Le Monde - Page Trois, lundi, 2 août 2010, p. 3
Une couverture en papier kraft, 120 pages de textes, de photos et de dessins, une trentaine de contributeurs et un buzz à faire pâlir d'envie n'importe quel éditeur : vendu à 500 000 exemplaires dans les deux jours qui ont suivi sa publication en Chine début juillet, Duchang Tuan (" Choeur de solistes ") est un coup de maître.
Son instigateur a pour nom Han Han : 28 ans, blogueur et écrivain star, pilote de rallye et chanteur à ses heures, ce vilain garnement de l'Internet dont les foucades et les sorties suscitent un énorme intérêt dans un pays où l'opinion publique est bourgeonnante, est devenu incontournable. Les filles l'adorent, les dissidents apprécient qu'il ose porter la plume dans la plaie des désordres sociétaux chinois, tandis que ses lazzis contre le système font s'esclaffer un nombre toujours plus nombreux de Chinois.
Qu'il se soit acharné à lancer un magazine à l'âge du Net n'est pas le moindre des paradoxes, pour l'auteur du blog considéré comme le plus lu au monde, avec plus de 400 millions d'accès depuis sa création. Duchang Tuan a été conçu dans un appartement transformé en salle de rédaction, au deuxième étage d'une tour de la grande banlieue ouest de Shanghaï.
Dans le salon, des jeunes gens sont penchés sur des écrans d'ordinateur. Visage fin, cheveux mi-longs, jean et tee-shirt, Han Han est un brin tendu, timide, mais fidèle à la décontraction et au franc-parler de cette nouvelle génération dont il est l'égérie, ceux que l'on désigne en Chine par l'expression ba ling hou, " nés après les années 1980 ".
Nul agent ni attaché de presse à ses côtés, aucune exigence de relecture ne viendront crisper la conversation. A la bonne franquette, il dévore un plat de riz et de crabe dans une boîte en plastique, puis des fraises. Il passe à l'anglais quand on lui parle de rallye, sa passion - il a remporté le championnat de rallye chinois.
D'abord phénomène littéraire autant pour sa précocité que pour son insolence - il quitte le lycée à 17 ans, écrit des best-sellers (six romans et quatre essais), et rejette l'invitation de la prestigieuse université Fudan à Shanghaï. Han Han incarne une sorte de mouvance de fond d'une jeunesse chinoise grandie au temps de l'Internet, ni totalement blasée par les illusions de la consommation, ni révoltée comme l'étaient les protestataires du mouvement étudiant de Tiananmen, en 1989.
Quand il a lancé, en 2009, sur son blog, un appel aux amateurs de belles lettres, et promis aux auteurs publiés une rémunération plusieurs fois supérieure aux tarifs en vigueur en Chine, il a été inondé de textes. Mais le recueil, conçu comme un " espace sans restriction à l'expression littéraire ", est resté plus d'un an au placard : " la ligne rouge n'est pas écrite, n'existe dans aucun document officiel, et est capricieuse ", nous disait le franc-tireur il y a quelques mois.
Il devra composer : Duchang Tuan sera classifié comme livre et non comme média, et l'éditeur en herbes dut faire revoir leurs textes à ses auteurs quand la maison de publication désapprouvait. L'ouvrage décevra " ceux qui veulent améliorer la société ou changer le statut quo ", a-t-il prévenu. On y trouve la ballade poétique d'un chanteur de folk aveugle dans les trains verts de son enfance. Une série de photos de sans domicile fixe qui posent devant des drapeaux chinois. Le professeur d'anglais le plus connu de Chine y narre, lui, ses déboires dans la première école d'anglais qu'il fréquenta il y a de ça quatorze ans.
Han Han ouvre Duchang Tuan avec un texte de présentation, où il raconte dans quelle aventure il va emmener les lecteurs. " Donc ainsi va le monde, les hommes le changent, et les femmes changent la conception qu'ils en ont. Mais il y a toujours des idées du monde qui continuent à se dresser là, stupidement, intransigeantes, qui ne peuvent pas être transformées par la réalité, par les coups durs, même après qu'on s'en soit moqué, et malgré tous les lapins qu'on vous a posés. Ne cessons jamais d'avoir un idéal ! ", encourage-t-il.
Il signe également le dernier texte du magazine, premier feuilleton d'une drôle d'expédition, où le narrateur parti chercher un ami qui sort de prison se fait pincer par la police après avoir fait monter une prostituée dans sa chambre d'hôtel...
Malgré sa notoriété de pop star, Han Han est parfois censuré sur son blog. L'écrire, dit-il, c'est " ouvrir une brèche " dans un pays où la " censure nous étouffe ". " Provoquer une sorte de jaillissement " de la parole et du débat, un peu comme quand " l'oppression sexuelle a pris fin ", énonce-t-il, le regard pétillant de malice. " Savez-vous pourquoi la Chine est incapable de devenir une grande nation de culture ? Parce nous devons commencer chaque discours par "chers dirigeants", et que ces chers dirigeants n'ont pas de culture... qu'ils ont aussi peur de la culture, censurent la culture et contrôlent la culture ! ", a-t-il lancé lors d'une conférence à l'université de Xiamen en début d'année...
Han Han dérange quand il multiplie les commentaires désobligeants sur des officiels, brocarde les excès nationalistes de certains de ses contemporains et titille les thuriféraires de la pensée unique du PC en utilisant une arme dont ces derniers sont dépourvus : l'humour et la dérision.
Cette impertinence, et un art consommé de la métaphore et du jeu de mot grivois, ravissent ses fans, qui l'ont porté au rang de deuxième personnalité la plus influente au monde, dans le vote Internet du magazine américain Time, fin avril. Quelques semaines auparavant, le Nanfang Dushi Bao, le plus progressiste des quotidiens chinois, osait s'engager à ses côtés : " Apportons-lui nous tous notre voix ", recommandait le journal, " il ne s'agit pas de voter pour Han Han l'intellectuel public, ni pour Han Han le leader d'opinion. Mais pour un explorateur qui a clairement pris ses marques vis-à-vis du système ".
L'énergumène a ses détracteurs : les " écrivains officiels " du régime, avec qui il a eu par le passé maille à partir, le honnissent. Un vice-président de l'association des écrivains de la province du Hebei lâche ainsi pour tout commentaire : " Si j'étais son père, je l'aurais déjà battu à mort ! " Un intellectuel pékinois s'interroge : " Han Han, c'est bien. Mais son blog, n'est-ce pas une forme de populisme, quand on sait que tous les intellectuels sont écartés par le pouvoir et n'ont pas droit de cité ? "
Ses adversaires les plus redoutables, il le sait, agissent sous couvert et pourraient un jour faire de lui un " mot sensible ", a-t-il philosophé dans un de ses billets. Pour parer à toute pression, Han Han a demandé à ses parents de prendre leur retraite - son père était chargé de la mise en page de la " une " dans un journal du parti.
Si sa formidable popularité le protège, il botte en touche à l'évocation de sujets politiquement trop " sensibles " : Han Han ne parlera pas du Tibet, des musulmans turbulents du Xinjiang, de la dissidence et de ses héros phares, la plupart en prison. " Tout le monde sait qui a tort et qui a raison, dit-il, sibyllin. Mais les dissidents exigent le multipartisme en Chine, ça ne me semble pas une option réaliste. "
Dans un billet récent, il s'interrogeait sur ces " questions trop directes " que lui posent les journalistes étrangers, dont " la réponse m'obligerait à payer un prix trop élevé, qui pour l'instant, n'est pas nécessaire ". Ajoutant : " Donc je me tais. Mais continuez à poser vos questions, ce sont les bonnes. Dites simplement que la personne n'a pas osé répondre. Pardonnez-moi, s'il vous plaît, ma lâcheté. "
Les billets de l'écrivain blogueur sur la corruption et les passe-droits des fonctionnaires, les expulsions forcées ou les difficultés pour la population de joindre les deux bouts font mouche chez les jeunes et moins jeunes, qui y trouvent des échos à leurs problèmes.
Cette position d'éclaireur l'a souvent amené à être comparé à Lu Xun, l'écrivain mythique du début XXe siècle, conscience démocratique de la Chine et mort en 1936 avant de devenir par la suite une icône du régime communiste.
Selon Sebastian Veg, chercheur au Centre d'études français sur la Chine contemporaine à Hongkong, et qui vient de retraduire en français le célèbre recueil de nouvelles Cris de Lu Xun (Editions rue d'Ulm), " Han Han et Lu Xun sont tous deux devenus célèbres en s'en prenant aux expressions du nationalisme chinois. Lu Xun en attaquant le sentiment de supériorité culturelle des adeptes de "l'essence nationale", Han Han en se moquant des promoteurs du boycott de Carrefour après l'affaire du passage de la flamme olympique à Paris et la brouille franco-chinoise. " Poursuivant : " Han Han excelle, comme Lu Xun, dans ce genre, qui consiste à prendre au pied de la lettre les formules de propagande ou les slogans de ses adversaires et à démonter leur hypocrisie... "
Voici quelques exemples tirés du blog de Han Han.
Sur les suicides d'ouvriers chez le sous-traitant Foxconn à Canton. " Pourquoi croyez-vous que nos politiciens paradent ainsi la tête haute sur la scène internationale... ? C'est grâce à vous, chacun et chacune des petits soldats si bon marché de notre main-d'oeuvre. Peu importe que notre socialisme aux caractéristiques chinoises soit ou non un capitalisme aux caractéristiques féodales, vous n'avez, jeunes gens, pas d'autres solutions. Quel gâchis quand même, tout ce sang chaud dans nos coeurs, qui éclabousse le bitume. "
A propos de l'Exposition universelle de Shanghaï. " Le problème pour Haibao - la mascotte de l'Expo - , qu'on a d'abord vu sur le papier, était : que faire pour son derrière ? Fallait-il une queue ? Des fesses ? Une raie des fesses ? Personne n'avait de réponse. On s'est donc aperçu que les statues de la mascotte sont toutes pareilles devant. Certaines ont une raie des fesses, mais la plupart n'en ont pas. Tout ça parce que Google - dont la prononciation en chinois est proche de " raie des fesses " - a quitté la Chine... "
Sur les récents crimes d'enfants dans les écoles. " Dans une société qui n'a pas de soupape, tuer ses membres les plus vulnérables est un exutoire possible. Je conseillerais de déployer tous les effectifs de sécurité qui gardent les bureaux des gouvernements locaux à travers le pays pour protéger nos crèches. Un gouvernement qui ne parvient même pas à protéger ses propres enfants n'est pas digne d'être gardé par autant de gens. "
Brice Pedroletti et Bruno Philip
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