mercredi 12 janvier 2011

EXTRAITS - La France est-elle finie ? - Jean-Pierre Chevènement




Marianne, no. 716 - Idées, samedi, 8 janvier 2011, p. 68

Extraits du dernier livre de Jean-Pierre Chevènement
Philippe Cohen et Jean-Dominique Merchet

A rebours de ces hommes politiques pour lesquels publier un livre est plus un plan com qu'un acte d'écriture, Jean-Pierre Chevènement a longuement mûri son dernier ouvrage, La France est-elle finie ?, dont nous publions en exclusivité les bonnes feuilles. On y lit d'abord un témoignage pour l'histoire par lequel l'auteur propose un regard politique renouvelé sur François Mitterrand, dont il fut proche sans tomber dans la courtisanerie. L'auteur revisite trois décennies pour comprendre comment la gauche en est arrivée à accompagner la révolution néolibérale et quel fut le rôle de l'Europe dans cette dérive. Revenant sur son parcours, il explique pourquoi il a toujours cru que seule la nation pouvait sauver la gauche : parce qu'elle reste l'unique cadre de la démocratie et le bon niveau de résistance au capitalisme financier.

Nous avons confronté sa thèse au credo de Jacques Julliard, pour lequel seule la gauche peut sauver la France et seul le social - et notamment un syndicalisme uni - peut sauver une gauche dont il reconnaît la compromission avec le néolibéralisme.

Ce débat sur la gauche, l'Europe et la nation prend une forme nouvelle, loin du clivage entre "première" et "deuxième" gauche, ou entre "républicains" et "démocrates". Il s'agit de savoir qui peut le mieux inventer l'alternative au néolibéralisme. Les Etats légitimés par le suffrage universel ? Le mouvement syndical, expression du peuple ? Entre ces deux options - et les "nouvelles synthèses" qu'elles peuvent générer - le débat commence à peine.


EXTRAITS

"Nicolas Sarkozy manque d'une vision historique pour la France"

On peut ne pas aimer le style du président Sarkozy, encore moins son électoralisme. Mais le rejet viscéral dont il fait l'objet dispense trop souvent de le critiquer sur le fond. Apprenons à distinguer, comme Pascal nous y incite, la personne et la fonction. Nicolas Sarkozy a été élu président de la République par une nette majorité de Français. Il l'est donc légitimement et mérite à cet égard la considération qui s'attache à sa fonction. Une critique par trop systématique ne peut que desservir une gauche qui aspire un jour, à son tour, à gouverner.

Nul ne soutiendra qu'à titre personnel Nicolas Sarkozy soit dépourvu de talents, même si ce sont souvent ceux de l'avocat habile à déstabiliser l'adversaire. Il est dynamique et réactif, même si une somme d'intuitions ne fait pas une politique. Le Parti socialiste gagnerait à critiquer le président de la République sur son projet plutôt que sur son style.

Nicolas Sarkozy est un libéral, un européiste, un occidentaliste. Ces trois griefs devraient suffire à nourrir la campagne de la gauche, en fondant un projet alternatif.

Son libéralisme outrancier au service des grands intérêts, en matière fiscale notamment, ne l'a pas empêché d'ouvrir une "parenthèse interventionniste", même si celle-là s'est fermée plus vite que la "parenthèse libérale" de 1983.

Nicolas Sarkozy est un européiste. Il a fait adopter le traité de Lisbonne, codification de la substance libérale de tous les textes européens antérieurs. Ceux qui ont voté le traité ne sont évidemment pas les mieux placés pour le critiquer. Je suis conscient de l'effort que cela leur demandera. Mais il est nécessaire que les socialistes repensent la "chose européenne" à la lumière des réalités nationales.

Nicolas Sarkozy, enfin, est un occidentaliste. Il oublie que la France, dans sa meilleure définition, appartient à la grande famille des nations humaines et, secondairement, à celle des nations "occidentales". La réintégration de l'organisation militaire de l'Otan par la France nous met à la remorque de guerres ou d'entreprises qui ne sont pas les nôtres.

Bref, Nicolas Sarkozy manque d'une large vision historique pour la France. Sa myopie reflète celle de nos élites. Elle devrait inciter au dépassement ceux qui espèrent lui succéder.

"François Mitterrand, comme Drieu la Rochelle..."

François Mitterrand, me semble-t-il, avait, comme Drieu la Rochelle au lendemain de la Première Guerre mondiale, pris la "mesure de la France". Il ne croyait plus qu'elle pouvait à nouveau jouer un rôle dominant sur le continent. Je reviens toujours sur cette confidence d'avril 1979 : "La France ne peut plus, hélas, à notre époque, que passer à travers les gouttes." Il avait ajouté : "C'est au fond la seule chose qui nous sépare vraiment." C'était un moment de vérité. Je ne l'ai perçu qu'insuffisamment, notant cependant cette phrase sur un carnet. Mais j'étais loin de la prendre au pied de la lettre, comme l'expression d'une différence, hélas, irrémédiable. Au fond de lui, François Mitterrand pensait peut-être que la France était morte depuis 1940, et même avant.

Ce n'est pas faire injure à François Mitterrand que de dire qu'en lui coexistaient des mémoires et des sentiments divers. Il se souvenait du jeune homme qu'il avait été avant la guerre et des risques qu'il avait pris pendant celle-là en passant de Vichy à la Résistance. Je ne pense pas qu'il ait jamais regretté ce parcours, qu'il trouvait légitime et qui était d'ailleurs courageux. François Mitterrand connaissait les faiblesses institutionnelles de la IVe République. Il était résolu à utiliser la Constitution de 1958, dont il disait plaisamment que, mauvaise avant lui, elle le redeviendrait après.

En politique étrangère, François Mitterrand avait choisi l'Amérique depuis 1943. Son hégémonie, à ses yeux, bornait l'horizon pour longtemps. Même s'il s'était résigné à ne plus voir la France, à notre époque, tenir le premier rôle, François Mitterrand restait fondamentalement un patriote. Peut-être a-t-il simplement pris acte de ce que les Français étaient devenus : ce que, pour avoir vécu la défaite et la honte, il connaissait mieux que d'autres ? Peut-être a-t-il choisi de "vivre avec son temps" et de ne pas mener une guerre de retardement inutile ? Pour "faire l'Europe", il a joué le jeu du capital, pensant qu'à la fin il serait le plus malin.


"L'Allemagne a redécouvert sa puissance"

La nouvelle géographie de l'Europe met l'Allemagne au centre du continent. Elle lui permet de bénéficier d'une sous-traitance de proximité tout en gardant pour elle les fonctions d'assemblage, de recherche-développement et de commercialisation sous le label prestigieux du made in Germany. Par-dessus les pays de l'Europe centrale et orientale, l'Allemagne regarde à nouveau prioritairement vers l'est, vers l'Ukraine, la Russie, l'Asie centrale, comme l'indique son Livre blanc sur la sécurité de 2006. Elle le fait assez adroitement. Par exemple, à Bucarest, en mai 2008, de concert avec la France, elle s'est opposée à la mise en oeuvre d'une procédure de préadhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'Otan pour ne pas contrarier la Russie. L'Allemagne sait jusqu'où l'Europe doit aller ; elle sait aussi jusqu'où - pour ménager la Russie - elle ne doit pas aller. Helmut Kohl, Gerhard Schröder et Angela Merkel ont su développer avec continuité un véritable partenariat germano-russe. L'Allemagne importe de Russie 40 % de son pétrole et 36 % de son gaz. Les capitaux allemands représentent la moitié des investissements étrangers en Russie, notamment dans l'automobile, le ferroviaire, l'aéronautique. L'Allemagne en Europe se veut médiatrice, pont entre l'Ouest et l'Est. De même a-t-elle tissé, dès le lendemain de la réunification, une relation particulièrement dense avec la Chine. L'Allemagne a redécouvert la puissance. Avec une nouvelle génération de dirigeants nés après la guerre (Schröder, Merkel), elle a abandonné sa traditionnelle "culture de la retenue", quitte à, le cas échéant, froisser les Français. [...]

Certes, l'Allemagne a fait l'impasse sur une capacité de défense autonome. Avant la réunification, ce choix, qui lui était d'ailleurs imposé, procédait d'un raisonnement logique : seuls les Etats-Unis pouvaient aider l'Allemagne à se réunifier. Vingt ans après la réunification, on s'aperçoit que cette incapacité à pourvoir à sa propre défense vient de plus loin que les stipulations du traité de Paris qui autorisaient, sous certaines conditions, le réarmement de l'Allemagne. "Les Allemands tendent à être persuadés que leurs crimes passés leur ont apporté le droit d'avoir une prétention supérieure à vivre dans un monde sans guerre. Il en résulte un syndrome de faiblesse arrogante qui ne pourra résister aux épreuves à venir", écrit le philosophe allemand Peter Sloterdijk.

Cette incapacité à se défendre par eux-mêmes met les Allemands à la remorque des Etats-Unis. Le pacifisme allemand a un frère jumeau : c'est l'atlantisme. L'un et l'autre empêchent qu'il puisse exister une Europe de la défense, et peut-être même quelque chose qui ressemblerait à une défense commune entre l'Allemagne et la France.

"Le peuple français est-il résolu à sortir de l'histoire ?"

La réactivation du modèle républicain implique que la société se déprenne du modèle consumériste pour se réapproprier le sens de la durée. Ce mouvement est engagé. Milan Kundera avait écrit, il y a plusieurs années déjà, un éloge de la lenteur. De plus en plus nombreux sont ceux qui, aujourd'hui, ne veulent plus d'un système qui, même à un très haut niveau, les prolétarise : ils ne savent plus ce qu'ils font. Le sens de leur vie leur échappe. Le philosophe français Bernard Stiegler avance une définition englobante : "Le prolétaire est celui qui sert un système dont il n'a pas le savoir."

Il y a évidemment deux réactions possibles à cette situation. La première est la fuite : chacun se réfugie dans son particulier ou se replie sur une communauté, quelle qu'elle soit. Se libérer, c'est d'abord se déprendre. Mais le refus d'entrer dans le système ne permet pas d'en changer. Une autre démarche est possible : prendre du recul à l'égard du système, c'est aussi chercher à le comprendre, développer des savoirs théoriques et pratiques, substituer au réflexe de retrait la curiosité, l'engagement, l'initiative, l'invention, et pourquoi pas, même, l'autogestion, c'est-à-dire la mise en commun des capacités créatives de chacun.

Bernard Stiegler évoque le développement d'une économie "contributive", fondée sur la "mutualisation" (invention de logiciels libres, généralisation des réseaux, etc.). Je ne récuse nullement une telle évolution sociologique, mais je crois beaucoup plus à une secousse morale et politique d'une magnitude sans doute inégalée depuis un demi-siècle. Si la crise est le problème, elle est aussi la solution pour sortir de l'impasse néolibérale.

La crise du capitalisme financier, en effet, n'est pas derrière nous. La colossale dette publique qui s'est substituée, en 2008-2009, à la dette privée n'est qu'une digue fragile. Les timides mesures de régulation prises depuis lors n'éviteront pas de nouvelles crises financières, parce qu'elles n'agissent qu'à la marge du système sans en altérer les fondements. La spéculation qui est son ressort continue de se propager comme un incendie. Le système bancaire sous-marin et les pratiques de titrisation qui ont conduit à la crise des subprimes ont encore de beaux jours devant eux.

La source systémique des crises repose en dernier lieu sur les déséquilibres macroéconomiques qui n'ont pas été, à ce jour, corrigés : stagnation des salaires favorisant l'endettement, envol de la dette privée grâce à des politiques monétaires laxistes, gonflement de la dette et des déficits publics, creusement des déficits commerciaux américains, désordre monétaire international.

Les réponses esquissées ne sont pas à la hauteur des problèmes : les Etats-Unis cherchent à la fois à restaurer leur taux d'épargne et à diminuer leur déficit commercial, y compris en agitant la menace de mesures protectionnistes. La Chine déclare vouloir augmenter sa demande intérieure, mais se refuse à toute réévaluation substantielle du yuan (la réévaluation d'octobre 2010 s'est bornée à un modeste 2 % depuis l'annonce de son principe, faite en juin 2010 par les autorités chinoises). L'Europe est incapable de mettre en oeuvre une stratégie de croissance coordonnée et de prendre ainsi sa part de la résorption des déséquilibres mondiaux. L'Allemagne, comme la Chine, exerce par ses excédents une pression déflationniste sur la conjoncture mondiale. A son instigation et pour suivre la lettre des traités, les institutions européennes - Commission et Banque centrale au premier chef - couvrent la mise en route de plans d'austérité, dans tous les pays membres, au prétexte d'une dette publique qui, comparée à celle des autres (Etats-Unis, Japon), est loin d'être la plus lourde. La crise de l'euro ne peut que rebondir. Après la Grèce, c'est [...] le tour de l'Irlande, qui affiche un déficit public de 32 % de son PIB et rechigne à augmenter son impôt sur les sociétés (12,5 %). L'occasion ne repassera pas de conditionner toute aide du Fonds européen de stabilité financière à une harmonisation de la fiscalité sur les sociétés et à la fin du dumping fiscal !

Tout montre que, dans le grand désordre des monnaies, l'euro est la variable d'ajustement. La Chine refuse de réévaluer le yuan. Les Etats-Unis font marcher la planche à billets et laissent filer le dollar. Ainsi l'euro monte. Il a dépassé sa parité d'avant la crise grecque. On nous assurait il y a quelques mois que, finalement, celle-ci avait eu du bon, en rapprochant le cours de l'euro de son cours initial. Même chanson avec l'Irlande : l'euro, en fait, est structurellement poussé vers le haut par la faiblesse du dollar. Les difficultés de l'économie américaine, le gonflement du chômage outre-Atlantique, la partie de bras de fer engagée entre la Chine et les Etats-Unis au sein du G2, partenariat de rivaux, ne laissent nullement augurer une amélioration à moyen et long termes. Avec un euro à 1,50 dollar, voire davantage, c'est toute la zone euro qui sera étouffée, sauf peut-être, provisoirement, l'Allemagne. Mais c'est l'euro lui-même qui risque d'être emporté par l'exaspération des contradictions qui se manifestent en son sein.

Les marchés financiers ne constituent pas l'horizon de l'humanité. Ce sont les peuples et les nations qui, en dernier ressort, écrivent l'histoire. Le peuple français, au début du XXIe siècle, doit donc répondre à une question simple : est-il résigné à sortir de l'histoire ou veut-il encore continuer la sienne ?

La France est-elle finie ? de Jean-Pierre Chevènement, Fayard, 315 p., 19 €.

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