mardi 30 novembre 2010

ANALYSE - Où vont les syndicats ? - Eric Dupin


Le Monde diplomatique - Décembre 2010, p. 1 20 21

Un climat social tendu en France

Filmée à la raffinerie Total de Donges (Loire-Atlantique), la scène est symbolique : le délégué CGT, M. Christophe Hiou, porte la casquette orange du responsable CFDT du site, M. Dimitri Guiller, lequel a lui-même enfilé le casque rouge de son camarade. Les deux syndicalistes manifestent leur cohésion en ce pénible jour du 29 octobre où l'assemblée générale des travailleurs s'apprête à voter la fin de la grève (1). " On n'a pas plié la réforme des retraites ", reconnaissent-ils avec amertume, mais " tout le monde est fier " d'un mouvement responsable, fortement soutenu par la population. " Il y a des défaites qui ont un goût de victoire ", répète M. Hiou, le visage tendu.

L'opposition à la réforme des retraites, cet automne, aura enfanté une impressionnante série de manifestations réussies. Une mobilisation qui a irrigué le territoire comme jamais. Le 12 octobre, on comptait deux mille cinq cents manifestants à Coutances (Manche), quatre mille six cents à Aubenas (Ardèche), sept mille cinq cents à Dole (Jura) (2). Les cortèges syndicaux se sont gonflés d'un public inhabituel, particulièrement les samedis. " Je n'arrête pas de rencontrer des gens qui me disent que c'est leur première manifestation ", s'amusait un organisateur. On ne saura jamais combien de millions de Français sont, au moins une fois, descendus dans la rue en cet automne 2010, mais c'est sans doute un chiffre record. De quoi " ouvrir les consciences populaires ", selon l'expression de M. Hiou.

Marquée par un soutien de l'opinion qui n'a pas faibli malgré les difficultés d'approvisionnement en carburant, la victoire idéologique s'est cependant doublée d'une défaite politique. Le rapport de forces établi par la grève n'a pas été assez puissant pour faire reculer le pouvoir. " Les chiffres des grévistes n'ont pas été dérisoires, mais le "tous ensemble", c'est la manifestation ", observe M. Pierre Khalfa (3), membre du secrétariat national de Solidaires.

De plus, le modèle d'un secteur public entraînant l'ensemble du mouvement social semble dorénavant épuisé. " La fonction publique en a un peu marre de jouer les locomotives ", sourit Mme Bernadette Groison, secrétaire générale de la Fédération syndicale unitaire (FSU). Et M. Didier Le Reste, responsable de la Fédération des cheminots CGT, a répété que ses camarades ne pouvaient porter à bout de bras un mouvement qui peinerait à prendre dans le secteur privé. D'ailleurs, une " grève par procuration ", limitée au secteur public, " ce ne serait pas sain ", remarque M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT. La plupart des responsables syndicaux reconnaissent que les taux de grévistes dans le secteur public ont déçu. Des grèves reconductibles furent lancées à la SNCF ou à la RATP, mais leur impact a été limité par le service minimum et une participation minoritaire des salariés.

Chez les fonctionnaires, le souvenir des semaines de grève infructueuses contre la réforme Fillon des retraites, en 2003, a pesé (4). En fait, note Mme Groison, " la fonction publique a été mise à mal ", avec des agents qui se sentaient peu soutenus par l'opinion. Pour Mme Anne Feray, responsable du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES), le taux de participation limité des enseignants s'explique par des " préoccupations professionnelles très fortes ", et par leurs doutes sur les possibilités de l'emporter.

Difficulté de mobiliser dans le public

Plus largement, Mme Cécile Gondard, secrétaire générale de SUD-PTT, pointe l'impact du changement dans les entreprises publiques, qui " ne sont plus telles qu'on pouvait les imaginer ". A La Poste, les grèves ne furent pas " bloquantes ", les restructurations ayant détruit les " bastions ouvriers " des centres de tri désormais largement automatisés. Dans le secteur privé, si les arrêts de travail ont été nombreux, seuls des secteurs bien délimités se sont engagés dans des grèves durables : les raffineries, où la crainte de fermetures de sites avait déjà provoqué un mouvement en février 2010, les ports, ou encore les cantines scolaires à Marseille. Les routiers multiplièrent eux aussi les actions. Mais le mouvement n'a pas fait tache d'huile dans un secteur où l'engagement dans la grève a été compromis, souligne M. Thibault, par " la réalité de la situation du salariat, sa précarité, ses problèmes de pouvoir d'achat ". M. Alain Olive, secrétaire général de l'Union nationale des syndicats autonomes (UNSA), confirme : " Le privé est confronté à une crise terrible, avec les délocalisations, le chômage, la précarité. " Tout comme Mme Annick Coupé, porte-parole de Solidaires : " Dans l'industrie automobile, il est compliqué de partir en grève alors qu'il y a du chômage partiel. "

