Marianne, no. 709 - Idées, samedi, 20 novembre 2010, p. 80
L'essence des sociétés démocratiques, - leur tendance à l'égalitarisme - est-elle le principal obstacle à l'exercice de l'autorité ? Analyse.
L'incompétence et la vulgarité de nombreux dirigeants politiques actuels déconsidèrent leurs fonctions. Quand l'exercice manifeste du pouvoir tombe au niveau d'une émission de variétés, quand il devient le fait de parvenus incultes qui n'ouvrent jamais un livre, et quand la politique s'apparente à une vaste blague, c'est la liberté du peuple et la justice sociale qui tombent les premières.
Ce n'est pas Mai 68 qui a provoqué la fin de l'autorité, contrairement à la légende colportée par ceux qui ont tout fait justement pour saper l'autorité. La chose vient de plus loin. En 1932, en pleine montée du fascisme en Europe, celui qui n'est même pas encore le colonel de Gaulle écrit dans le Fil de l'épée : "Notre temps est dur pour l'autorité. Les moeurs la battent en brèche, les lois tendent à l'affaiblir." "L'autorité, diagnostiquera Hannah Arendt dans les années 50, a disparu du monde moderne." Plus près de nous, le philosophe Alain Renaut a écrit un ouvrage intitulé la Fin de l'autorité.
Mais qu'est-ce que l'autorité ? On peut dire qu'elle est une forme spécifiquement humaine et particulièrement civilisée de pouvoir. L'autorité, en effet, ne va pas sans représentation mentale, et c'est la raison pour laquelle les animaux l'ignorent. Même automatique, l'obéissance chez l'être humain n'est jamais instinctive. L'autorité doit sa force à l'idée qu'on se fait d'elle. L'idée du pouvoir fait le pouvoir : est puissant celui que l'on croit tel. D'où cette question vertigineuse : le système du pouvoir ne reposerait-il pas finalement sur une illusion ? A l'origine, "prestige" signifiait imposture.
A la différence de la domination, que suit la brutalité comme son ombre, l'autorité est légitime. Même si "les autorités" peuvent n'avoir guère d'autorité, elles ont une légitimité. L'autorité est cette forme de pouvoir qui peut faire l'économie de la violence pour s'exercer. On comprend que les réalistes et les cyniques tendent à la rabattre sur la puissance nue. Voir la fameuse boutade prêtée à Staline : "Le pape ! Combien de divisions ?"
L'autorité est un pouvoir moral, et c'est pourquoi l'homme d'autorité est la plupart du temps aux antipodes de l'homme autoritaire. Incapable de sortir de son moi qui le tyrannise, l'autoritaire est voué à singer une autorité qu'il n'a pas.
Big Brother ou Gandhi ?
"Qu'ils me haïssent pourvu qu'ils me craignent", disait l'empereur Caligula. C'est la parole d'un homme de domination, non celle d'un homme d'autorité. Un pouvoir sans autorité est donc possible, mais il lui manque sans doute l'essentiel : l'obéissance consentie. Il ne peut compter que sur la soumission. Le Big Brother imaginé par George Orwell n'a pas d'autorité, bien que disposant d'un pouvoir totalitaire. Inversement, si l'autorité est un pouvoir, elle n'a pas nécessairement le pouvoir : Gandhi ne disposait d'aucun mandat dans le Parti du Congrès au moment de l'indépendance de l'Inde.
L'autorité est un pouvoir incarné. Les hommes ont besoin de voir le roi derrière la monarchie et le président derrière la république. Le pouvoir peut être anonyme, pas l'autorité. La faiblesse actuelle de l'Europe ne vient pas seulement de ce qu'elle n'a pas de numéro de téléphone unique, comme le disait Henry Kissinger, mais de ce qu'elle n'a aucun visage.
On connaît cette grande idée de Michel Foucault : le pouvoir est partout, il n'a pas de domaine propre. Il serait difficile d'en dire autant de l'autorité. Si l'autorité rayonne, elle n'est pas diffuse. Elle a un nom et un lieu.
