A une année d'intervalle, en 1947 et en 1948, l'Inde et Israël sont nés sur les décombres de l'Empire britannique, au terme d'un processus de partition violent. Ils se sont trouvés happés dans des conflits inextricables marqués par des affrontements armés récurrents. Ces similitudes n'ont cependant pas créé d'affinités particulières entre ces deux pays. Bien au contraire.
A partir des années 1920, les chefs du mouvement nationaliste indien ont fait cause commune avec les Arabes de Palestine contre l'impérialisme britannique, s'opposant à la volonté sioniste de créer un Etat juif. L'Inde a voté contre le plan de partage de la Palestine à l'Assemblée générale des Nations unies, le 29 novembre 1947, et n'a reconnu Israël qu'en 1950. Jusque dans les années 1980, elle a continué à faire bloc avec les pays arabes - au sein des Nations unies comme du Mouvement des non-alignés - pour défendre le droit des Palestiniens à un Etat souverain.
Former un triangle stratégique avec Washington
Cette posture n'était pas dénuée d'arrière-pensées. L'Inde s'inquiétait d'un possible alignement du monde musulman sur les revendications pakistanaises au sujet du Cachemire. D'autres impératifs ont également joué, notamment celui de la sécurité énergétique : New Delhi dépendait largement des pays du Proche-Orient pour ses approvisionnements en pétrole. De plus, il comptait sur l'argent envoyé par ses nombreux ressortissants travaillant dans les pays du Golfe pour atténuer le grave déséquilibre de sa balance des paiements à la fin des années 1980 et au tournant de 1990 (1).
Pourtant, au fil des décennies, le fossé entre l'Inde et Israël s'est réduit. Dès les années 1960, les deux pays ont noué des contacts secrets touchant au domaine militaire et au renseignement. Israël s'est ainsi montré disposé à aider l'armée indienne dans ses conflits avec la Chine (en 1962), puis avec le Pakistan (en 1965 et 1971). Le ministre de la défense, Moshe Dayan, a même effectué en Inde une visite secrète, en 1978, pour évoquer une éventuelle coopération. Finalement, en 1992, New Delhi a établi des liens diplomatiques formels avec Tel-Aviv. Cette décision fut facilitée par un contexte international marqué à la fois par la fin de la guerre froide et par la conférence de Madrid d'octobre 1991 sur le Proche-Orient, qui laissait entrevoir des perspectives de paix. Mais elle découlait également d'une déception devant les maigres résultats de la politique adoptée jusque-là : non seulement l'Inde n'est jamais parvenue à neutraliser l'influence du Pakistan auprès des pays arabes, mais elle a vu à maintes reprises l'Organisation de la conférence islamique (OCI) adopter des résolutions condamnant ses positions sur le Cachemire.
Si c'est le Parti du Congrès (centre gauche) qui a établi des relations diplomatiques avec Israël, c'est le parti extrémiste hindou, le Parti du peuple indien (Bharatiya Janata Party, BJP), qui, une fois au pouvoir (entre 1998 et 2004), a fait prendre son plein essor au partenariat et lui a donné tout son sens. Soupçonneux, sinon hostile, à l'égard du monde musulman, le BJP n'a eu aucun état d'âme à afficher ouvertement sa sympathie pour Tel-Aviv. Il est vrai qu'en termes de politique intérieure, il ne s'est jamais senti contraint par l'opinion de la minorité musulmane indienne - contrairement au Parti du Congrès. Le contexte de l'après-11-Septembre a encore renforcé ce nouveau lien, car le gouvernement de coalition du BJP s'est plu à promouvoir l'idée d'un front des démocraties libérales face à la menace du terrorisme islamiste. Illustration symbolique s'il en est, il a reçu le premier ministre Ariel Sharon, en septembre 2003, pour commémorer... les attentats du 11-Septembre aux Etats-Unis.
Cette vision politique a débouché sur le rêve d'un triangle stratégique entre Israël, l'Inde et les Etats-Unis (2), idée énoncée pour la première fois le 8 mai 2003 par l'Indien Brajesh Mishra, alors conseiller national à la sécurité, au dîner de gala annuel de l'American Jewish Committee (AJC ) : " Notre thème principal ici est de nous remémorer collectivement l'horreur du terrorisme et de célébrer l'alliance des sociétés libres engagées dans le combat contre ce fléau. Les Etats-Unis, l'Inde et Israël ont tous été les principales cibles du terrorisme. Ils doivent faire face conjointement à cette même monstrueuse apparition qu'est le terrorisme des temps modernes (3). " Par la suite, des discussions ont eu lieu entre des représentants des trois gouvernements, notamment sur les questions de défense et d'antiterrorisme, alors qu'à l'arrière-plan un rapprochement décisif s'opérait entre les groupes de pression pro-indien et pro-israélien à Washington.
