vendredi 29 octobre 2010

Et si la Grèce quittait la zone euro ?


Marianne, no. 706 - Monde, samedi, 30 octobre 2010, p. 50

Alain Léauthier et Hélène Tsegerole

Bruxelles n'a plus la cote sur les bords de la mer Egée. En cause : la privatisation du service public, le spectre du déclassement de la classe moyenne et une citoyenneté de seconde zone après l'adoption de la mise sous tutelle du pays par l'Europe et le FMI.

Même les grandes révoltes ont une fin. Voilà le sentiment de qui a vu les cortèges de la colère grecque avant l'été et n'en revient pas du calme apparent qui règne aujourd'hui à Athènes à la veille des élections municipales du 7 novembre. Les manifs se font rares, les touristes un peu moins et l'été indien joue les prolongations. Alors RAS, cinq mois après l'adoption du " Mnémonio ", l'accord qui place la Grèce sous une tutelle de fait de l'Union européenne et du FMI ?

On a prévu de poser la question à Antonis Papagiannidis, directeur de la revue Oikonomikh qui a fixé le rendez-vous à l'hôtel de Grande-Bretagne, place Syntagma. Dans ce bijou de l'hôtellerie de luxe, les fauteuils sont profonds, la moindre consommation est hors de prix et la clientèle, ravie d'avoir retrouvé son train-train irréel d'élite mondialisée. " Lors des manifs de mai, ils devaient négocier avec les militants du Parti communiste qui filtraient l'accès ", s'amuse le journaliste. Antonis Papagiannidis sourit, mais ne croit guère à un réel retour à la normale. " Nous sommes dans un cul-de-sac. Le plan d'austérité a fait chuter de 15 % les revenus de l'ensemble de la population. Pour espérer commencer à rembourser notre dette, le double serait nécessaire. L'ancien ministre des Finances du gouvernement de Konstantinos Mitsotakis estime par exemple qu'il faudrait licencier 300 000 fonctionnaires sur près de 800 000. En démocratie, en temps de paix, et si on ne veut pas de morts, un tel coût social n'est tout simplement pas possible. " Entre deux notes de piano et les rires de gorge des élégantes, personne n'entend la conclusion du Cassandre : " D'une manière ou d'une autre, la Grèce devra provisoirement se retirer de la zone euro. "

Papagiannidis a beau porter cravate et parler châtié, une telle prédiction, qui gagne pourtant du terrain, le range dans la catégorie des doux dingues aux yeux des élites grecques, effrayées à l'idée d'interrompre le joli rêve éveillé que vit le pays depuis son adhésion à la Communauté européenne en 1981. D'ailleurs, les défenseurs de l'accord jurent qu'une disposition permettra à la Grèce de renégocier le montant de sa dette en 2016 si son économie n'a pas repris suffisamment de forces. Pas sûr que l'argument suffise à réchauffer l'ardeur européenne des quelques centaines d'étudiants en pharmacie venus crier très fort leur hostilité à un projet de privatisation partielle des universités sur cette même place Syntagma. Sous une banderole proclamant " Peuple grec prends ta vie dans tes mains ", il y avait là Elena, Christina, Elli et Adriana, quatre filles de fonctionnaires, dont trois couples d'enseignants, la fameuse " génération 700 € ". " Plutôt génération 590 € ! " rectifient-elles, allusion au montant du premier salaire touché par les jeunes de 18 à 25 ans. Toutes quatre convaincues en tout cas que le Mnémonio fragilisera un peu plus les classes moyennes grecques, déjà mises à mal par l'entrée dans la zone euro. " Non, cet accord ne va pas améliorer la situation. Le chômage galope, l'emploi est de plus en plus limité. L'Europe nous plombe. Il faut la quitter ", expliquent ces jeunes pétroleuses qui, depuis leur naissance, n'ont pourtant connu que l'horizon communautaire et son illusoire prospérité. A la Fédération panhellénique des cheminots, Bruxelles non plus n'a guère la cote ces jours-ci. Toujours en cohérence avec l'accord, le gouvernement a fait connaître son intention de privatiser 49 % de Trainose, la filiale d'OSE, la SNCF grecque, au prétexte que cette dernière cumule une impressionnante dette de 10,5 milliards d'euros. " Quatre-vingts pour cent de cette dette sont des dépenses d'infrastructure, mais on veut faire croire que c'est la faute aux personnels ", s'emporte Thanassis Levantis, le président du syndicat, pas content mais prudent. Les trains grecs ne transportent que 3,5 % des voyageurs, à peine 1 % du fret et leurs 6 000 cheminots envient la puissance de mobilisation de leurs collègues français. " Du temps où il était dans l'opposition, le Pasok s'était prononcé contre la privatisation des transports. Avec son plan, près de la moitié de nos effectifs peut disparaître. " Théoriquement, il n'y aura pas de licenciements, mais des mutations vers d'autres secteurs de la fonction publique, selon des critères qui laissent songeur Larissa, le chef de la gare centrale d'Athènes, à peine plus grande et moderne qu'une station ardéchoise oubliée par la SNCF. " Ils vont me mettre où, à la Sécurité sociale ? " s'interroge le cheminot, âgé de 58 ans. Larissa dresse rapidement le bilan de trente-trois ans de carrière : un salaire de 1500 e, vite englouti depuis que sa femme, sa fille cadette et son beau-fils ont tout récemment perdu leur emploi. " La faute de ce maudit accord, ça ne fait aucun doute ! "

Concurrence déloyale

Les cheminots ont décidé de quatre jours de grève, mais, au Pirée, les dockers se tâtent. Pour eux, la privatisation est déjà une réalité depuis qu'un quai du port de conteneurs a été concédé au plus gros armateur chinois, Cosco, allié avec un armateur grec qui a délocalisé la construction de ses cargos dans les chantiers navals de l'empire du Milieu. Le projet a été finalisé sous Karamanlis, l'ancien Premier ministre de centre-droit, mais pourrait connaître une nouvelle extension avec le gouvernement socialiste. Ce qui pousse Nick Georgiou, le secrétaire général de l'Union des dockers, à une comparaison très proche du célèbre " blanc bonnet et bonnet blanc " du regretté Jacques Duclos. Son grief majeur ? Une concurrence jugée déloyale : " Les employés de Cosco coûtent 40 € par jour et nous 100. " Et, bien sûr, la crainte que leur condition ne devienne la nouvelle norme : moins bien payés, moins voire pas du tout syndiqués. L'homme se montre d'autant plus chaleureux avec les médias qu'il sait les revendications des dockers peu populaires. Eleni Kostarelou, chargée de l'économie à Eleftherotypia, le grand quotidien de gauche, pourtant fort critique à l'égard du plan d'austérité et de certaines privatisations, les juge même déplacées. " Au Pirée, Cosco va payer 4,5 milliards de loyer à l'OLP [la société à caractère public gestionnaire du port], recruter 650 employés grecs et investir 550 millions d'euros dans la modernisation des infrastructures. Est-ce qu'on peut refuser cela ? "

Climat délétère

Refuser ? Malgré la fatigue des derniers mois, beaucoup de Grecs y songent encore et toujours. Refuser " les sacrifices qu'on veut [leur] imposer avec des statistiques gonflées, cette construction imposée par Merkel à des dirigeants grecs déloyaux ", comme le disent par exemple Nikos Chasomeris et Panagiotis Georgiou du Syndicat des fonctionnaires à temps partiel. Comme eux, ils sont presque 50 000 dans tout le pays qui, à la suite d'un imbroglio politico-administratif, n'ont pratiquement plus aucun statut. " Autrefois, le Pasok avait promis de nous titulariser, aujourd'hui il nous envoie les flics quand nous voulons occuper l'Acropole. " Refuser le déclassement. L'abaissement. La citoyenneté de seconde zone dans une Europe dominée par une Allemagne égoïste et hautaine. Voilà ce que martèle aussi Irène Dourou, membre du comité exécutif de Synaspismos, sorte de Front de gauche version hellène. A titre personnel, depuis l'accord UE/FMI, cette jeune intellectuelle de 36 ans a vu ses revenus passer de 1 500 à 900 € dans la maison d'édition où elle travaille. " Est-ce que Papandréou s'imagine qu'on va sortir le pays de son marasme en assassinant les classes moyennes ? " Elle non plus n'est guère rassurée par la nonchalance trompeuse de ce milieu d'automne et, à y regarder de plus près, c'est un drôle de climat qui règne sur la ville. L'extrême droite surfe sur le malaise. Les brigades motorisées de la police occupent tout le centre mais, sur la grande place Omonia, les dealers nigérians vendent tranquillement l'herbe et l'héro sous les yeux indifférents des fonctionnaires. " Plutôt que de voir dans les privatisations une recette miracle, le Pasok ferait mieux de s'attaquer à la corruption qui gangrène ce pays ", s'emporte Irène Dourou. En cas de défaite trop cinglante le 7 novembre, Georges Papandréou a promis des élections générales. La Grèce n'est pas sauvée. Elle n'est pas pour autant décidée à tout accepter.


Repères

- Le plan d'austérité grec prévoit de réaliser 30 milliards d'euros d'économie en trois ans pour ramener le déficit public de 13,6 % du PIB à moins de 3 % d'ici à 2014.

- Dans la fonction publique et les entreprises publiques, il prévoit un gel ou une réduction des salaires et des pensions et une diminution des primes.

- Enfin, une réforme des retraites va porter la durée des cotisations de 37 à 40 annuités.


Devine qui vient rôder à Athènes ce soir
Hervé Nathan

En septembre dernier, Haris Pamboukis, ministre des Investissements du gouvernement Pasok, rendait une discrète visite à Jacques Attali. Quel conseil est-il venu chercher chez le président de la Commission pour la libération de la croissance française ? Aucun, selon Attali : " Haris Pamboukis est un ami de longue date. J'ai plaisir à discuter avec lui. Je n'ai pas de mission de conseil pour le gouvernement grec. " Un démenti à la presse grecque qui, chaque jour, fustige les " 150 conseillers " prodiguant chèrement leurs avis au gouvernement.

