jeudi 21 avril 2011

REPORTAGE - Voyage dans l'Amérique fauchée - Hélène Vissière

Le Point, no. 2014 - Monde, jeudi, 21 avril 2011, p. 48,49,50,51

Alerte. Les déficits plombent l'Etat fédéral et les collectivités. A Prichard, dans l'Alabama, on ponctionne les retraités...

Cela s'est produit brusquement. Sans un mot d'explication. En octobre 2009, le chèque de retraite qui, d'habitude, tombait ponctuellement le 1er de chaque mois n'est pas arrivé. Alfred Arnold, un ex-capitaine des pompiers, et sa femme, Jackie, une employée du commissariat, tous deux à la retraite, ont d'abord cru à un retard passager. Mais la boîte aux lettres est restée vide le mois suivant et le mois d'après. Cela fait dix-huit mois exactement que ces deux anciens employés municipaux de Prichard, une petite commune d'Alabama, n'ont pas touché un sou de pension.

Dans les années 50, Prichard était une ville prospère de 45 000 habitants avec un zoo, deux cinémas, des grands magasins... On a peine à le croire en roulant aujourd'hui dans la rue principale bordée de bâtiments abandonnés et de monts-de-piété. L'exode des Blancs et la fermeture des usines ont entraîné un déclin de la population et des recettes fiscales. Très tôt, les experts mettent en garde la municipalité : si elle n'augmente pas sa contribution, le fonds de retraite va être à sec. Les maires successifs font la sourde oreille. Lorsque, à l'automne 2009, il n'y a plus assez de liquidités, la ville, au mépris de toutes les lois, cesse tout bonnement de payer ses retraités. Du jamais-vu, même aux Etats-Unis. Pour échapper à un procès, elle se déclare en faillite, mais un juge la met en demeure de payer les millions de dollars d'arriérés. En vain. A ce jour, elle n'a toujours rien versé.

« On ne peut pas tirer de l'huile d'un caillou, plaide Scott Williams, l'avocat de la mairie. Si nous prenions tout l'argent de la ville pour les retraités, nous n'aurions plus rien pour payer les pompiers ou l'éclairage public. » M. le maire, pendant ce temps-là, s'est royalement octroyé une augmentation de salaire de 24 000 dollars. Tout le monde reconnaît que le fonds de retraite, établi en 1956 en pleine prospérité, est beaucoup trop généreux. Il autorise notamment les employés à cesser leur activité à moins de 60 ans.« Le fonds n'était pas parfait, mais on avait le temps de le modifier et on n'a rien fait, juge Troy Ephriam, un conseiller municipal. Maintenant, on dit à ces gens qui ont travaillé vingt-cinq ans d'aller au diable. Nous ne sommes pas une dictature ! »

En attendant, les 144 employés de Prichard qui ont cotisé consciencieusement à hauteur de 5,5 % de leur salaire vivent un cauchemar. Nettie Banks, 68 ans, qui a travaillé vingt-cinq ans au commissariat, s'est mise en faillite personnelle. Eddie Ragland, un ancien policier, a dû faire appel à la charité du voisinage lorsqu'un braqueur lui a tiré dessus et qu'il s'est retrouvé avec d'énormes factures médicales sans pouvoir reprendre son nouvel emploi à l'aéroport. Dans un sens, Alfred Arnold a presque de la chance. Malgré ses problèmes cardiaques, à 66 ans, ce grand Noir a retrouvé un petit boulot de vigile dans un centre commercial, ce qui lui permet de payer les traites de sa maison et d'éviter l'expulsion. Du moins, pour le moment. « On a dépensé toutes nos économies et on compte chaque sou, explique Alfred, qui a dû renoncer à la croisière dont il rêvait et à une visite à sa fille au Texas. On a travaillé tous les jours pour la ville, Jackie quarante ans, moi trente-cinq, et ce qui fait le plus de mal, c'est que le gouvernement ne fait rien. On ne demande pas la charité publique, on veut juste l'argent qui nous est dû. »« Ils attendent qu'on crève tous », lâche Jackie, qui, à force de se ronger d'inquiétude, a fini par tomber malade.

Tous les jeudis, les plus valides viennent assister au conseil municipal dans l'espoir d'une bonne nouvelle qui ne vient jamais. Ce soir-là, Mary Berg, une ancienne secrétaire, lit les noms de ceux qui sont morts depuis un an et demi. Ils sont 16. Il y a Mary Dixon, la veuve d'un employé qui, à 89 ans, avait dû renoncer, faute de moyens, à son aide ménagère. Il y a Rick Wall, un pompier de 62 ans qui, comme beaucoup d'autres, était trop jeune pour toucher la retraite publique et que l'on a trouvé sans eau ni électricité.« Je me demande si ces gens ont un coeur », s'indigne son frère.

Habituellement, le maire, Ronald Davis, un Noir à la carrure de rugbyman, les ignore en s'asseyant le dos tourné à la salle, mais ce soir il prend la parole.« Je suis très triste et je m'excuse de cette situation. Je prie pour vous et je viens travailler tous les jours pour que les choses s'améliorent », déclare-t-il dans un silence glacial.« Arrêtez ces prières hypocrites et agissez », s'énerve un monsieur à cheveux blancs. Et pas seulement pour les 144 retraités encore en vie, mais aussi pour les employés en activité comme Charles Kennedy, un policier qui, à 67 ans et après une opération à coeur ouvert, doit continuer à travailler.« Je ne sais pas combien de temps il me reste à vivre et je veux profiter de mon petit-fils, mais il n'y a pas d'argent dans le fonds pour nous. »

Prichard est un cas unique aux Etats-Unis. Mais peut-être plus pour très longtemps, à en juger par la situation catastrophique des fonds de pension de la Pennsylvanie ou de l'Illinois.« C'est très inquiétant. Il y a aujourd'hui une différence de 3 000 milliards de dollars entre les montants promis aux fonctionnaires des villes et des Etats et l'argent versé dans les fonds de retraite », résume Joshua Rauh, professeur à North-western University.

La crise économique a aggravé le déficit des collectivités locales, qui se retrouvent obligées de rogner de tous côtés. Vallejo, une ville de Californie, a licencié un tiers de ses employés municipaux, réduit le nombre de policiers, fermé trois casernes de pompiers sur cinq, coupé les crédits du musée et du centre du troisième âge. Camden, une commune du New Jersey, a remercié la moitié de ses forces de l'ordre malgré un taux de criminalité record. La Pennsylvanie a supprimé la couverture santé de 41 000 adultes à revenus modestes, le Texas prévoit d'amputer son budget éducation de 13 %, soit 100 000 postes de personnel scolaire en moins. Du coup, l'Amérique en est réduite au bénévolat. Lorsque les habitants de Colorado Springs se sont rebellés contre une hausse des impôts locaux, la municipalité a coupé une partie de l'éclairage public, supprimé le ramassage des ordures dans les parcs et lancé un programme d'adoption. Vous voulez de la lumière devant chez vous ? Adoptez un réverbère pour 75 dollars, adoptez une poubelle du jardin public...

Sous pression.« Nous sommes fauchés », s'exclame John Boehner, le président de la Chambre des représentants.« Nous sommes fauchés », répète le gouverneur du Wisconsin. C'est le nouveau cri du coeur des républicains, qui, sous la pression des conservateurs du Tea Party, ont fait de la rigueur fiscale leur cheval de bataille. Les démocrates y voient plutôt une tactique pour paniquer les électeurs.« Les déficits fédéraux sont trop gros à notre goût et la plupart des Etats ont du mal à équilibrer leur budget », note un éditorial du New York Times. Mais c'est en grande partie, poursuit-il, la faute aux élus, qui, en accordant « d'énormes allégements fiscaux, principalement pour les riches, ont mis à sec les gouvernements ». Quand il n'y a plus un sou en caisse, les républicains « crient misère et s'en servent comme excuse » pour sabrer dans les programmes qui leur déplaisent, entendez les aides sociales, et s'attaquer aux salariés du public syndiqués, qui bénéficient, selon eux, d'avantages scandaleux. L'Ohio, l'Indiana et le Wisconsin viennent de voter des lois qui limitent les négociations paritaires sur les salaires et augmentent les cotisations sociales des fonctionnaires.

Mais c'est à Washington, ces jours-ci, que le débat sur le budget est le plus virulent. Clamant que l'énorme endettement fédéral et l'envol des coûts de santé mettent l'Amérique en péril, les républicains ont obligé les démocrates à couper d'abord 38 milliards de dollars de dépenses dans le budget 2011. Des coupes minimes, mais symboliques. Ils ont ensuite forcé l'administration Obama, qui jusque-là rechignait à toute cure d'austérité, à annoncer une réduction du déficit budgétaire de 4 000 milliards de dollars sur douze ans, en réduisant notamment les dépenses militaires. Mais le projet de budget démocrate refuse de sacrifier l'assurance et la retraite publiques et s'appuie sur des hausses d'impôts. Inacceptable pour les républicains, qui, eux, demandent encore plus d'allégements fiscaux pour les hauts revenus et un démantèlement de l'Etat-providence. Sur les 4 300 milliards de dollars de coupes drastiques qu'ils préconisent en dix ans, deux tiers proviennent de la suppression de programmes pour les pauvres.« Ce n'est pas un budget, c'est une cause », assure Paul Ryan, l'auteur du texte. Voilà qui promet des batailles homériques lors des discussions, dans les mois à venir, sur le relèvement du plafond de la dette et le budget 2012.

A Prichard, pendant ce temps, les avocats planchent sur un généreux compromis qui permettrait aux retraités de toucher... un tiers de leur retraite. Jackie et Arnold ont accepté.« On n'a pas le choix. Un procès va prendre des années et, pendant ce temps, nous, on vieillit. »


L'affront fait à Washington
M. N.

La première puissance économique mondiale punie par les agences de notation ! Il y a quelques jours, Standard - Poor's a placé la notation américaine dans « une perspective négative ». Certes, l'agence maintient un triple A au profit des Etats-Unis, soit la meilleure appréciation. Mais le coup de semonce pourrait précéder une dégradation de la notation souveraine des Etats-Unis. En cause : sa dette abyssale. L'an prochain, le rapport de la dette fédérale au PIB atteindra 100 %. Or, au-delà de ce seuil, il est impensable qu'un Etat conserve le privilège d'un triple A. Question : les agences de notation franchiront-elles le Rubicon ? Pas sûr. D'abord, parce que le roi dollar demeure la monnaie de référence. Ensuite,« la probabilité de voir le gouvernement américain ne pas honorer ses engagements financiers (...) est extrêmement faible », estime Fitch, une autre agence de notation. Les dogmes ont la vie dure. Un récent rapport de Natixis le confirme : « Il y a bien une anomalie de la valorisation de la dette publique des Etats-Unis sur les marchés financiers. »

14 200 milliards de dollars : Montant de la dette fédérale, soit autant que le PIB

1 294 milliards de dollars : déficit budgétaire en 2010

1 645 milliards de dollars : déficit budgétaire prévu pour 2011, soit 10, 9 % du PIB

300 milliards de dollars : poids des intérêts de la dette américaine en 2013

38,5 milliards de coupes prévues dans les dépenses budgétaires pour l'année 2011

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