mardi 30 mars 2010

Le dilemme nucléaire du président Barack Obama - Selig S. Harrison

Le Monde diplomatique - Avril 2010, p. 12 13

Surenchères du Pentagone, pressions des " faucons " japonais

Une dizaine de mots éloquents auront suffi au président Barack Obama pour s'avancer vers l'obtention du prix Nobel de la paix et devenir, à la fois, le héros des militants du désarmement et la bête noire des fanatiques du nucléaire. Lorsqu'il a promis de renouveler et d'étendre les accords conclus avec la Russie sur le contrôle des armes nucléaires - connus sous le nom de traités de réduction des armes stratégiques (Strategic Arms Reduction Treaty, Start) (1) -, qui diminueraient modestement les arsenaux des deux pays, ces derniers n'ont pas été surpris (2). Mais ces croyants acharnés se sont inquiétés lorsqu'il a déclaré, à Prague, le 5 avril 2009 : " Nous réduirons le rôle des armes nucléaires dans notre stratégie de défense nationale. " D'autant plus que le président venait d'entamer la très officielle analyse critique de la position nucléaire (Nuclear Posture Review, NPR) établie à l'arrivée de toute nouvelle administration. Quand il a répété cette déclaration, au mot près, dans son discours du 23 septembre 2009 devant l'Assemblée générale de l'Organisation des Nations unies (ONU), ils ont manifesté leurs craintes quant à plusieurs questions essentielles :

- La nouvelle doctrine implique-t-elle pour les Etats-Unis de renoncer à l'emploi en premier d'armes nucléaires, comme la Chine et l'Inde l'ont déjà fait et comme l'administration Clinton l'avait promis dans l'accord controversé de 1994 avec la Corée du Nord, certes abrogé par l'administration de M. George W. Bush (lire " Pyongyang dans le collimateur ") ?

- Dans l'éventualité d'une attaque chimique ou biologique, les Etats-Unis excluront-ils une riposte nucléaire ?

- M. Obama acceptera-t-il, comme le lui a récemment demandé Berlin, de retirer d'Allemagne, d'ici quatre ans, les armes nucléaires américaines contrôlées par l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) ? En fera-t-il de même avec les autres armes nucléaires tactiques stationnées en Europe ?

- Plus important pour les industries de la défense, limitera-t-il le nombre de bombardiers nucléaires, de sous-marins lanceurs de missiles Trident, de missiles balistiques intercontinentaux ?

Irrésistible déferlante de l'armée rouge

Pour justifier son choix, le comité Nobel norvégien a expliqué qu'il avait " attaché une importance particulière à la vision et à l'action de M. Obama en faveur d'un monde sans armes nucléaires ". Mais il ressort de conversations avec des fonctionnaires et des conseillers étroitement impliqués dans la NPR qu'il donnera sans doute toute satisfaction aux " vrais croyants " du Pentagone dans le texte qui devait être publié le 1er avril 2010. Et ce, malgré les batailles acharnées qui se sont déroulées jusqu'au dernier moment au sein de son administration et qui affectent directement la position américaine dans les négociations en cours avec Moscou sur l'accord Start. Il est d'ores et déjà acquis que le rôle des armes nucléaires dans la stratégie de défense américaine ne sera pas réduit de manière significative.

Durant la guerre froide, les Etats-Unis avaient affirmé leur droit à les utiliser en cas d'attaque conventionnelle. A l'époque, le bloc soviétique jouissait sur le théâtre européen d'un avantage écrasant en forces armées et en puissance de feu, et l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) prédisait même une déferlante irrésistible de ses troupes en cas de conflit. Un raisonnement semblable a été utilisé pour justifier la menace d'emploi en premier dans le cas de la Corée du Nord.

Mais, pour reprendre l'argument de l'ancien ministre des affaires étrangères allemand Joschka Fischer, " il n'y a plus de division blindée qui puisse traverser notre frontière en moins de quarante-huit heures. La politique d'emploi en premier était une réponse à une situation qui a fondamentalement changé (3) ". Quant à la Corée du Nord, son imposante armée d'hier ne peut plus se mesurer aux forces militaires de la Corée du Sud qui se sont développées grâce à l'aide américaine.

Les propositions de renoncer à l'emploi en premier sont souvent écartées comme des rêves naïfs de bonnes âmes qui ne comprennent rien aux dures réalités de la politique internationale. Mais s'en tenir au principe inverse ne paraît pas plus réaliste. " Si nous prenons au sérieux la non-prolifération, fait ainsi observer M. Fischer, les puissances nucléaires actuelles doivent créer un climat de désarmement à même de freiner l'aspiration d'autres pays à passer au nucléaire. " L'article 6 du traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), signé en 1968, prévoyait la diminution des arsenaux existants (notamment ceux des membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies), en contrepartie du maintien " hors nucléaire " des autres puissances. Mais le rythme infinitésimal de réduction des armements concernés et la menace d'emploi en premier risquent d'amener des Etats à ne plus se sentir liés par le traité.