En 2004, le retour du Parti du Congrès aux affaires, à la tête d'un gouvernement de coalition, a atténué cette dimension idéologique ; mais, sur le fond, la substance de la relation israélo-indienne n'en a été nullement affectée. Car elle touche aux domaines prioritaires de la défense et de la sécurité.
Certes, les liens se sont diversifiés et des collaborations ont vu le jour dans les secteurs de l'agriculture, du tourisme, des sciences et des technologies. Bien que restant largement tributaires de l'industrie du diamant (presque 50 % du volume total des importations et des exportations entre les deux pays en 2008) (4), les échanges commerciaux sont passés de 200 millions de dollars en 1992 à 4 milliards de dollars en 2008. Mais la défense reste le coeur de la coopération.
La survie de l'industrie d'armement israélienne dépend de ses exportations. Jusqu'à la fin des années 1990, celles-ci s'effectuaient majoritairement vers la Chine. Mais le veto opposé par les Etats-Unis au transfert de technologies sensibles à Pékin a forcé Tel-Aviv à se tourner vers d'autres marchés, dont l'Inde. Cette réorientation s'est avérée fructueuse car elle a eu lieu à un moment où la croissance économique permettait enfin à New Delhi de financer ses besoins (considérables) en matière de défense. De son côté, l'Inde cherchait de nouveaux fournisseurs, les équipementiers russes ne comblant que partiellement le vide laissé par la disparition de son ancien partenaire soviétique (de nombreuses chaînes de production au sein de l'industrie d'armement soviétique ont été démantelées ou durablement désorganisées après 1991). Enfin, les Etats-Unis se rapprochaient eux aussi de l'Inde, ce qui facilitait les transferts de technologie.
Les radars israéliens Phalcon - des systèmes de détection développés par Israel Aerospace Industry pour l'armée de l'air indienne (5) - en constituent un bon exemple. Après en avoir interdit la vente à la Chine en 2000, Washington l'a autorisée pour l'Inde. New Delhi a tiré de cette expérience une conclusion claire : le rapprochement avec Tel-Aviv lui permettait l'accès aux technologies de pointe que les Etats-Unis rechignaient à exporter.
En une décennie, Tel-Aviv s'est ainsi imposé parmi les premiers fournisseurs d'armement à l'Inde, devenue son premier marché d'exportation. Le volume des contrats passés au cours des dix dernières années est estimé à près de 10 milliards de dollars (6). Souplesse et réactivité ont été les grands atouts d'Israël. Souplesse, parce que le pays s'est d'emblée adapté aux particularités des armées indiennes, dont la majorité des équipements est d'origine russo-soviétique - d'où des contrats fructueux pour la modernisation des matériels russes : chars, porte-avions, hélicoptères et avions de combat ont tous été équipés de matériel électronique israélien. Réactivité, avec l'approvisionnement d'urgence de l'armée indienne en munitions lors de l'affrontement avec le Pakistan au Cachemire, en 1999, connu sous le nom de " crise de Kargil " (7).
La coopération industrielle s'est concentrée sur deux secteurs de pointe : les radars de surveillance et drones d'une part, les systèmes de missiles d'autre part. Pour les premiers, un contrat d'une valeur de 1,1 milliard de dollars a été conclu en 2004 pour la vente de trois Phalcon.
S'agissant des missiles Barak, la coopération a débuté en 2001 avec un contrat de 270 millions de dollars pour la vente d'un système de défense antinavire. Elle a franchi un cap en janvier 2006, lorsque les deux pays ont décidé de codévelopper une nouvelle génération du missile. En se lançant dans les transferts de technologie, Israël s'est mis en position de concurrencer les Russes, également engagés dans le codéveloppement de missiles de croisière avec les Indiens. Enfin, en 2007, les deux Etats ont annoncé un projet d'accord d'une valeur de 2,5 milliards pour la mise au point d'un système de lutte antiaérienne basé sur le Barak, mais destiné cette fois aux armées de l'air et de terre.
Autre domaine de coopération sensible : l'imagerie satellitaire. En janvier 2008, l'Inde a lancé pour le compte d'Israël un satellite d'espionnage de dernière génération, susceptible de fournir des informations sur les installations stratégiques iraniennes. C'est pour son propre compte qu'en avril 2009 elle en a lancé un autre, acquis d'urgence après les attentats de Bombay (Mumbai), qui, en novembre 2008, ont fait cent soixante-dix morts et ont alors révélé de graves lacunes en matière de surveillance du territoire. Toujours dans le contexte de l'" après-Bombay ", elle a acheté des radars israéliens, pour une valeur de 600 millions de dollars, afin de renforcer son dispositif d'alerte le long de sa côte occidentale.