La crise n'explique cependant pas tout. Il n'est pas indifférent de rappeler que 40 % environ des salariés du site Total de Donges, l'un des phares de la grève, sont syndiqués, contre 8 % en moyenne en France - le taux le plus bas de tous les pays européens. Cette faible implantation limite l'action des organisations syndicales. Se contenter du " soutien de l'opinion " et d'une mobilisation de la rue risque d'en faire le simple relais d'une colère sociale teintée d'exaspération politique.

" Les syndicats ont fait leur boulot, et ils ont montré leur influence dans la société française ", riposte M. Thibault. Sauront-ils tirer parti de leur meilleure image, notamment auprès des jeunes, pour se renforcer ? La CGT, qui revendique près de sept cent mille adhérents, a enregistré plus de six mille adhésions depuis début septembre sur son seul site Internet, soit une progression de 60 % par rapport à l'année précédente à la même période. " Nous ne sommes pas encore équipés pour bien les traiter ", confesse toutefois Mme Agnès Le Bot, secrétaire confédérale. Le syndicalisme d'adhésion a encore des progrès à faire. " La CFDT gagne de soixante à quatre-vingt mille adhérents tous les ans, mais en perd aussi de quarante à soixante mille ", relève son secrétaire national, M. Laurent Berger.

Les grèves se seraient-elles généralisées si les mots d'ordre syndicaux avaient été plus offensifs ? C'est l'opinion de M. René Valladon, secrétaire national de Force ouvrière (FO) : " Dès le début, nous avions un désaccord de fond sur la conduite du mouvement. Le rituel syndical classique, qui veut que les concessions du pouvoir dépendent de la longueur des cortèges, ne fonctionne plus avec ce président. Il aurait fallu instaurer un rapport de forces brutal. " D'où la proposition d'une grève nationale interprofessionnelle, alors que l'intersyndicale se limitait à appeler à des " journées d'action " où chacun décidait des formes de mobilisation. " On ne pouvait gagner qu'en allant à l'affrontement avec Sarkozy, mais l'intersyndicale n'a pas voulu s'aventurer sur le terrain politique ", analyse Mme Coupé.

M. Marcel Grignard, secrétaire général adjoint de la CFDT, ne nie pas les faiblesses de la stratégie retenue par l'intersyndicale : " Les dés étaient pipés. Le pouvoir avait décidé de ne laisser aucun espace au dialogue social, alors que les syndicats ne voulaient pas mener le combat sur le terrain politique. Avec un cynisme incroyable, ce gouvernement a compté sur le sens de la responsabilité des syndicats ! " La CFDT considérait que, dans un contexte de crise, où le salariat demeure sur la défensive, la grève n'était " pas adaptée ".

Côté CGT, une appréciation pessimiste du rapport de forces ne prédisposait pas davantage à l'engagement d'une bataille frontale. " Il ne suffit pas d'avoir des outils dans quelques secteurs professionnels : les déserts syndicaux pèsent sur les rapports de forces ", constate M. Thibault. " La CGT est extrêmement lucide sur l'état de faiblesse du syndicalisme français ", confirme Jean-Marie Pernot, chercheur à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Au point d'avoir parfois donné l'impression d'être en deçà des possibilités ouvertes par la révolte populaire. " Peut-être a-t-on sous-estimé un certain nombre de choses. Les militants sont souvent en décalage avec les salariés ; c'est vrai qu'on a été surpris à chaque fois par les mobilisations ", concède Mme Nadine Prigent, membre du bureau confédéral de la CGT.

L'unité syndicale, qui fit la force de cette mobilisation, interdisait aussi sa radicalisation. " C'était un tour de force de mettre tout le monde ensemble, et il a été extraordinaire de tenir comme cela ", se félicite Mme Groison. L'intersyndicale regroupant la CGT, la CFDT, la CFTC, la CFE-CGC, l'UNSA, la FSU et Solidaires a piloté le mouvement sans tensions excessives. Force ouvrière a participé à la plupart de ses réunions, tout en ne signant pas ses communiqués. Pour sa part, Solidaires s'est parfois abstenu de parapher des mots d'ordre marqués par la rude loi du plus petit dénominateur commun.

La stratégie de l'intersyndicale a résulté d'une cascade de compromis. Les uns se nouaient au sein même de la CGT, certaines fédérations, comme celle de la chimie, pouvant contester la prudence de la direction confédérale. Les autres forgeaient des positions communes à la CGT et à la CFDT. Il restait à ménager les susceptibilités de tous pour accoucher de l'orientation finale. Ce dispositif a sauvegardé l'unité au prix de choix stratégiques parfois incohérents, et le calendrier des journées d'action s'est sans doute accéléré trop tardivement...

Incontestablement, l'alliance entre la CGT et la CFDT s'est renforcée. Ce binôme est le " fédérateur de l'intersyndicale ", dit M. Grignard, quand Mme Prigent évoque leur " travail privilégié ". L'entente entre les deux principales confédérations syndicales revêt une dimension stratégique qui suscite des réactions diverses. Si M. Olive estime que " ce rapprochement est une bonne chose pour le mouvement syndical ", M. Valladon, lui, s'inquiète : " Avec l'intersyndicale, François Chérèque [secrétaire général de la CFDT] et Bernard Thibault se sentent fondés à parler au nom de tout le monde, et les autres confédérations disparaissent. "

Le dirigeant de FO soupçonne M. Thibault d'être " l'homme qui prépare la réunification générale du monde syndical ". L'intersyndicale serait " le prototype de sa centrale unitaire pluraliste ". L'intéressé rappelle certes que son organisation se prononce toujours, dans ses statuts, pour " un seul syndicat " ; mais sa démarche pragmatique est celle du " syndicalisme rassemblé " privilégiant l'unité d'action entre les organisations.

Plutôt que de chercher à fédérer le pôle combatif qu'elle pourrait former avec la FSU et Solidaires, la CGT donne la priorité à son alliance avec la CFDT. " Nous refusons le schéma d'un syndicalisme avec deux pôles, l'un dit "réformiste" et l'autre dit "protestataire", martèle M. Thibault. Il est faux de prétendre qu'il y aurait des organisations adeptes de la mobilisation et d'autres de la négociation : chacune doit articuler ces deux démarches. " A sa manière, M. Chérèque ne dit guère autre chose : " Nous n'acceptons pas une division du travail où les trahisons des uns seraient les avantages des autres, comme on l'a trop souvent vu par le passé. "

Solide alliance CGT-CFDT

Cette convergence stratégique repose sur une volonté commune de parvenir à un équilibre à partir de deux cultures antagonistes. " La CFDT se définit comme un intermédiaire social. Nous, on est clairement du côté des salariés ", lâche M. Thibault. " Il y a deux cultures syndicales en Europe et pas trois ", affirme M. Chérèque, qui oppose l'orientation " réformiste ", privilégiant la négociation et favorable à l'Union européenne, à une ligne contestataire. Sur le dossier des retraites, les projets des deux organisations sont incompatibles. La philosophie de la CGT, toujours hostile au capitalisme, reste opposée à celle de la CFDT, qui s'en accommode.

Chacun est convaincu que la dynamique de l'alliance lui sera profitable. L'unité n'étant pas un jeu à somme nulle, l'efficacité qu'elle entraîne peut profiter aux différents partenaires qui semblent partager une analyse réaliste des rapports de forces. La stratégie de la CFDT n'est plus fondée sur le déclin de la CGT, assure M. Chérèque : " A une époque, on a pu penser que notre avenir passait par une domination intellectuelle sur la CGT et que sa faiblesse faisait notre force. Nous considérons maintenant que nous n'avons rien à perdre à l'évolution de la CGT. " La centrale cédétiste semble même avoir accepté sa position seconde. " Partout où il y a un pluralisme syndical, en Espagne, en Italie ou en Belgique, il y a un équilibre assez stable dans le temps entre les différents courants ", se rassure M. Grignard.