Un fonctionnaire du Pentagone nous affirme par exemple que " les armes nucléaires doivent dissuader et constituer une réponse à l'utilisation d'armes de destruction massive, contre les Etats-Unis ou leurs alliés ", mettant ainsi dans le même sac le chimique, le biologique et le nucléaire. La Maison Blanche, quant à elle, cherche une formulation suffisamment ambiguë pour suggérer une réduction du rôle des armes nucléaires, comme il a été promis à Prague, tout en laissant ouvertes de larges possibilités d'usage de la force. Certains ont proposé d'écrire que le but unique de ces dernières est d'exercer des représailles, en cas d'utilisation d'armes de ce type par d'autres pays contre les Etats-Unis ou leurs alliés. Le choix du terme " représailles " équivaut ici à une limitation claire de l'action à une riposte.

Plusieurs compromis ont donc été proposés : le droit d'utiliser l'arme nucléaire contre une attaque conventionnelle ou chimique provenant d'un pays qui, comme la Corée du Nord, viole le TNP ; le remplacement de " exercer des représailles " par " répondre à ", expression qui implique qu'une attaque pourrait éventuellement être déclenchée dès que les préparatifs d'une offensive ennemie sont découverts.

Après le discours de Prague, une délégation de " faucons " influents du ministère de la défense japonais a entrepris de faire pression sur l'administration et le Congrès américains. Elle a averti que Tokyo développerait ses propres armes nucléaires si les Etats-Unis excluaient l'emploi en premier contre la Chine et la Corée du Nord ou ne déployaient pas ce que le Japon considère comme des forces nucléaires suffisantes.

La délégation a notamment demandé que les missiles de croisière Tomahawk, dotés d'ogives nucléaires, continuent d'être installés. Or il est prévu de les retirer en 2013 : la marine américaine estime suffisante l'efficacité des sous-marins nucléaires lanceurs de missiles Trident et des bombardiers à longue portée dédiés à la protection du Japon. Huit de ces sous-marins patrouillent constamment le Pacifique nord à portée de cibles désignées, 7 d'entre eux étant en permanence en " alerte rouge " avec un temps de réponse prévu de douze minutes.

" Le vrai gouvernement allemand "

Autant les " vrais croyants " du Pentagone que les faucons de Tokyo veulent que le parapluie nucléaire soit basé sur le concept de " dissuasion élargie " par laquelle les forces américaines ripostent au moyen d'armes de ce type à n'importe quelle attaque, qu'elle soit menée par des vecteurs nucléaires, chimiques, biologiques ou conventionnels. Cette doctrine exprime une ligne dure à l'égard de la Chine et de la Corée du Nord, défendue par le Parti libéral-démocrate (PLD), qui a dirigé le Japon durant les cinq dernières décennies.

L'alternance politique d'août 2009 modifie la situation, le Parti démocrate (PD) partageant plutôt la vision de M. Obama telle qu'elle s'est exprimée à Prague. Le ministre des affaires étrangères Okada Katsuya a plusieurs fois manifesté ce soutien. Lors de la présentation du cabinet, le 16 septembre 2009, il s'est demandé " si les pays qui déclarent leur volonté d'utiliser les armes nucléaires en premier ont encore le droit de parler de non-prolifération nucléaire ". Le 16 octobre, au cours d'une rencontre avec le ministre américain de la défense Robert Gates, M. Okada a émis le souhait de discuter de la question. M. Gates a évité le sujet, mais, lors d'une conférence de presse, il a exprimé le besoin d'une " dissuasion flexible ". Le même jour, à Kyoto, M. Okada a souligné une contradiction dans la politique passée de son pays. " Jusqu'ici, a-t-il noté, le gouvernement japonais a dit aux Etats-Unis : "Nous ne voulons pas que vous excluiez l'emploi en premier parce que cela affaiblirait la force de dissuasion nucléaire." Le Japon n'est pas cohérent quand il appelle au désarmement nucléaire dans le monde tout en exigeant le droit à l'emploi en premier pour lui-même (4). " Répondant aux critiques, M. Okada a déclaré que, si Washington renonçait à l'emploi en premier, " cela ne signifierait pas que le Japon serait à l'extérieur du parapluie. Dans l'éventualité malheureuse où le Japon subirait une attaque nucléaire, nous n'excluons pas une réponse de ce type ".

M. Okada a également scandalisé des faucons, tant à Tokyo qu'à Washington, en déclarant, à propos de la menace de la Corée du Nord, que " des armes conventionnelles suffisent pour y faire face " et qu'une " zone dénucléarisée en Asie du Nord-Est " serait souhaitable. Certes, le premier ministre Hatoyama Yukio s'est montré plus circonspect que M. Okada, et il n'est pas certain que le ministre des affaires étrangères exprime l'opinion de M. Ozawa Ichiro, le dirigeant de son parti, plus belliciste. Des divisions profondes traversent cette formation comme la société dans son ensemble. Un grand nombre de faucons, qui privilégient la dissuasion élargie, sont aussi partisans d'une force nucléaire japonaise indépendante, et ils se saisiraient volontiers d'une divergence avec l'administration Obama pour renforcer leurs arguments.

Aucun va-t-en-guerre à Washington ne prend au sérieux ni M. Okada ni M. Guido Westerwelle, le ministre des affaires étrangères allemand, qui a appelé à plusieurs reprises au retrait des armes nucléaires tactiques américaines de son territoire. Ils regardent les deux hommes comme des figures politiques provisoires qui seront tôt ou tard rejetées. Alors président du conseil de planification politique du département d'Etat dans l'administration de M. William Clinton, M. Morton H. Halperin nous avait confié qu'un haut fonctionnaire de son ministère avait balayé ces déclarations politiques en affirmant : " Ce n'est pas le vrai gouvernement allemand. " Une attitude similaire s'exprime à propos des nouveaux dirigeants japonais.

D'après M. Hans Kristensen, de la Fédération des scientifiques américains, les Etats-Unis conservent " 10 à 20 " bombes nucléaires B-61 à chute libre dans la base militaire de Büchel, dans l'ouest de l'Allemagne, et possèdent un total de 150 à 240 têtes nucléaires en Allemagne, en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas et en Turquie. On s'attend à ce que la NPR écarte tout retrait pour deux raisons : la Turquie veut les conserver pour dissuader l'Iran d'une éventuelle attaque nucléaire, et le Pentagone soutient que, puisque l'OTAN doit réviser sa stratégie l'année prochaine, il serait prématuré de les abandonner unilatéralement.

Un autre argument utilisé est que le futur accord Start ne concernera que les arsenaux stratégiques. Il laissera donc un avantage tactique à la Russie dans la mesure où les évaluations font habituellement état de 500 à 1 200 armes nucléaires tactiques américaines, y compris celles présentes en Europe, contre environ 2 000 déployées par la Russie. Moscou en aurait jusqu'à 6 000 en réserve. Ces équipements ont une portée de 450 à 600 kilomètres.

La recherche par l'administration Obama d'une réduction, dans le cadre de l'accord Start, du nombre de têtes nucléaires stratégiques - entre 1 500 et 1 675, contre 2 200 actuellement - a déçu les partisans du désarmement. En effet, la Russie a signalé qu'elle était prête à descendre à 1 000 afin de réduire son budget consacré à la défense, et il existe un consensus ancien, à Washington, sur le fait que ce serait là un bon niveau de sécurité. Même l'intransigeant John Deutch, qui a dirigé la NPR de l'administration Clinton, a défendu cet objectif.

Cependant, aux yeux des experts, la manière dont la " triade " nucléaire (nombre de bombardiers stratégiques, de missiles sur terre et sur mer) sera répartie importe plus que la question des ogives nucléaires. Une lutte acharnée a été menée pour décider s'il fallait réduire la quantité de bombardiers, celle des missiles balistiques intercontinentaux ou celle de sous-marins porteurs de Trident, divergences qui ont retardé la définition de la NPR.

Etonnamment, même l'Air Force Association, qui défend les intérêts de l'armée de l'air, a recommandé que les 114 bombardiers nucléaires B-52 et les B-2 en service soient éliminés progressivement au profit de missiles balistiques intercontinentaux et de sous-marins. En effet, ces derniers seraient plus à même de résister à une première frappe. Cette recommandation a cependant peu de chances d'être retenue, et le nombre de missiles balistiques intercontinentaux - actuellement 450 - va probablement être réduit dans le cadre de l'accord Start. Seuls les 13 sous-marins nucléaires, portant chacun 24 missiles Trident, seront probablement maintenus.

