Depuis le 8 janvier 2011, un vaste pan de l'Amérique cultivée a décrété qu'Amy Chua était une menace pour la société. Amy Chua, vous le savez peut-être, est cette professeure de l'université Yale qui vient de publier une charge cinglante contre la façon laxiste et surprotectrice qu'ont les Américains d'élever leurs enfants. Amy Chua n'a pas laissé ses filles jouer ou passer la nuit chez leurs camarades. Elle leur a interdit de regarder la télévision, de jouer aux jeux vidéo ou de prendre part à des activités ineptes comme les travaux manuels. Une fois, l'une de ses filles est arrivée deuxième à un concours de mathématiques et Amy Chua l'a obligée à résoudre tous les soirs 2 000 problèmes de maths jusqu'à ce qu'elle retrouve la première place. Une autre fois, elle a menacé de brûler toutes les peluches de sa fille si celle-ci n'exécutait pas un morceau de musique à la perfection. Résultat : les filles d'Amy Chua décrochent toujours les meilleures notes et ont remporté une série de concours de musique.
Dans son livre Battle Hymn of the Tiger Mother [Hymne de bataille de la mère tigre], Amy Chua tire à boulets rouges sur l'éducation à l'américaine, tout en se moquant de sa propre méthode "chinoise". Extrême. Elle affirme que les parents américains produisent des enfants assistés qui ne sont pas incités à donner le meilleur d'eux-mêmes. Les réactions furibardes ne se sont pas fait attendre. Elles surfent sur la peur du déclin américain. Voilà une mère chinoise qui travaille très dur (il y en a un milliard comme elle), et ses enfants vont écraser les nôtres. Qui plus est, Amy Chua ne se rebelle pas vraiment contre l'éducation à l'américaine. Elle se situe dans la droite ligne des pratiques en vigueur chez les élites. Elle fait tout ce que font les parents de la classe moyenne supérieure : mettre la pression sur leurs enfants. Sauf qu'elle le fait de façon plus radicale.
Ses détracteurs invoquent des arguments connus : ses filles ne pourront être ni heureuses ni vraiment inventives. Elles feront des adultes compétentes et dociles, mais n'auront pas l'audace d'être géniales. Elle est en train de les dégoûter de la musique. Ce n'est pas un hasard si le taux de suicide est si élevé chez les Américaines d'origine asiatique de 15 à 24 ans.
J'ai le problème inverse avec Amy Chua. Je pense qu'elle couve trop ses enfants. Elle les protège des activités les plus exigeantes intellectuellement, parce qu'elle ne comprend pas ce qui est difficile sur le plan cognitif et ce qui ne l'est pas. Travailler son piano ou son violon pendant quatre heures requiert de la concentration, mais c'est loin d'être aussi exigeant sur le plan cognitif qu'une pyjama-party entre filles de 14 ans. Gérer les rivalités, comprendre la dynamique de groupe, assimiler les normes sociales, savoir faire la distinction entre soi et le groupe - tout cela demande beaucoup plus d'efforts qu'un cours intensif ou qu'un séminaire à Yale.
Or la maîtrise de ces compétences est l'essence même du succès. La plupart des gens travaillent en groupe. S'il en est ainsi, c'est parce que les groupes parviennent nettement mieux à résoudre les problèmes que les individus. En outre, la performance d'un groupe n'est pas fonction du QI moyen du groupe, ni même du QI de ses membres les plus intelligents. Des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology et de l'université Carnegie Mellon ont découvert que l'intelligence collective d'un groupe dépendait de l'aptitude de ses membres à lire les émotions des autres, lorsqu'ils prennent la parole à tour de rôle, lorsque les interventions de chacun sont gérées de manière fluide, lorsque les membres identifient les penchants et les points forts des autres.
Il est très difficile de participer à un groupe qui fonctionne bien. Cela implique de faire confiance à des gens situés hors de votre cercle proche, de savoir décrypter les intonations et les humeurs, de comprendre comment le profil psychologique de chacun s'accorde ou ne s'accorde pas avec celui des autres.
Cet ensemble de compétences ne s'acquiert qu'au fil d'expériences ardues. Or c'est précisément de ces expériences qu'Amy Chua protège ses filles en les obligeant à rentrer directement à la maison pour faire leurs devoirs.
Je n'ai rien contre le fait qu'Amy Chua malmène ses filles. Et j'ai aimé son livre que je trouve courageux et stimulant intellectuellement. J'aurais seulement aimé qu'elle ne soit pas aussi tendre et indulgente. J'aurais aimé qu'elle reconnaisse que, à bien des égards, la cantine scolaire exige davantage sur le plan intellectuel que la bibliothèque. Et j'espère que plus tard ses filles écriront à leur tour des livres et qu'elles auront les capacités nécessaires pour mieux anticiper la façon dont leurs ouvrages seront accueillis.
David Brooks
(The New York Times)
© 2011 Courrier international. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire