jeudi 3 mars 2011

Les dicos selon Rey - Marianne Payot


L'Express, no. 3113 - livres RENCONTRE, mercredi, 2 mars 2011, p. 94-97

Pour fêter le n° 50 de la collection du Dictionnaire amoureux, Alain Rey, père des ouvrages publiés aux éditions Le Robert, propose un festival de 1 000 pages sur la passion de sa vie. Décryptage en sa compagnie.

Mille pages ! Une bagatelle pour Alain Rey, habitué à jongler avec des millions de signes tout au long d'une vie dévouée aux dictionnaires en tous genres. Du Grand Robert au Dictionnaire historique de la langue française, en passant par le Dictionnaire culturel en langue française et le Petit Robert, le célèbre lexicographe au look de Professeur Tournesol n'aura vécu qu'une longue immersion dans l'océan des mots et des langues. "J'avais une totale liberté. Du coup, j'ai souhaité élargir à la francophonie et donner une vision synthétique de la lexicographie allemande, anglaise, arabe...", explique, un rien facétieux, Alain Rey. Va pour les 1 000 pages, donc, de ce Dictionnaire amoureux... (le 50e de la collection) et ses multiples entrées consacrées à cet "objet culturel mal identifié" (ocmi) qui, depuis la Renaissance avec Robert Estienne,en 1540, puis Jean Nicot - après les glossaires et les encyclopédies du Moyen Age -, se veut le livre des livres. Un "objet jamais satisfaisant, car il passe son temps et sa vie à courir après la langue qui ne l'attend pas", signale le conseiller éditorial des éditions Le Robert. Qui, lui, nous attend et nous accompagne dans cette promenade à travers le temps et l'espace.

Subjectivité

Alain Rey l'énonce très vite, en la matière comme en beaucoup d'autres, l'objectivité est un leurre. Le Furetière, l'Encyclopédie de Diderot, le dictionnaire des frères Grimm pour l'Allemagne, l'Oxford pour l'Angleterre, la série des Webster pour les Etats-Unis sont à la fois un témoignage sur la langue et une sorte d'affirmation de la spécificité nationale. Sans même aller jusqu'aux dictionnaires italiens de la période du fascisme ou allemands sous le nazisme, chaque dictionnaire reflète l'idéologie dominante de son époque. Dès que l'ouvrage est un peu encyclopédique, c'est éclatant : Pierre Larousse, qui se veut républicain et progressiste, est sur la question coloniale colonialiste et raciste, à son insu. Furetière, lui, commence l'article "roi" non par le sens courant, "monarque, etc.", mais par le "roi des rois" (la royauté venant de la volonté divine), et le termine par Louis XIV. En résumé, Louis XIV est l'aboutissement de quelque chose qui remonte à la Genèse...

Casanova (et ses pairs)

Surprise ! Saviez-vous que Virginia Woolf fit oeuvre de lexicographe ? Et que Casanova rédigea, en 1795, un anti-dictionnaire en réaction à un professeur allemand qui venait de rendre hommage à la Révolution française ? "On y retrouve tout ce qu'on sait de lui : un peu de mauvaise foi, de l'amusement, de l'ironie." D'autres écrivains importants s'y sont essayés, comme Flaubert. Ou Valéry, qui a des idées sur la théorie du langage, ou même Tolkien, avec son Seigneur des anneaux, né de l'enthousiasme de l'universitaire anglais pour les langues imaginaires. Mallarmé, également, a flirté avec le genre. Quant à Einstein et à Freud, ils ont contribué au Britannica.

Nodier (onomatopées)

Alain Rey en profite aussi pour ressusciter de nombreux lexicographes passés à la trappe de l'oubli : les Boissière, Boyer, Candillac, Ménage, Reynaud, Richelet... Parmi eux, il y a Charles Nodier, auteur notamment d'un Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, en 1808, sous-évalué aujourd'hui mais qui semble remonter la pente. "On s'aperçoit, note Rey, qu'il n'était pas seulement l'auteur de contes un peu mièvres et de romans gothiques étonnants, mais qu'il avait un style épatant et que son article sur les Girondins le met au même niveau que Lamartine sur des sujets comparables."

Tâcherons (inoffensifs)

Enfin, il y a tous les anonymes, collaborateurs, "ouvriers", sans lesquels aucun des ouvrages, collectifs par essence, ne verrait le jour. L'Anglais Samuel Johnson avait baptisé les lexicographes les "tâcherons inoffensifs" (harmful drudge). Une appellation qui plaît bien à Alain Rey : "Drudge veut aussi bien dire femme de ménage, balayeur. Pour moi, dans la fabrication du dictionnaire, il y a du nettoyage, du ménage, de la lessive. On passe son temps à arranger une définition, à remplacer les exemples, à moderniser." Reste que les droits d'auteur ne sont pas toujours "répartis" comme il se doit. Ainsi de ceux du Petit Robert, comme le souligne un Alain Rey toujours aussi mécontent des années après les faits : "Josette Rey-Debove, Henri Cottez et moi avons entièrement conçu cette oeuvre. L'éditeur Paul Robert n'y a pas pris part et ne l'a même pas lue, Or c'est lui qui a touché les droits. Le comble, c'est qu'il me l'a dédicacée, j'étais fou de rage, évidemment. Dans son esprit, le bouquin sortait tout vivant du Grand Robert, il avait oublié qu'il n'avait rédigé que le premier volume de celui-là."

Addiction

Les écrivains en usent et en abusent. Stendhal, Victor Hugo, Flaubert, Baudelaire, Anatole France, André Gide, Georges Duhamel, Roland Barthes, Francis Ponge, Georges Perec... La liste est longue des auteurs fascinés par le dictionnaire. Sans oublier Saint-John Perse, qui vérifiait la présence des mots rares qu'il employait dans son Petit Larousse, ou Balzac, grand admirateur du Littré - étudiant, il distribuait d'ailleurs les fascicules du Littré aux abonnés. "Curieusement, signale Rey, amusé, je n'ai jamais rencontré de témoignages d'écrivain se servant quotidiennement du Dictionnaire de l'Académie." Quant aux surréalistes, Eluard, Breton, ils tenteront, eux, de subvertir les dictionnaires de l'intérieur. "Des tentatives insignifiantes", selon Rey, qui ne tire son chapeau qu'au Belge - méconnu - Armand Permentier.

Les écrivains contemporains ne sont pas en reste, notamment ceux d'origine étrangère : Julien Green, Jonathan Littell, Atiq Rahimi, qui dit s'être plongé dans le Petit Robert pour écrire Syngué sabour, les slameurs... Paradoxe : Alain Rey, lui, n'avoue aucune fascination juvénile pour le genre, à l'exception des quelques encyclopédies compulsées, "comme tous les adolescents", pour les mots cochons et les illustrations : "Mon vrai dictionnaire, à 14 ans, c'était Jules Verne, une leçon de vocabulaire !"

Zola (l'art de la citation)

Sans citation, point de dictionnaire ou alors un simple "alphadécédet", comme le disait ironiquement Queneau. Les principales sources ? Zola, inépuisable. Toutes les citations du Grand Robert pour les fromages proviennent du Ventre de Paris - on y trouve le brie, le camembert, le roquefort, décrits avec moult détails et odeurs. Pour un mot de la mode du xixe siècle, il suffit d'ouvrir Au Bonheur des dames... Mieux que l'ordinateur ! Les lexicographes ont également puisé dans Hugo (un dictionnaire à lui tout seul), Valéry, Proust, Gide, etc., et en ce qui concerne les générations plus récentes, malgré un Paul Robert très réticent, dans Queneau, Céline et Genet pour la stylistique de ses romans (Querelle de Brest, Notre-Dame-des-Fleurs). Sont présents aujourd'hui dans le Petit Robert plus de 60 écrivains français vivants : Le Clézio, Grainville, Pennac, Muriel Barbery... Des emprunts qui, en général, flattent leur auteur. A tel point qu'en son temps Jules Romains en vint à se plaindre auprès de Paul Robert, car le nombre de citations de son oeuvre avait diminué ! On imagine son courroux s'il avait appris que, pour s'amuser et "contrôler" la sagacité de ses lecteurs, Alain Rey avait, dans la première édition du Robert des noms propres, inventé un auteur polonais censé avoir émigré en Argentine. Il y est resté dix ans sans que personne ne s'en aperçoive.

Fugu (poisson poison)

Au hasard des pages, on trouve quelques savoureuses définitions et descriptions. Comme celle de ce poisson japonais (le fugu) dénichée dans un Larousse des années 1920 par Jean Girodet, ancien rédacteur du Robert : "Sa chair est délicieuse, mais son ingestion entraîne rapidement la mort." Ou encore celle, exquise, de l'"avoine" (oats) par ce saugrenu de Samuel Johnson : "Une graine qu'en Angleterre on donne en général aux chevaux, mais qui nourrit les gens en Ecosse." "C'est du Swift", s'emballe Rey à l'évocation de cette espèce de tyran des lettres anglaises du xviiie siècle à l'humour imprévisible. Et si dans le Larousse des années 1950, on partait encore "gaiement pour la guerre", c'est avec le mot "colonisation" qu'il rencontra, lui, quelques problèmes : "Une mauvaise polémique, les gens avaient mal compris la notion de "mise en valeur", qui n'est pas morale, juste descriptive."

Internet

L'informatique, nécessitant un classement rigoureux, a été utile dans la fabrication et la pensée des dictionnaires. Leur diffusion ayant aujourd'hui tendance à diminuer, les maisons d'édition, comme Le Robert ou Larousse, sont en train de se reconvertir, en mettant parallèlement leur dictionnaire sur Internet et en application sur les iPad et iPod. Certains éditeurs vont même jusqu'à laisser totalement tomber le papier : la dernière version de l'Oxford ne sera ainsi disponible que sur Internet. "On peut dire qu'il en acquiert l'esprit, soit le désordre et l'absence de rigueur et d'homogénéité. Cela dit, en ligne, les consultations ponctuelles permettent de cacher certains de ses défauts - tout comme le Trésor de la langue française, qui paraît moins absurde sur écran que sur papier. On ne s'aperçoit pas, par exemple, que les articles "haut" et "bas" ne sont pas construits de la même façon." Plus généralement, le linguiste juge sévèrement l'information dispensée par Internet et critique le cumul de connaissances sans effort éditorial, sans adaptation et sans contrôle, "comme ces encyclopédies participatives dans lesquelles on a tout et n'importe quoi. En littérature, les articles sont d'une grande pauvreté, celui sur Flaubert dans Wikipédia par exemple est à pleurer !"

Dictionnaire (manquant)

Des plus originaux - Le Dictionnaire du Diable, Le Dictionnaire khazar, Dictionnaire de la conversation... des "gens du monde" - aux plus "classiques" (dictionnaires érotiques, provençaux, de l'argot), les dictionnaires se ramassent à la pelle, le genre semble épuisé. Eh bien non ! Aux yeux de notre spécialiste, manquent encore les dictionnaires qui reprendraient le vocabulaire intégral d'un grand auteur, comme Rimbaud, Rabelais, Racine, Corneille ou Proust.

Bibliothèque (idéale)

Ce fou des dicos a évidemment ses préférés : le Furetière (1690), qu'il a réédité. Les grands dictionnaires du xviie siècle, y compris la première édition de l'Académie française (1694) et celle du xviiie due à Duclos, un écrivain libertin et érudit ; le dictionnaire de Samuel Johnson (1755), la première somme anglaise d'esprit moderne ; celui, monumental, des frères Grimm (1854), "un chef-d'oeuvre qui, avec les contes, fait partie du même projet de pensée collective allemande, le Volksgeist" ; celui du Russe Dal (1963) ; le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, de Pierre Larousse, une source inépuisable d'anecdotes, de niaiseries aussi, sur la société française. Et peut-être, en étant juge et partie, le Dictionnaire culturel en langue française, dont il a retravaillé avec Danièle Morvan la partie langue. Enfin - qui sait ? - un futur Grand Robert, dans une édition très augmentée, mais dont l'horizon semble un peu bouché par l'économie.

Et aussi : Mille Ans de langue française. Perrin, coll. Tempus. A noter, le 16 mars, à l'université de Cergy-Pontoise , une Journée des dictionnaires, sous forme de colloque international, organisée par Jean Pruvost, "dicopathe" émérite, par ailleurs directeur de collection aux éditions Champion. Renseignements : pruvost0943@orange.fr

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