mercredi 12 janvier 2011

" Vive la crise ! ", saison deux - Laurent Cordonnier


Le Monde diplomatique - Janvier 2011, p. 3

La faute aux " Chinois pauvres qui prêtent aux Américains riches " ?

" Quoique personne ne soit prêt à le croire, écrivait Keynes, l'économie est une matière technique et difficile (1). " C'est pourquoi il convient d'abord de louer les efforts de ceux qui se donnent la peine d'en offrir quelques clés à leurs concitoyens. Car c'est bien l'ambition affichée de cette émission programmée par France 2, " Fric, krach et gueule de bois : le roman de la crise ", que le service de presse nous dévoile sans timidité feinte : " L'économie telle qu'on ne vous l'a jamais contée, avec pédagogie, humour et poésie. "

La poésie est sans doute celle de Pierre Arditi (dans le rôle du conteur) ; la pédagogie est peut-être celle de Daniel Cohen, professeur à l'Ecole normale supérieure et coauteur de l'émission (dans le rôle de l'expert) ; tandis que l'humour, comme il n'y en a pas, doit être celui d'Erik Orsenna, second coauteur, dans le rôle de... celui qui se devait d'être là. Quant au conte, n'en doutons pas, il est bien présent, et c'est justement une partie du problème, dans ce montage qui ressemble plus, au bout du " conte ", à une entreprise de confinement politique qu'à une démarche épanouissante de questionnement intellectuel.

L'amorce est pourtant assez appétissante, et ne présente peut-être que les défauts du digest, inhérents au format chronométré de la télédiffusion. Arditi, en maître de cérémonie qui souhaite visiblement se garder d'un numéro de dresseur d'otaries à la Yves Montand (2), plante le sujet, en contrastant, à la façon d'un Robert Doisneau, le mode de vie des " trente glorieuses " avec la situation présente : " Comment avons-nous pu troquer ce monde paisible de mon enfance pour celui dans lequel nous vivons ? Ce monde où les emplois s'évanouissent, où les gens sont jetés, comme ça, d'un claquement de doigts, sur le bord de la route, où la vie semble plus dure à tout le monde, sauf sans doute à quelques-uns qui gagnent en un mois ce que d'autres ne gagneront pas en une vie... " N'était l'idéalisation des " trente glorieuses ", on se dit que cette question devrait être la figure imposée de toute conférence inaugurale (de rentrée) dans les facultés d'économie. Bien courageux alors celui qui voudrait s'y coller.

Ce que les pédagogues ont tu

Mais, la question sitôt posée, le couvercle se referme sur la marmite, et la réponse est donnée d'avance : " J'ai fini par comprendre une chose, annonce d'emblée Arditi. Il a fallu beaucoup de cupidité et de naïveté pour en arriver là. Des personnages avides, candides ou impatients ont combiné leurs efforts pour nous entraîner dans une crise qui est la plus grave depuis la fin de la seconde guerre mondiale. A mon tour, je vais vous raconter ce drame en cinq actes dans lequel nous avons été plongés, avec ses héros, ses traîtres, ses menteurs et ses clowns. "

Et l'on comprend vite que le conte en question n'est pas un conte de fées, mais un conte moral dans lequel la méchanceté humaine occupe l'avant-scène. La voix d'Arditi sied d'ailleurs à ce documentaire sur Homo sapiens nequam [méchant] autant que celle d'André Dussollier sied aux documentaires animaliers. Avec, dans le rôle des méchants, Ronald Reagan, Milton Friedman, Mme Margaret Thatcher, MM. Jean-Marie Messier (3), Bernard Tapie, Dick Fuld (président de la banque Lehman Brothers avant sa faillite en septembre 2008) et, dans une moindre mesure, MM. Henry Paulson et Alan Greenspan (4).

Ce n'est pas à dire que tous ceux-là flottent dans leur costume de scène - on a même plutôt plaisir à les revoir si fringants dans leurs habits de lumière, scintillants d'idiotie, de morgue ou de rouerie. Mais les acteurs, c'est leur talent, font un peu trop oublier la production. La troupe cache la régie, les projecteurs braqués sur quelques premiers rôles dissimulent la structure du barnum qui fut le théâtre de leurs exploits. Or c'est plutôt cela que l'on aurait aimé voir : la structure du nouveau régime d'accumulation du capital qui s'est mis en place depuis un quart de siècle et qui a patiemment bandé les ressorts de cette crise économique et financière. Quels ont été les changements au niveau des règles du jeu (lois, traités, juridictions) qui ont profondément modifié les conditions de la concurrence à l'intérieur des territoires et entre les territoires ? Quelles ont été les modifications institutionnelles qui ont sensiblement redistribué le pouvoir économique entre les grandes catégories d'acteurs (les petites et moyennes entreprises, les très grandes sociétés cotées en Bourse, la finance bancaire, la finance de marché, les épargnants, les travailleurs, les investisseurs institutionnels, les actionnaires, les hauts dirigeants des entreprises cotées, les autorités de régulation et les agences de notation, etc.) ? Quelles ont été les révolutions doctrinales qui ont inspiré ou accompagné ce réagencement des rapports sociaux, reconfigurant en profondeur l'agenda et le non-agenda de l'Etat, des agences publiques et des institutions économiques et sociales (les banques centrales, les entreprises publiques, les intermédiaires du marché du travail, le droit social, les régimes d'assurance chômage, les systèmes de retraite, etc.) ?