La mutation dans laquelle est engagée la première centrale française n'est pas étrangère à cette nouvelle configuration. En 2010, les ouvriers ne représentent plus que 29,9 % de ses adhérents, contre 50,4 % d'employés (5). " La CGT a beaucoup évolué sociologiquement, souligne M. Thibault. Quelque part, on est représentatifs de la société française. " Pas encore complètement, puisque seuls 8 % des syndiqués CGT appartiennent à une entreprise de moins de cinquante salariés, 15 % ont moins de 35 ans et 35 % sont des femmes.

En outre, 57 % d'entre eux travaillent dans le secteur public. Le recrutement dans le secteur privé, particulièrement dans les petites et moyennes entreprises, apparaît comme une priorité, surtout dans le cadre du rapprochement de la CGT et de la CFDT, centrale dont les deux tiers des adhérents appartiennent au privé. Cette stratégie explique aussi, pour partie, le choix de ne pas s'enfermer dans une alliance avec la FSU et Solidaires, implantées exclusivement ou principalement dans le secteur public. Elle éclaire également la prudence d'une direction confédérale attentive à ne pas se couper de salariés du privé, moins combatifs.

Ces choix ont été débattus au congrès de la CGT à Nantes (7-11 décembre 2009), qui a témoigné du net décalage entre militants du privé et du public, les premiers étant bien plus favorables à la " mutation " de l'organisation. Même si la contestation politique portée par M. Jean-Pierre Delannoy, responsable Nord-Pas-de-Calais de la Fédération de la métallurgie, fut minoritaire, de nombreuses réticences au changement des pratiques et des structures se sont exprimées dans certains bastions. Non sans mal, et toujours pour élargir son implantation, la CGT tente de faire évoluer son organisation, de la réduction du nombre des fédérations à la création de syndicats de site pouvant regrouper les salariés d'entreprises sous-traitantes.

En conclusion de l'enquête qu'il a consacrée à l'organisation, la sociologue Françoise Piotet relève que " les " CGT sont marquées par " une très grande hétérogénéité des pratiques d'action, des modes de fonctionnement, des types d'engagement militant (6) ". " C'est un peu le bazar, opine le secrétaire général. Mais cela fait aussi partie de nos forces. "

Privée de son aile radicale, ralliée pour l'essentiel aux syndicats SUD, la CFDT est devenue plus homogène que la CGT. Le traumatisme de 2003 n'en reste pas moins présent : le soutien de la direction de la CFDT à la réforme Fillon des retraites lui avait fait perdre quatre-vingt mille militants en quatre ans. L'affaire des " recalculés ", ces chômeurs qui ont vu la durée de leur indemnisation raccourcie sur décision de l'Union nationale pour l'emploi dans l'industrie et le commerce (Unedic), dirigée par la CFDT, a constitué le point extrême de la dérive gestionnaire de la confédération. " On a créé une injustice pour sauver le système. On était dans la confusion des rôles, et il a fallu procéder à une forme d'autocritique ", admet M. Chérèque. Le secrétaire général observe que ses militants sont désormais plus à l'aise : " Ils avaient souffert d'une image pas assez combative. C'est le premier mouvement d'ampleur où nous montrons notre combativité, tout en étant clairs sur les réformes que nous proposons. " Il ne conteste pas que son organisation avait glissé loin à droite sous l'ère Notat (7), mais il estime être parvenu aujourd'hui à un " juste milieu ". " Le fait de travailler ensemble fait bouger tout le monde ", constate M. Grignard. L'unité d'action retrouvée n'a sans doute pas fini d'influer sur la CFDT

Fin du syndicalisme de cadres ?

Mais son entente avec la CGT inquiète d'autant plus les autres organisations que la loi du 20 août 2008 sur la représentativité syndicale (lire La représentativité en loi) va rebattre les cartes. " Cela pollue, et va polluer longtemps, les relations entre syndicats ", prévient M. Jean-Claude Mailly, secrétaire général de FO. Troisième confédération, FO n'est pas la plus menacée par les nouvelles règles du jeu, mais elle demeure la plus virulente. Cette organisation composite semble engagée dans un combat pour la survie, l'incitant à se distinguer à tout prix. M. Marc Blondel, qui l'a dirigée de 1989 à 2004, avait rêvé de la voir reprendre le créneau d'une CGT atteinte par l'écroulement du communisme et la disparition de ses bases industrielles traditionnelles. D'où une radicalisation du discours qui n'avait plus grand-chose à voir avec la modération contractuelle chère à son prédécesseur, M. André Bergeron.

