs du soir"...
Contrairement à Alain Minc, je n'aime pas ce terme. Je ne revendique d'ailleurs pas un tel rôle, pas plus que je ne distribue publiquement les bons et les mauvais points. Quant à mes rapports avec le président de la République, ils ne regardent que lui et moi. Et c'est à lui seul que je réserve mes réflexions.
On prête beaucoup à Alain Minc, jusqu'à faire et défaire, aujourd'hui, la présidence de France Télévisions...
On ne prête qu'aux riches, et je connais suffisamment Nicolas Sarkozy pour savoir que pour ce type de décision il agit toujours seul.
Et qu'importe si chacun s'attribue ensuite la décision ?
Ça, c'est la vie.
Encadré : un fidèle de sarkozy
Ecrivain à succès et homme de culture, José Frèches est, à 59 ans, un produit atypique de l'énarchie. Cet ancien membre du cabinet de Jacques Chirac à Matignon, en 1986, est l'un des rares intimes de Nicolas Sarkozy à dire les choses sans ambages.
Un fidèle discret du chef de l'Etat, dont il fit la campagne, ce qui lui vaut aujourd'hui de diriger le Pavillon français de l'Exposition universelle de Shanghai, dont l'ouverture aura lieu le 1er mai.
Renaud Revel© 2010 L'Express. Tous droits réservés.
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