Les auteurs de l'émission font certes quelques efforts pour mettre en scène le tournant néolibéral des années 1980. On voit Mme Thatcher et Reagan s'autocongratuler de la belle revanche du marché sur le " socialisme " et sur la " bureaucratie " qu'ils sont en train d'orchestrer. La première entonnant l'antienne du second en s'excusant de ne pouvoir y mettre l'accent américain : " Et vous n'avez encore rien vu ! " Friedman, le chef de file du monétarisme, dont on oublie de rappeler la collaboration avec le régime d'Augusto Pinochet au Chili, est, à juste titre, intronisé comme le souffleur en coulisse de cette contre-révolution sociale et politique. La brutalité de cette révolution est assez bien illustrée par la répression de la grève des aiguilleurs du ciel, en 1981, aux Etats-Unis (5), et le combat sans merci que la " Dame de fer " mena au Royaume-Uni contre les mineurs en grève, à partir de 1984.

" Les chiens mordent ceux qui ont peur "

En France, ce tournant est dépeint sous les traits plus avenants de la nécessaire " modernisation " de l'appareil industriel, annoncée, la mort dans l'âme, par un François Mitterrand expliquant que l'on ne peut pas secourir indéfiniment des entreprises sidérurgiques devenues des gouffres sans fond - un Mitterrand aussitôt absous par Orsenna, présenté comme " économiste ", mais qui était à l'époque conseiller culturel du président français : " C'est un moment, en mars 1983, où j'ai l'impression que les politiques commencent à devenir adultes... " On n'ignore pas non plus Coluche et la création des Restos du coeur, illustrant fort à propos, par cette réinstitution de la " soupe populaire ", le retour de la pauvreté au sein de l'abondance. Cohen se révèle même pertinent lorsqu'il résume le projet des néolibéraux en disant, en substance, qu'il s'agissait de supprimer toute médiation, c'est-à-dire toute institution sociale, entre l'individu et le marché. La conséquence, la montée des inégalités de revenus, est assez bien brossée, mais rapidement traitée.

Trop peu pour donner à voir les structures. On s'étonnera ainsi qu'il ne soit rien dit des artisans du " big bang " financier à la française, mené tambour battant, entre 1984 et 1986, sous l'impulsion de Pierre Bérégovoy, ministre des finances du gouvernement socialiste de M. Laurent Fabius (6). Que ne soit même pas évoquée la conversion de l'ensemble de la social-démocratie européenne aux nouveaux dogmes financiers, aux vertus de la concurrence, aux privatisations, aux baisses d'impôts, au workfare. Qu'un personnage comme l'ancien premier ministre britannique Anthony Blair, figure de proue de cette " nouvelle social-démocratie ", héros de la lutte contre toute tentative de régulation financière en Europe (pour assurer la prospérité de la City), soit carrément oublié. Qu'il ne soit rien dit des doctrinaires libéraux qui conçurent l'espace économique européen exclusivement sous l'angle d'un " marché unique ", dont M. Jacques Delors, dès 1985, lorsqu'il devint président de la Commission européenne, réactiva le projet avec l'aide des lobbies du big business (7). Qu'il ne soit rien dit non plus du libre-échangisme irréfléchi de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), à laquelle l'Union européenne apporta toujours sa bénédiction. Rien dit au sujet du " consensus de Washington " qui inspira les politiques régressives du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Rien dit de la modification du partage des revenus en faveur des profits. Rien dit de la collusion entre les économistes, les pouvoirs politiques et la finance dont Cohen, ancien expert auprès du gouvernement bolivien pour la libéralisation économique (1985-1986), consultant à la Banque mondiale (1984-1997) et actuel conseiller à la banque Lazard, est l'incarnation souriante. Rien dit non plus de ces bataillons d'académiciens qui, à partir des années 1970, ont fait la chasse aux analyses critiques du capitalisme (8).

En l'absence d'un dévoilement des structures du capitalisme financiarisé, il devenait difficile d'articuler correctement les étapes de la déconfiture. Résumant son incrédulité face aux explications de Cohen, Arditi avoue d'ailleurs à cet endroit que " la tête [lui] tourne ". Il reformule : " Alors, si j'ai bien compris, ce sont les Chinois pauvres qui prêtent aux Américains riches (...) pour que ces mêmes Américains riches achètent ce qu'eux-mêmes fabriquent ? C'est un système à dormir debout ! Ça, vous l'avez dit. Ça peut pas tenir. " Cohen, très inspiré et cependant navré, adoube : " Ça n'a pas tenu ! "... laissant tout de même le téléspectateur vigilant penser que le " système " n'est pas seul à " dormir debout ".

Faire rentrer dans le format d'une telle émission tous les aspects pertinents de la question eût certes relevé de l'exploit. Mais c'en est un autre que d'avoir réussi à en évincer la plupart. Cette piteuse performance tient sans doute à ce que l'on a encore voulu réaliser une production à moindres frais, avec les moyens du bord. Sans demander au service public qu'il débloque autant de moyens pour l'édification de nos concitoyens qu'il en alloue pour leur conter " Plus belle la vie ", on pourrait réclamer qu'il parie davantage sur l'intelligence collective, en mobilisant quelques historiens, quelques politistes, quelques économistes dissidents, quelques grands acteurs (hommes politiques, syndicalistes, hauts responsables des instances de régulation, patrons, financiers repentis, etc.) qui n'ont pas toujours la langue de bois rétrospective. Et si vraiment c'était une question d'économie, sans doute eût-il mieux valu se contenter de reprogrammer le formidable documentaire d'Adam Curtis The Mayfair Set, réalisé pour la BBC en 1999 et diffusé à l'époque sur Arte. S'agissant de la décennie 2000, une invitation énergique à se rendre au cinéma pour savourer Inside Job, le documentaire de Charles Ferguson, eût été des plus avisées.

Mais cela nous aurait privés de la chute de l'émission, qui en fournit aussi l'apothéose. Orsenna commence par faire le lien entre un passé révolu et un avenir menaçant. Le problème, au fond du fond, c'est que nos concitoyens ont peur, " et la peur, c'est le pire des ciments d'une société. Regardez ce qui se passe avec les chiens, quand on a peur...

- Ils vous mordent, interrompt Arditi.

- Ils vous mordent, acquiesce Orsenna. Moins on aura peur, moins on sera mordu. "

Mais à peine a-t-on le temps de savourer les balbutiements de cette fusion épistémique entre l'économie des canidés et la neuro-économie behaviouriste que déjà on nous invite à nous tourner vers un avenir plein de promesses. Un petit tour par le green business, avec ses cerfs-volants qui remplaceront bientôt les éoliennes, et par M. Muhammad Yunus, le pape du microcrédit, dont la " sainteté " (sic) pourrait bien convertir les traders d'hier en bienfaiteurs de l'humanité, et nous voici arrivés aux portes du bonheur : " C'est encourageant, non ? ", s'enthousiasme Arditi. " L'homme cupide a sa place dans le monde, comme la nature a besoin de prédateurs pour préserver son équilibre. S'il faut des bulles spéculatives pour faire émerger les technologies de demain, pourquoi pas ? S'il faut proposer du microcrédit aux plus pauvres pour que tout le monde ait sa chance, pourquoi pas aussi ? " Las ! A peine achevé le montage de l'émission, l'éclatement de la bulle du microcrédit en Inde entraînait une série de suicides de débiteurs pris à la gorge, poussant le gouvernement de l'Etat de l'Andhra Pradesh à dénoncer le " brigandage " et les " hyperprofits " des institutions de microfinance ainsi que les " atrocités " qu'elles font subir aux pauvres (9). Deux doses de nouvelles technologies, trois doigts de génie financier, une pincée de darwinisme social, et tout ira bien, en somme, nous disait-on. Mais ce triptyque (technologie, finance, concurrence), n'est-ce pas le cocktail qui vient de nous exploser à la figure et dont le souffle continue d'attiser le feu de la barbarie ?


(1) John Maynard Keynes, La Pauvreté dans l'abondance, traduit de l'anglais par Franck Van de Velde, Gallimard, coll. " Tel ", Paris, 2002, p. 121-131.
(2) L'acteur avait joué les Monsieur Loyal dans la célèbre émission " Vive la crise ! ", diffusée le 22 février 1984 sur Antenne 2. Lire Pierre Rimbert, " Il y a quinze ans, "Vive la crise !" ", Le Monde diplomatique, février 1999.
(3) Encore que ce dernier soit relativement épargné. Commentant sa chute, Orsenna tempère : " Hélas ! il a voulu faire trop vite. " Une indulgence, peut-être, de la part de celui qui fut nommé vice-président du conseil de surveillance de Canal+ par le même Messier.
(4) Respectivement ex-président de la banque Goldman Sachs et secrétaire au Trésor du président américain George W. Bush (2006-2009), et ex-président de la Réserve fédérale (1987-2006).
(5) Cette longue grève des aiguilleurs du ciel américains (fautivement datée de 1982) s'est soldée par le licenciement de plus de onze mille fonctionnaires et des procès faits à des dizaines de syndicalistes.
(6) Lire Pierre Rimbert, " "Nous avons eu le pouvoir, maintenant il nous faut l'argent" ", Le Monde diplomatique, avril 2009.
(7) Lire François Ruffin, " A Bruxelles, les lobbyistes sont "les garants de la démocratie'' ", Le Monde diplomatique, juin 2010.
(8) Cf. J. E. King, A History of Post Keynesian Economics Since 1936, chap. 6, Edward Elgar, Cheltenham, 2002.
(9) Patrick de Jacquelot, " Krach de la microfinance : le "subprime" indien ", Les Echos, Paris, 23 novembre 2010.

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1 commentaires:

Anonyme a dit…

a propos de la crise des subprimes un pps a voir sur le site conscience citoyenne responsable ( http://2ccr.unblog.fr/ )