Nul doute qu'Israël est en position privilégiée pour accompagner l'Inde dans son effort d'amélioration du dispositif de sécurisation du territoire et, plus généralement, pour approfondir avec elle une coopération déjà étroite en matière de contre-terrorisme. Les Israéliens ont aidé à la construction d'une barrière le long de la ligne de contrôle avec le Pakistan ; ils ont fourni divers systèmes de surveillance pour empêcher les infiltrations de militants islamistes et, surtout, ils sont parmi les très rares intervenants extérieurs à s'être rendus sur le théâtre des opérations au Cachemire.
A ce jour, New Delhi, comme l'ensemble de la " communauté internationale ", soutient la création d'un Etat palestinien indépendant et viable. Mais, au fil des crises qui se succèdent entre Israël et ses voisins, sa diplomatie a appris à louvoyer au mieux de ses intérêts. L'approche indienne consiste à dissocier la relation bilatérale des vicissitudes de la situation au Proche-Orient, autrement dit à protéger en priorité la coopération avec Israël, en évitant de se mettre à dos les pays arabes. D'où des déclarations officielles nuancées, condamnant tour à tour, comme pour faire bonne mesure, l'aveuglement des attaques terroristes contre Israël et la brutalité des " représailles ". La diplomatie indienne a d'ailleurs pris goût au grand écart diplomatique, puisque, tout en se rapprochant d'Israël, le pays a développé au début des années 2000 des liens avec l'Iran. Ainsi, avant de recevoir M. Ariel Sharon, en septembre 2003, Delhi avait, en janvier de la même année, accueilli le président Mohammad Khatami. De façon un peu paradoxale, le rapprochement avec Israël a donné à l'Inde un nouveau levier dans sa politique au Proche-Orient : son soutien n'étant plus aussi assuré que par le passé, les Etats de la région ont appris à faire meilleur cas de ses intérêts.
Valse-hésitation du pouvoir lors de la guerre du Liban
Si la relation avec Israël demeure un exercice délicat, c'est bien plus pour des raisons intérieures qu'extérieures, car il faut ménager la sensibilité de la minorité musulmane (14 % de la population). Il faut aussi prendre en compte les franges politiques de gauche, héritières de la tradition anti-impérialiste, qui se mobilisent contre toute politique ouvertement pro-israélienne. Les décideurs indiens privilégient donc la discrétion dans leur promotion de la coopération avec l'Etat hébreu. Cette ligne est bien sûr plus difficile à tenir en temps de crise : la guerre du Liban de 2006 a illustré l'embarras de New Delhi, qui s'en est d'abord tenu à des condamnations hésitantes de l'action israélienne, avant de durcir le ton sous la pression des partis communistes et de l'électorat musulman. Exaspéré, le Parlement a fini par adopter à l'unanimité une résolution condamnant l'offensive.
Les tiraillements de l'Inde sur le Proche-Orient sont riches d'enseignements. A un niveau diplomatique, ils résultent d'une polarisation prévisible entre les tenants de la posture traditionnelle, proarabe, et les partisans du partenariat avec Israël. Mais, de façon plus subtile, ils révèlent aussi une tension intérieure entre la nécessité de ménager une minorité de cent soixante millions d'individus, qui fait de l'Inde le troisième Etat musulman au monde, et une fascination non avouée pour les méthodes expéditives d'Israël. Méthodes que certains à Delhi seraient du reste bien tentés d'expérimenter contre les mouvances terroristes basées au Pakistan.
Note(s) :
(1) En juin 1991, la crise de la balance des paiements indienne, due notamment à l'arrêt des transferts d'argent des travailleurs immigrés dans les pays du Golfe, a conduit les dirigeants à lancer, en accord avec le Fonds monétaire international (FMI), un grand programme d'ajustement structurel de l'économie.
(2) Louise Tillin, " US-Israel-India : Strategic axis ? ", BBC News, Londres, 9 septembre 2003.
(3) Discours disponible sur le site de l'AJC.
(4) Cf. la section Bilateral Trade Relations du site de l'ambassade indienne à Tel Aviv.
(5) Le premier radar a été transféré au printemps 2009, pour être adapté à des avions Iliouchine rénovés par la Russie. New Delhi pourrait prochainement commander trois nouveaux Awacs pour un montant mirobolant.
(6) Siddharth Srivastava, " Israel rushes to India's defense ", Asia Time Online, 2 avril 2009.
(7) Lire Ignacio Ramonet, " La menace Pakistan ", Le Monde diplomatique, novembre 1999.
Isabelle Saint-Mézard
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