C'était sans compter avec la capacité de la première centrale française à s'adapter. " L'évolution de la CGT est en train de tuer FO ", analyse M. Chérèque. " Les positions de FO sont marquées par un anticégétisme qui n'a jamais été aussi près de l'esprit de 1947 (8) ", réplique pour sa part M. Thibault. On peut douter de la capacité de FO à séduire les déçus de la mutation cégétiste : son influence semble en recul, à en juger par les résultats des élections prud'homales (lire l'encadré). Elle régresse particulièrement dans le secteur public, alors que des renforts viennent du privé, qui représenterait désormais 54 % de ses adhérents.

Grâce aux nouvelles règles, " des syndicats nous rejoignent ", se félicite M. Mailly. Or ces apports vont encore accroître l'hétérogénéité de la centrale. Sur le terrain, ses organisations sont loin de professer un discours aussi ferme que celui de la confédération. " A la base, les neuf dixièmes des syndicats FO pratiquent la collaboration de classe ", tranche M. Khalfa. " Notre ciment, c'est que chacun est libre ", réplique M. Valladon, qui ne craint pas une dérive corporatiste avec l'arrivée de syndicats autonomes : " La défense des métiers est l'essence même du syndicalisme. "

Autre record européen : la France compte huit centrales syndicales, dont six à vocation générale (CGT, CFDT, FO, CFTC, UNSA, Solidaires) et deux sectorielles (CFE-CGC pour les cadres et FSU pour la fonction publique). " La recomposition syndicale, personne n'en parle, mais tout le monde y pense ", sourit M. Gérard Aschieri, ancien secrétaire général de la FSU. " On ne peut pas continuer avec huit organisations ", renchérit Mme Groison. A terme, les nouvelles règles de représentativité simplifieront le paysage, même si la capacité des organisations à persévérer dans leur être empêchera de rapides regroupements. " Les réunifications sont toujours le produit de grands événements, jamais de manoeuvres d'appareil ", rappelle M. Mailly.

L'organisation la plus menacée est, à coup sûr, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), qui a fort peu de chances de rester " représentative " au niveau national. Son secrétaire général, M. Jacques Voisin, s'accroche toutefois à son pavillon syndical : " Il ne faut pas s'avouer vaincu avant le dernier combat ! " Alors que la logique voudrait que ses troupes rejoignent la CFDT (9), il reproche à celle-ci d'être " dans la compromission plus que dans le compromis ". Lors d'une réunion de l'intersyndicale, la CFTC a désagréablement surpris la CFDT en soutenant la proposition de FO d'appeler à une grève nationale interprofessionnelle. La direction de la centrale chrétienne court le danger de voir une partie de ses troupes la quitter petit à petit pour d'autres organisations.

La Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC) apparaît, elle, moins crispée sur son identité historique. Elle s'est même engagée dans une réflexion menant à l'abandon de la spécificité d'un syndicalisme de cadres. Son président, M. Bernard Van Craeynest, insiste sur le rapprochement des conditions de l'encadrement avec celles de l'ensemble du salariat. Sa fille est cadre mais ne gagne, à 23 ans, que 1 800 euros par mois. La CFE-CGC ne comporte plus que 52 % d'ingénieurs et cadres, et 48 % de techniciens, agents de maîtrise et commerciaux.

Même si la nouvelle loi inclut un dispositif qui permettrait la survie d'une organisation représentative dans le collège des cadres, M. Van Craeynest souhaite réinvestir ses forces dans une entité plus large. En janvier 2009, un rapprochement avec l'UNSA a échoué en raison de la révolte de plusieurs grosses fédérations de la CFE-CGC. " Le processus reste ouvert ", dit toutefois le président. Les deux organisations seraient assez complémentaires, l'UNSA étant plus implantée dans le public et la CFE-CGC dans le privé. D'ores et déjà, un syndicat commun UNSA-CGC existe à France Télécom, et les deux organisations font listes communes pour les élections professionnelles à EDF-GDF. Il est pourtant probable qu'une fraction de la CFE-CGC, attachée à son particularisme, restera à l'écart de toute fusion.