Question de personnalité
Spirituelle, morale ou intellectuelle, l'autorité existe dans tous les ordres de l'esprit. Même dans des affaires aussi pratiques et matérielles que les militaires ou les politiques, c'est encore la force de l'esprit qui émane d'un Napoléon ou d'un Clemenceau, grands hommes d'autorité. On ne trouverait pas un seul homme de haut prestige qui ne se fût pas identifié à une idée plus haute que lui. Politiques, prophètes, capitaines, savants toutes ces gloires ont vécu pour autre chose qu'elles-mêmes et c'est ce dont les foules leur ont été reconnaissantes. Une ambition qui se réduit à des envies personnelles et un travail qui n'est plus qu'une tâche sont incompatibles avec l'autorité.
A la différence du pouvoir, l'autorité ne va pas sans respect ni vénération. Ainsi peut-on expliquer, sinon comprendre, l'adhésion irrationnelle que suscitèrent ceux que Max Weber appelait les "chefs charismatiques". De même que l'amour n'est pas commandé par les actes mais par l'être de la personne aimée, avec l'autorité, la personnalité est déjà une action.
L'autorité peut être interprétée psychologiquement comme l'effet d'une projection collective, par laquelle les hommes vénèrent sous une forme personnifiée les valeurs auxquelles ils sont attachés. Qu'il s'agisse d'un chef d'Etat ou bien d'un professeur, l'homme d'autorité est celui qui se révèle capable de lever les refoulements et de supprimer les frustrations du groupe qui le soutient. Grâce à lui, l'impossible devient possible : sa personne n'est-elle pas déjà le signe concret d'une utopie réalisée la liberté, le bonheur, la connaissance ? Pendant la Seconde Guerre mondiale, le général de Gaulle et Churchill parlaient et agissaient comme s'ils étaient déjà installés dans la victoire. André Gide disait de l'influence qu'elle se résume à une simple autorisation, ici les mots ne se rencontrent pas par hasard. L'autorité ne va pas à sens unique ; elle est faite de respect réciproque. La popularité, qui est sa reconnaissance effective, constitue une réappropriation symbolique : c'est elle-même que, par le truchement de son leader, la foule acclame en fait.
L'autorité entraîne et élève. Auctoritas en latin vient d'un verbe qui signifie augmenter. L'auctor, dont nous avons fait notre "auteur", est proprement celui qui fait progresser. Rien d'étonnant si l'auteur disparaît avec l'autorité. Combien d'écrivains, aujourd'hui, simples batteurs d'estrade !
Cela dit, il est évidemment impossible de toujours qualifier l'autorité de bonne. Il en est des détestables. Une émission de télévision récente et controversée (elle ressemblait davantage à une variante sadique de "L'île de la tentation" qu'à un protocole expérimental) a rendu célèbres auprès du grand public les expériences imaginées par le psychologue américain Stanley Milgram qui montraient que la plupart des individus, même cultivés, étaient capables d'accomplir des actes de très grande cruauté du moment qu'ils se sentaient couverts par une autorité.
Comment et pourquoi l'autorité, qui semble si solide, peut-elle s'effondrer ? Hannah Arendt disait qu'un père peut perdre son autorité sur son fils de deux manières : en le battant ou en acceptant de discuter d'égal à égal avec lui. La violence et l'égalité seraient donc responsables de la ruine de l'autorité. Il semble, en effet, que les révolutions modernes (politiques, économiques, sociales ou culturelles) lui aient porté un coup fatal. L'une des grandes idées du philosophe Claude Lefort, qui vient de mourir, a été que le régime démocratique est celui qui a pris le risque de n'avoir aucune assise solide.
