lundi 13 décembre 2010

Francis Fukuyama : "Les républicains au pouvoir, ce serait bien pire !"


Marianne, no. 711 - Idées, samedi, 11 décembre 2010, p. 102

L'intellectuel américain Francis Fukuyama regrette que Barack Obama gouverne trop à gauche et néglige les classes moyennes. Mais l'évolution de la droite l'inquiète encore plus.

Marianne : Le débat public aux Etats-Unis, malgré la tempête déchaînée par le site WikiLeaks, est dominé par l'Obama pessimism. Vous qui l'avez ardemment soutenu, il y a deux ans, après avoir été un compagnon de route critique des néoconservateurs, ajoutez-vous votre voix à ce concert ?

Francis Fukuyama : Je fais partie de ces électeurs indépendants qui, après avoir été des électeurs républicains, dépités par George W. Bush, ont été portés à s'engager en faveur de Barack Obama et de son agenda législatif, appuyé sur sa majorité démocratique. Mais, à mon image, je crois que la plupart des électeurs indépendants escomptaient qu'Obama agisse sur la lancée de la campagne, où il s'est montré un grand communicant. Eh bien, non, justement : deux ans durant, il semble s'être ingénié à se comporter en piètre politicien. Brillant candidat, il a déçu quand il s'est agi de s'adresser à la masse de ses électeurs issus de la classe moyenne, souvent blancs, et frappés par le déclassement. Il a montré qu'à la différence de Clinton, par exemple, il ne disposait pas des compétences idoines pour cette tâche. Après son élection, il a fait plusieurs erreurs, notamment de ne pas rencontrer une seule fois le chef de la majorité républicaine pendant les dix-huit premiers mois de son mandat. Ne pas avoir su tisser des liens avec l'opposition constituait déjà de sa part une erreur, d'autant plus importante que le système politique américain supporte mal cela. En outre, il flotte dans l'atmosphère politique américaine une forte colère envers la classe politique, due évidemment au taux de chômage élevé (10 %), à la stagnation économique générale consécutive à la récession de l'an dernier. Obama, dans ce contexte, aurait dû éviter de concentrer son attention exclusivement sur la réforme du système de santé, et ne pas négliger le rétablissement économique. Clinton, avec une adresse remarquable, avait su se décaler vers le centre. Pour toute une série de raisons, cette opération est moins facile pour Obama. Et le Parti démocrate, ces dernières années, n'a cessé de perdre ses "centristes". Il s'est déplacé vers la gauche.

Il est trop à gauche, c'est ce que vous suggérez. De surcroît, si on vous comprend bien, Obama gouverne aussi trop à gauche...

F.F. : A coup sûr. Et ce virage pourrait se révéler sans issue, car il prive le 44e président des Etats-Unis de la possibilité d'utiliser les républicains pour faire avaliser tel ou tel aspect de sa politique. Reste qu'il y a de bonnes choses dans l'action d'Obama, notamment en matière de politique étrangère. S'adresser au monde musulman, comme il l'a fait lors du discours du Caire, était un geste très positif. J'ai le sentiment que sa politique étrangère a été, ces deux dernières années, bien meilleure que le reste. La plupart des initiatives et des décisions qu'il a prises dans ce domaine ont été, globalement, bien plus "centristes" que l'orientation générale du reste de sa politique. Il est vrai que le retrait d'Afghanistan constitue une ombre au tableau. Il aurait dû avoir lieu avant la présidentielle de 2008. Il va être très difficile au président actuel de le mener à bien d'ici à la fin de son mandat. Pour autant, l'ensemble de sa politique étrangère me paraît aller dans le bon sens, dans un très bon sens. Même si, comme vous l'avez compris, une partie de sa politique me déçoit, je ne perds pas de vue le fait que, avec les républicains au pouvoir, ce serait bien pire ! Très idéologisé, le Parti républicain mènerait des politiques ultrarigides.

Diriez-vous que cette opposition-là à l'égard d'Obama est légitime ? Ou que, au contraire, elle représente un dangereux virage vers un populisme antidémocratique ?

F.F. : Ce qui est intéressant, justement, c'est de se demander pourquoi, aux Etats-Unis, le populisme prend une forme extrémiste de droite. Pourtant, tous les ingrédients sont là qui devraient faire exploser le populisme d'extrême gauche : les salaires de la classe moyenne américaine ont connu une stagnation terrible, et les inégalités n'ont cessé de s'accroître, avec 5 % d'Américains dont les gains ont bondi en flèche ces dernières années. Tel n'est pas le cas. La colère se porte essentiellement contre les démocrates désireux, au contraire, de réduire ces inégalités et ces injustices. Sans doute parce qu'aux Etats-Unis le socialisme n'a pas de racines et que ce qui prévaut, c'est une culture de défiance à l'égard de l'Etat - une culture, ai-je besoin de le préciser, dont la force s'est accrue dans la dernière génération. Mais tout cela participe d'un contexte idéologique parfois étrange qui conduit un nombre croissant d'Américains à se laisser persuader qu'Obama est un musulman.

Le mouvement du Tea Party apparaît comme la pointe avancée de ce populisme de droite. Comment l'analysez-vous, d'un double point de vue sociologique et politique ?

F.F. : Une des clés concernant le Tea Party Movement est, paradoxalement, médiatique. Aujourd'hui, vous avez une multiplicité de canaux et de moyens de communication. Chacun peut se brancher sur la fréquence ou sur le site qui reflète exactement son opinion. Les républicains ont excellé dans la personnalisation de l'offre médiatique. Cela fait la force actuelle du Tea Party Movement. Obama est donc, après George W. Bush et Bill Clinton, le troisième président des Etats-Unis à s'attirer le reproche de n'avoir pas été élu légitimement !

Certes. Mais ces réalités n'indiquent pas si le Tea Party relève d'une culture simplement protestataire ou d'une volonté réfléchie de battre Obama à la fin de son mandat actuel ? Bref, s'agit-il d'un mouvement tribunitien ou d'une droite de combat ?

F.F. : N'exagérez pas, sur le long terme, l'impact du Tea Party. Je ne suis pas certain qu'avec le temps la tactique consistant à porter à son paroxysme les clivages porte ses fruits. Je crois même que ce virage à droite pourrait bientôt se révéler être une voie sans issue pour les deux années à venir. Mais l'avenir idéologico-politique du mouvement du Tea Party est surtout suspendu à des critères économiques. Si le marasme devait se poursuivre, le phénomène du Tea Party pourrait s'installer dans la durée. Si, en revanche, la bonne santé économique se rétablissait, le phénomène n'aurait aucune chance de s'enraciner en profondeur.

Revenons un instant aux insinuations selon lesquelles le président Barack Obama, du fait de ses origines kenyanes dans la branche paternelle de sa famille, serait musulman. Comment analysez-vous leur fortune, notamment sur le Web ? Témoignent-elles d'une radicalisation des surenchères anti-Obama d'une partie de la droite ?

F.F. : L'existence de chaînes et de stations de radio d'une même tonalité sur un plan politique, notamment à la droite du spectre politique américain, n'est pas forcément un bien, car ces médias, tout à leur oeuvre militante, n'hésitent pas à propager des informations erronées et négligent en revanche celles qui contredisent leurs a priori. A l'avenir, à l'encontre de cette tentation de la montée aux extrêmes, je me sens prêt à travailler pour des centristes des deux camps.

Vous plaidez pour une présidence d'ouverture !

F.F. : Mais oui... La bipolarisation excessive empêche des candidats valables d'émerger. Obama devrait collaborer avec les républicains les plus souples, les plus ouverts, à l'instar de Clinton en 1994.

Propos recueillis par Alexis Lacroix


BIO EXPRESS

1952 Naissance à Chicago.

1989 Au lendemain de la chute du mur de Berlin, il défend la thèse iconoclaste que, avec la fin du communisme et le triomphe de la démocratie libérale sur toute la planète, l'histoire universelle arrive à son terme (la Fin de l'histoire et le dernier Homme).

2003 Désapprouve l'invasion de l'Irak dans son principe et telle qu'elle a été réalisée.

2004 Sert l'administration Bush comme conseil présidentiel de bioéthique.

2010 Chef de file des "réalistes".

UN CONSEILLER INFLUENT

Américain d'origine japonaise, le philosophe et géopolitologue Francis Fukuyama s'est rendu célèbre en 1989 par son livre retentissant sur la fin de l'histoire, inspiré de l'enseignement du philosophe hégélien Alexandre Kojeve (la Fin de l'histoire et le dernier homme). Deux décennies plus tard, il continue à défendre Barack Obama, qu'il a ardemment soutenu en 2008. Mais, reconverti dans la défense et l'illustration du "soft power", Fukuyama s'alarme de la radicalisation de la droite américaine.

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