Les membres du Congrès alliés aux " vrais croyants " du Pentagone sont mécontents des réductions prévues. Ils ont menacé de retarder la ratification de l'accord Start s'ils n'obtiennent pas satisfaction sur le projet de loi de modernisation des armes nucléaires américaines. L'administration Bush avait tenté en vain de faire passer un programme controversé, nommé " ogive de substitution fiable ", dont l'objectif était de renouveler l'arsenal des Etats-Unis. M. Obama propose simplement de remettre à neuf les armes existantes (Stockpile Stewardship and Management Program). Mais les 40 sénateurs républicains d'alors, plus le sénateur indépendant Joseph Lieberman, lui ont, le 17 décembre 2009, envoyé une lettre : " Nous ne croyons pas que les nouvelles réductions prévues par le programme Start puissent être dans l'intérêt de la sécurité nationale des Etats-Unis, en l'absence d'un programme significatif de modernisation de notre force de dissuasion nucléaire. " Ils ont notamment demandé une rénovation rapide des ogives nucléaires B-61 et W-76.

La très respectée Arms Central Association a annoncé que le Strategic Command (Stratcom), organe de contrôle militaire des armes nucléaires, et la National Nuclear Security Administration (NNSA) " insistent sur la capacité de concevoir de nouvelles ogives ". L'an dernier, une fuite de la NNSA a révélé un plan destiné à développer les capacités de fabrication de plutonium, au sein des installations de Los Alamos (Nouveau-Mexique), Oak Ridge (Tennessee) et Kansas City (Missouri). La NNSA recherche l'appui du Congrès pour mettre en oeuvre ce programme, qui, s'il était mené à son terme, permettrait aux Etats-Unis de quadrupler leur production annuelle de 20 à 80 unités.

Un emploi tranquille au sein de l'OTAN

Jusqu'ici, le plan de la NNSA n'a pas été soumis au Congrès, mais le simple fait qu'il existe donne une idée de l'importance des intérêts que M. Obama aurait à affronter s'il cherchait à concrétiser sa vision du désarmement nucléaire. Le président semble avoir sérieusement sous-estimé ses ennemis au sein du complexe militaro-industriel, comme il l'avait d'abord fait avec le lobby des assureurs de santé et avec les banques. Non seulement il a conservé M. Gates comme ministre de la défense, mais il n'a pas nommé de civils favorables à ses thèses à des postes-clés du Pentagone, abandonnant la NPR aux faucons. Il a maintenu à son poste le directeur de la NNSA, issu de l'administration Bush, ainsi que tout le personnel responsable du plan de quadruplement des capacités de production de plutonium. A la Maison Blanche, le meilleur avocat du désarmement nucléaire parmi ses conseillers, M. Ivo Daalder, a été relégué avec son approbation à un emploi tranquille au sein de l'OTAN, afin de laisser la voie libre aux membres de la sécurité nationale qui ont les faveurs du Pentagone.

A partir du moment où M. Obama a commencé à multiplier les déclarations sur le besoin de " maintenir une dissuasion forte aussi longtemps qu'existera l'arme nucléaire ", il a perdu la bataille du désarmement nucléaire au profit du belliqueux général Kevin Chilton, commandant de la Stratcom. Le 11 novembre 2009, cet officier a prédit que les Etats-Unis auraient encore besoin d'armes nucléaires dans quarante ans.

Le 15 décembre 2009, à Omaha (Nebraska), lors d'une conférence organisée avec le soutien financier de la Stratcom, par le programme d'information nucléaire, à laquelle participaient 105 experts militaires et spécialistes du contrôle des armements, il s'est montré encore plus clair : " Nous aurons besoin d'armes nucléaires tant que les Etats-Unis existeront. "

Note(s) :

(1) Les accords Start I puis Start II ont été signés au début des années 1990. Ils prévoyaient une réduction substantielle des arsenaux stratégiques des deux Supergrands.
(2) Lire Olivier Zajec, " Subtile partie d'échecs entre Moscou et Washington ", Le Monde diplomatique, avril 2008.
(3) Süddeutsche Zeitung, Munich, 27 novembre 1998.
(4) Masa Takubo, " The role of nuclear weapons : Japan, the US, and "Sole Purpose" ", Arms Control Today, novembre 2009.

PHOTO - US President Barack Obama walks out of the Oval Office at the White House to board the Marine One helicopter to leave for Camp David in Washington on March 26, 2010. Obama and his Russian counterpart Dmitry Medvedev on March 26 finalized a historic new deal to cut long-range nuclear arms, slashing the number of deployed warheads by a third. After months of intense negotiations, they sealed what Obama called 'the most comprehensive arms control agreement in nearly two decades,' as they hailed improved ties that hit a low under US President George W. Bush.

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