Car les Français sont bien présents autour d'Athènes. A commencer par la banque Lazard, dont la dette souveraine est l'une des spécialités. L'économiste Daniel Cohen, spécialiste de ces problèmes, a même une mission qui consiste " à les aider à réfléchir à ce qu'ils peuvent demander aux partenaires européens en matière de taux d'intérêt. Ce qui est juste et soutenable ". Le rôle principal revient à Matthieu Pigasse. Le banquier, propriétaire des Inrocks, nouvel actionnaire du Monde et ancien conseiller de Dominique Strauss-Kahn à Bercy, assure que " conseiller des Etats attaqués par des hedge funds [...], c'est un acte politique "*. Certes. Mais de l'aveu même de George Christodoulakis, le secrétaire général spécial du ministère des Finances chargé des Privatisations, Lazard, avec la Deutsche Bank et HSBC, participe à la restructuration du secteur bancaire et à la privatisation des chantiers navals. Un acte politique bien peu philanthropique.

D'autres officiels font le voyage de Paris. Georges Papaconstantinou, ministre des Finances, a rencontré Michel Pébereau, président de BNP-Paribas. La grande banque française a très peu d'activités en Grèce, mais adore les emprunts d'Etat. Elle en a pour 5 milliards d'euros dans ses comptes, plus 2 milliards d'obligations privées. Les deux mastodontes bancaires grecs sont le Crédit agricole et la Société générale, qui ont acquis les deux premiers réseaux du pays, soit 53 milliards d'euros d'engagements. Quant aux privatisations, même partielles ou sous forme de concessions, elles intéressent des groupes français : EDF est attentif au sort de la compagnie nationale d'électricité, Veolia et Suez à celui de la distribution de l'eau, Vinci aux routes et autoroutes.

* L'Express, 19 octobre 2010.


Marianne : Pour des millions de Grecs, ce gouvernement est en train de brader le pays.

George Christodoulakis : Il ne faut pas croire les populistes et certains médias avides de sensationnalisme. Nous ne bradons rien, nous n'allons pas vendre la Grèce, ni ses îles, ni quoi que ce soit d'autre ! Bien au contraire, il s'agit de valoriser les biens de l'Etat, de manière très prudente et dans l'intérêt de tous.

Pourquoi vouloir privatiser le secteur public ?

G.C. : Pour en rationaliser le fonctionnement et les coûts. Il ne s'agit pas de vendre en totalité des compagnies publiques, mais d'associer l'expertise et le capital privé sous forme de concessions.

A quelle hauteur ?

G.C. : Cela dépendra du secteur. Nous avons choisi de privatiser presque totalement les sociétés de jeux appartenant à l'Etat, les casinos, les paris divers, les loteries, etc. A l'inverse, dans des secteurs plus stratégiques, les chemins de fer, l'électricité, le gaz, l'eau ou les ports, soit nous garderons une minorité de blocage à 34 %, soit la majorité à 51 %. Nous continuons d'étudier les projets car, contrairement à ce que certains prétendent, nous ne voulons pas agir dans l'urgence.

Vous avez tout de même des objectifs à court terme ?

G.C. : Les privatisations doivent nous rapporter un milliard d'euros par an lors des trois prochaines années. Au-delà, j'espère que ce plan portera vraiment ses fruits dans quatre ou cinq ans.

Mais les privatisations détruisent aussi des milliers d'emplois...

G.C. : Ne pas rationaliser là où il faut le faire n'aide pas l'emploi. L'Etat grec possède 1 000 ports, deux très importants cotés en Bourse [le Pirée et Thessalonique], douze de moyenne dimension et près de 900 petits sites. Il faut absolument procéder à des rapprochements en y associant le privé. Voilà notre projet et ce n'est pas brader, me semble-t-il.

Pour privatiser, encore faut-il qu'il y ait des candidats. Et, plus largement, des investisseurs étrangers.

Deux sociétés, l'une qatari, l'autre d'Abou Dabi, viennent de renoncer devant les obstacles bureaucratiques...

G.C. : Justement notre idée est de combiner les privatisations avec un plan (Fast Track) permettant d'alléger considérablement les procédures pour les investisseurs. Nous misons par exemple beaucoup sur le développement des aéroports régionaux et notamment ceux des îles car ce sera l'outil permettant l'indispensable croissance du tourisme, un de nos atouts majeurs.

Les Chinois ont bien l'intention de profiter de ces opportunités, non ?

G.C. : Oui et nous ne nous en plaignons pas. La concession de la société Cosco [premier armateur chinois] sur le port du Pirée va générer un énorme trafic et motiver de gros investissements.

Et tant pis s'ils inondent l'Europe de leurs produits à partir de votre pays ?

G.C. : C'est un marché libre. Doit-on fermer les portes ? Ce n'est pas comme ça que nous surmonterons nos difficultés.

Propos recueillis par A.L.

© 2010 Marianne. Tous droits réservés.

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