On comprend que l'autorité puisse susciter la méfiance des esprits démocratiques : elle ne fait pas bon ménage avec l'égalité et elle aime le secret. La passion de l'égalité s'est unie à celle de la liberté pour la délégitimer. Significative à cet égard est la disparition de la figure du génie. Le travail de l'esprit s'est tellement dilué que nous ne croyons plus aux grandes individualités créatrices. Même les lauréats des prix Nobel ne sont plus à nos yeux des génies, seulement des directeurs de laboratoire ou des chefs d'entreprise rusés et tenaces. Il y a autre chose. Dans le Fil de l'épée, de Gaulle faisait de la "réserve", avec le "caractère" et la "grandeur" l'une des trois conditions du prestige. L'homme d'autorité doit vivre dans le retrait, voire dans le secret. Ce n'est pas qu'il ait quelque chose d'inavouable à cacher, seulement on supposera toujours plus grande qu'elle n'est en réalité une force qui ne se montre pas. "Le prestige, notait de Gaulle, ne peut aller sans mystère." Or les moyens d'information d'aujourd'hui sont mus par le fantasme d'une visibilité universelle, car elle seule est capable de transformer l'existence des hommes en images, donc en marchandises. En métamorphosant toute réalité humaine en marchandise consommable, le système capitaliste mondial n'aura pas été moins dissolvant pour l'autorité que les passions démocratiques. Dans un système de marché généralisé, aucune réputation, donc aucun prestige ne peut durer, car toutes les images se valent, et par conséquent s'annulent. Même les magazines people sont passés en vingt ans de l'admiration pour les "stars" à la dérision pour les "célébrités". Dans le régime commun de la concurrence universelle, n'importe quel détenteur de téléphone portable peut s'improviser journaliste, et l'autorité du maître se verra dégradée par l'image creuse et bavarde d'un bateleur de télévision. Et lorsque les chefs d'Etat croient assurer leur pouvoir en prenant la défroque des amuseurs publics, ils ne font que saper encore davantage les bases de la pauvre autorité qui leur reste. La célébrité a remplacé la renommée, et personne n'ose même plus penser à la gloire. Dans le monde aplati, tout en surface, du marché et des télécommunications, aucune autorité ne peut manifester sa supériorité, car elle serait perçue justement comme une insupportable supériorité.
Vers l'abus de pouvoir
Hannah Arendt diagnostiquait "une régression simultanée de la liberté et de l'autorité dans le monde moderne". Dans le vide laissé par l'autorité s'est engouffrée la plus rude des nécessités. Les citoyens finissent par payer en abus de pouvoir les manques et les faiblesses de l'autorité. Les insuffisances de la République de Weimar furent, on le sait, une condition de l'arrivée des nazis au pouvoir et, pour prendre un exemple plus récent, il est difficile de ne pas voir une corrélation entre l'effondrement des autorités parentale, scolaire et politique, d'une part, et l'importance grandissante des caïdats et des mafias, d'autre part. En France et en Italie, l'indignité des plus hauts responsables de l'Etat a littéralement démoralisé le peuple aux deux sens de ce mot : ils l'ont découragé et ils lui ont fait perdre le sens moral. Lorsque l'autorité s'effondre, et avec elle le pouvoir, c'est la puissance nue qui a le champ libre. Et, aujourd'hui, la puissance nue, c'est celle de l'argent. - C.G.
LEXIQUE
Big Brother : le pouvoir totalitaire sans visage, mais voyant tout, imaginé par George Orwell dans son roman 1984.
Charismatique : le sociologue Max Weber (1864-1920) qualifie ainsi le chef qui ne tient sa légitimité ni de l'élection ni de la violence mais de son prestige personnel.
BIBLIOGRAPHIE
La Crise de la culture, d'Hannah Arendt, trad. P. Lévy, Gallimard, 1972.
Le Fil de l'épée, de Charles de Gaulle, Plon, 1971.
Soumission à l'autorité, de Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1974.
La Fin de l'autorité, d'Alain Renaut, Flammarion, "Champs", 2006.
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