" On a toujours affirmé des perspectives de regroupement syndical ", rappelle M. Olive, qui sait parfaitement que, si sa jeune organisation se développe, elle peut difficilement atteindre le seuil de la représentativité. Influente dans le personnel non enseignant de l'éducation nationale, elle s'implante dans le secteur privé, où elle est rejointe par des syndicats autonomes attirés par le " A " de son sigle. " Nous donnons l'intégralité du pouvoir à la section de base ", assure M. Pascal Priou, secrétaire national.

Risque d'atomisation ou d'éparpillement

Les dirigeants de l'UNSA sont néanmoins conscients des limites de leur démarche. " Quand, dans une entreprise, le champ syndical est bien occupé par les vieilles confédérations, il n'y a pas de place pour l'UNSA ", reconnaît M. Priou. Tout en prônant une " ligne intermédiaire réformiste et combative ", l'organisation se sent proche de la CFDT, avec laquelle elle siège à la Confédération européenne des syndicats. De son côté, M. Chérèque affiche son souhait de développer des " coopérations " privilégiées avec l'UNSA, dans l'idée de " créer une organisation réformiste forte ".

Si cette perspective venait à se concrétiser, la CGT serait peut-être plus soucieuse de rassembler le camp du syndicalisme combatif. Elle ne manquerait pas de partenaires. " On essaie de travailler au rassemblement syndical ", dit la secrétaire générale de la FSU, qui dialogue avec la CGT et avec Solidaires. Elle ajoute toutefois ne pas croire " à l'efficacité de la bipolarisation du monde syndical ".

Composée à 80 % d'enseignants, la FSU, qui s'est élargie à l'ensemble de la fonction publique, hésite à abandonner le syndicalisme catégoriel. " On s'est construits sur l'identité de métier ", rappelle Mme Groison. Rejoindre la CGT n'aurait rien d'absurde pour une fédération dont les dirigeants sont issus du courant " Unité et action " de la FEN (10), favorable à un rapprochement avec la centrale cégétiste. " Mais si les collègues ne nous suivaient pas, on casserait l'outil syndical ", s'inquiète Mme Feray.

Solidaires, de son côté, n'a pas d'objection à un schéma bipolaire. " On ne fait pas de l'existence de Solidaires une fin en soi ", affirme M. Khalfa. La recomposition devrait, selon lui, s'organiser autour des " deux orientations syndicales " : celle de " l'accompagnement social, autour de la CFDT ", et celle de la " transformation sociale ", avec la CGT, la FSU et Solidaires. La CGT refusant une telle stratégie, Solidaires travaille à son enracinement : " La recomposition ne peut se faire que de manière patiente, sur des projets, des pratiques ", dit Mme Coupé. Solidaires a déjà marié les cultures issues de la gauche cédétiste de SUD avec celles des syndicats autonomes venus du " groupe des dix " (11). L'organisation s'efforce de se déployer dans le secteur privé, malgré ses faibles structures départementales. Ne pas franchir le seuil de la représentativité nationale ne l'effraie pas outre mesure : " Ce ne serait pas un traumatisme. On y est habitués, et il est trop tard pour nous faire disparaître ", avertit Mme Coupé.

Le monde syndical est parti pour vivre durant plusieurs années au rythme d'une campagne électorale permanente. " La loi sur la représentativité va donner lieu, sur le terrain, à des choses impensables ", pronostique M. Olive. On a déjà vu des syndicalistes CFTC rejoindre FO tandis que des autonomes ralliaient la CFDT. Dans un premier temps, la simplification du paysage syndical est peu probable. Dès lors que la solidarité interprofessionnelle ne relève pas de l'évidence, le risque d'une atomisation ou d'un éparpillement existe bien. " Les enjeux locaux l'emportant, un processus d'alliances multiformes s'étendrait dans les entreprises, sans logique de l'une à l'autre et sans cohérence d'ensemble ", écrit Jean-Marie Pernot (12). La quête d'une représentativité nationale, ou même de branche, pourrait être le cadet des soucis de syndicats locaux ou corporatistes utilisant tel ou tel label au gré de leurs intérêts. Le syndicalisme en souffrirait d'autant plus qu'il est désormais possible de déroger, par des accords d'entreprise, à la réglementation sociale en vigueur. Les grandes confédérations devront elles aussi se battre pour gagner la bataille de la représentativité.

L'influence des centrales syndicales CGTCFDTFOUNSACFTCCFE-CGCSolidairesFSU Elections prud'homales de 2008 (en pourcentage de voix) 33,8 22,1 15,9 6,2 8,9 8,2 3,8 Elections dans la fonction publique, 2005-2007 (13) (en pourcentage de voix) 16 11,3 13,1 17,2 2,2 4,1 - 19,9 Elections aux comités d'entreprise, 2005-2006 (14) (en pourcentage de voix) 23 20 13 - 7 7 - - Nombre d'adhérents revendiqués (en milliers) 662 833 800 300 142 160 95 128 Taux de présence des délégués syndicaux (15). (pourcentage du nombre d'entreprises de plus de vingt salariés ayant un délégué syndical) 19 19 13 - 7 8 - - Taux de signature des accords nationaux (16) (en pourcentage du nombre d'accords nationaux signés) 38 80 71 - 80 79 - -

Note(s) :

L'influence des centrales syndicales CGTCFDTFOUNSACFTCCFE-CGCSolidairesFSU Elections prud'homales de 2008 (en pourcentage de voix) 33,8 22,1 15,9 6,2 8,9 8,2 3,8 Elections dans la fonction publique, 2005-2007 (13) (en pourcentage de voix) 16 11,3 13,1 17,2 2,2 4,1 - 19,9 Elections aux comités d'entreprise, 2005-2006 (14) (en pourcentage de voix) 23 20 13 - 7 7 - - Nombre d'adhérents revendiqués (en milliers) 662 833 800 300 142 160 95 128 Taux de présence des délégués syndicaux (15). (pourcentage du nombre d'entreprises de plus de vingt salariés ayant un délégué syndical) 19 19 13 - 7 8 - - Taux de signature des accords nationaux (16) (en pourcentage du nombre d'accords nationaux signés) 38 80 71 - 80 79 - -
(1) On peut voir cette assemblée générale sur le site Bleuspétrol.
(2) Sources syndicales ; mais les chiffres de la police sont assez proches dans ces petites villes.
(3) Les citations sans référence sont tirées d'entretiens avec l'auteur.
(4) La loi du 21 août 2003 portant sur les retraites, dite loi Fillon, qui allonge la durée de cotisation et élargi la loi Balladur de 1993 à la fonction publique, a fait l'objet de grèves et de manifestations importantes au printemps 2003. La CFDT et la CFE-CGC ont toutefois rallié la réforme à la mi-mai.
(5) En 2005, la CGT comptait 33,4 % d'ouvriers et 48,4 % d'employés.
(6) Françoise Piotet (sous la dir. de), La CGT et la recomposition syndicale, Presses universitaires de France, coll. " Le lien social ", Paris, 2009.
(7) Secrétaire générale de la CFDT de 1992 à 2003, Mme Nicole Notat est actuellement présidente de Vigeo, une agence de notation des " performances des entreprises en matière de développement durable et de responsabilité sociale ".
(8) La CGT-Force ouvrière est issue d'une scission de la CGT en 1947.
(9) La CFTC actuelle a été créée en 1964 par la minorité qui a refusé la transformation de la CFTC en CFDT.
(10) Fédération de l'éducation nationale (1947-1992).
(11) Le " groupe des dix " a été formé, en décembre 1981, par dix syndicats autonomes appartenant notamment aux secteurs des transports, de la fonction publique, des impôts (SNUI), de la police (FASP) et de la presse (SNJ).
(12) Jean-Marie Pernot, Syndicats : lendemains de crise ?, Gallimard, Paris, 2010.
(13) Résultats des élections aux commissions administratives paritaires de la fonction publique d'Etat.
(14) Statistiques de la Direction de l'animation de la recherche et des études statistiques (Dares) du ministère du travail.
(15) Document du pôle syndicalisation de la CGT
(16) Document du pôle syndicalisation de la CGT

© 2010 SA Le Monde diplomatique. Tous droits réservés.

0 commentaires: