jeudi 6 octobre 2011

Pascal Bruckner : "Les Verts voudraient passer les menottes à la planète"



L'Express, no. 3144 - L'entretien, mercredi 5 octobre 2011, p. 16-18,20

C'est, d'abord, un livre drôle, tant le bêtisier des ultras de l'écologie est digne de Bouvard et Pécuchet. C'est, ensuite, un livre impitoyable, parce que les prophètes de malheur pèsent sur les décisions politiques et sur le moral des peuples. C'est, enfin, un livre salutaire, parce qu'on intoxique autant les cerveaux de nos enfants avec l'idéologie que leurs corps avec la pollution. Pamphlet au poing, bien aiguisé sur le silex du bon sens, Pascal Bruckner part en guerre contre les cassandres nuisibles dans Le Fanatisme de l'apocalypse (Grasset). Ses arguments sont frappants, son ton est ludique, le résultat est jouissif. Mais le but du philosophe n'est pas de rejoindre les rangs des climato-sceptiques, des accros au CO2 ni des thuriféraires de l'industrie. Il a moins écrit une critique de l'écologie qu'une critique dans l'écologie. Afin que pousse l'écologie de raison, dont dépend notre salut collectif, il faut éradiquer l'écologie de divagation. Bruckner désherbe.
Christophe Barbier


Le fanatisme de l'Apocalypse - Pascal Bruckner

Vous dénoncez une "écologie de divagation", mais n'est-elle pas simplement le symptôme d'une société occidentale qui ne sait pas où elle va, et non la raison de cette errance ?

Le discours catastrophiste porté par l'écologie aujourd'hui est une angoisse de déplacement. Les pays occidentaux portent un regard négatif sur la planète pour justifier leur déclin. Le souci environnemental est universel, la maladie de la fin du monde est européenne et américaine. Expliquer que l'aventure humaine est close, que l'épopée industrielle arrive à son terme, est une manière de disqualifier le développement des pays émergents qui ont l'audace de nous battre sur notre propre terrain. L'ivresse apocalyptique compense la crise que nous traversons.

Retrouve-t-on dans cette écologie les malaises de civilisation que vous avez étudiés auparavant ?

Après la culpabilité vis-à-vis du passé colonial, que j'ai dépeinte dans Le Sanglot de l'homme blanc, et la repentance envers le présent, décrite dans La Tyrannie de la pénitence, je m'attaque ici au remords anticipé de l'avenir. Selon la vulgate verte, nous sommes déjà des criminels sans le savoir, puisque nous préparons un univers suffocant pour nos enfants. Comme dans Minority Report, on fait des générations actuelles les coupables d'un crime qu'elles risquent de commettre. Nous devons être punis pour des faits non encore advenus. Dans le passé, nous avons été des colons, dans le présent, nous sommes des exploiteurs et, dans le futur, des prédateurs. Les trois dimensions du temps sont saturées par un discours crépusculaire. L'homme est coupable, il doit payer.

"Nous n'héritons pas de la planète, nous l'empruntons à nos enfants", dit justement un proverbe indien...

Je suis d'accord : chaque génération doit transmettre un monde viable à la suivante. Ce n'est pas l'écologie en tant que telle que je critique, elle est indispensable, c'est sa dérive cataclysmique. Cette dérive est d'ailleurs visible dans les films catastrophes : on parle dans les instances internationales comme dans les superproductions hollywoodiennes, Independance Day, 2012, Terminator.

Pourtant, le catastrophisme ne fait plus recette, le film de Nicolas Hulot, Le Syndrome du Titanic, a échoué : n'est-on pas en révolte contre l'apocalypse ?

C'est l'effet heureux de la polémique des climato-sceptiques. Nous étions mûrs pour l'annonce d'un réchauffement durable de la planète, mais cela a été présenté comme un dogme face auquel aucune discussion n'était possible. L'affaire Claude Allègre a été un révélateur : si ce qu'il dit est insignifiant, il n'était pas nécessaire de l'attaquer aussi fortement ; la violence des critiques contre lui prouve qu'il a touché un nerf sensible, au-delà de ses erreurs factuelles. La pétition en 2010 de 400 savants demandant au gouvernement de faire taire Allègre est aussi insupportable que les républicains américains tentant de censurer les glaciologues et les climatologues.

Envisager le pire et demander aux sceptiques de faire la preuve que c'est faux, n'est-ce pas un progrès intellectuel, une prime aux cassandres ?

Scepticisme, mot flatteur jadis car il s'opposait à fanatisme, est devenu une injure. L'écologie contemporaine est ici en plein paradoxe : elle conteste la science, le progrès, mais elle veut qu'on reçoive certaines assertions scientifiques comme vérités d'Evangile. Il est légitime d'envisager le pire dans la prévention des catastrophes, mais le principe de précaution est devenu principe de suspicion et d'empêchement. Toute innovation est jugée dangereuse. A la veille de la guerre d'Irak, George Bush déclarait, à propos des armes de destruction massive de Saddam : "L'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence." C'est un sophisme absolu qu'on retrouve dans de nombreux discours. L'utopie d'une société sans risques méconnaît que la science, la médecine sont aussi des actes de confiance : vient un moment où il faut se lancer dans l'inconnu. Après tout, les éoliennes, les panneaux photovoltaïques et même le bio ont leur face dangereuse, comme l'a prouvé l'affaire dite du "concombre tueur". Je m'étonne à ce propos de n'avoir entendu aucun prosélyte du bio faire le moindre mea culpa.

Comment sort-on du principe de précaution ?

Par un concept déjà élaboré par les Grecs, la prudence, l'art de se diriger dans une histoire incertaine. Le principe de précaution voudrait que les générations futures ne connaissent jamais le gouffre du péril. C'est impossible, et nous devrons ajouter le "droit au risque" au principe de précaution.

Qui peut imposer le droit au risque ?

La réalité nous confronte chaque jour à une certaine adversité que nous ne pouvons éluder. Nous ne sommes pas seuls au monde. Les pays émergents n'ont pas le temps de s'enivrer de catastrophisme car leur premier souci est de sortir de la misère, de la faim.

Notre écologisme est-il une ruse pour les contrer ?

Il y a quatre ans, un jeune homme est venu me dire, après une conférence : "Le pire danger, c'est la Chine et l'Inde ; si elles quittent le vélo pour la voiture, nous sommes fichus." Nos nations, dominantes pendant quatre siècles, vivent mal d'être détrônées de leur hégémonie. Le défaitisme est la résidence secondaire des peuples privilégiés qui ont peur de perdre leurs avantages.

L'écologie profonde n'est-elle pas un avatar du rousseauisme ?

›Pour Rousseau, la décadence commence avec la découverte du blé et de la métallurgie. Le blé apporte la propriété privée, la richesse et l'envie. Mais il ajoute que l'état de nature est perdu à jamais. Les écologistes radicaux expliquant que la révolution industrielle est une monstrueuse aberration et qu'il faut choisir la décroissance se calquent sur le discours de la Genèse : l'homme est coupable d'avoir goûté au fruit de la connaissance, il a quitté l'Eden. Il doit régresser sous peine de châtiment suprême.

Etendre à la nature les droits établis pour les hommes, n'est-ce pas un nouvel humanisme ?

Parler de droit de la terre ou des arbres peut induire un contresens : les falaises, les animaux ne peuvent être défendus que par des hommes contre d'autres hommes. On n'a jamais vu un cochon porter plainte ! L'extension de la responsabilité humaine à l'ensemble des êtres vivants est le bon côté de l'écologie, qu'elle a hérité du romantisme. Mais quand Al Gore affirme que "Mère Nature parle haut et clair", il dérape : Mère Nature ne parle pas. C'est nous qui l'interprétons. Il y a une ubris écologique : quelles que soient les catastrophes, l'homme serait responsable de tout, tremblements de terre, tsunamis, inondations relèveraient de sa seule juridiction. C'est l'exact décalque inversé du discours cartésien de l'homme comme maître et possesseur de la nature.

La démographie n'est-elle pas la clef : ne sommes-nous pas trop nombreux dans un jardin trop petit ?

Le commandant Cousteau a dit : "C'est malheureux, mais il faudrait tuer 350 000 hommes par jour pour retrouver l'équilibre." Curieusement, les écologistes ne cessent de nous parler des générations futures, mais ils sont anticonception : Yves Cochet, qui prône la grève des ventres, nous assure qu'un enfant, c'est, en termes de pollution, 627 allers-retours Paris-New York.

La conduite écologique au quotidien n'est-elle pas vertueuse ?

Oui, elle participe d'un certain civisme. Ne pas imposer ses déchets à la communauté, c'est bien. Mais je relève une contradiction étrange dans les recommandations vertes : on dresse un bilan effroyable de la planète, nous serions à cinq ans de la fin du monde, et on nous dit : trie tes déchets, économise l'électricité, c'est bon pour Gaïa. Enormité du diagnostic, dérision des remèdes. La panoplie des petits gestes salutaires est une surestimation des pouvoirs de l'homme. Ma fille m'a dit un jour : "Papa, coupe l'eau quand tu te brosses les dents, sinon tu tues la planète." L'écologie est la prolongation du prométhéisme industriel par d'autres moyens.

La sobriété n'est-elle pas une sagesse ?

Remarquons que les Verts parlent aujourd'hui comme les marchés et les grands argentiers : il faut se serrer la ceinture, rentrer dans la rigueur en raison de la dette. Les premiers, qu'ils le veuillent ou non, sont les porte-parole des seconds, la "sobriété heureuse" de Pierre Rabhi et l'"austérité juste" de David Cameron sont les deux faces d'une même médaille. Une chose est de plaider pour la sagesse des limites ; une autre de la confondre avec la privation, l'éloge infâme de la pauvreté.

Alors, vive l'hyperconsommation ?

La société de consommation a beaucoup de défauts, mais elle est en même temps irréfutable. Quand vous avez manqué de tout, l'abondance des centres commerciaux est un rêve. Pour les Chinois, les Indiens, les Africains, la possibilité de disposer d'un grand nombre de produits et de manger à sa faim n'est pas négociable. Le souci de la qualité et du goût est un progrès des sociétés riches. Mais quand un hebdomadaire, au nom de la sécurité, titre "Manger tue" [Télérama], on a envie de demander aux Somaliens ce qu'ils en pensent.

Cette dérive n'est-elle pas le fait des soixante-huitards, qui ont profité de toutes les abondances et veulent nous en priver ?

L'écologie est devenue l'idéologie dominante dans toutes les générations, car elle rejoint l'angoisse de la survie, portée par l'individualisme démocratique. Nous voulons vivre longtemps, en bonne santé, prémunis de tous les aléas. Nos sociétés auraient semblé un paradis à nos ancêtres, nous sommes protégés du berceau jusqu'à la tombe. Pourtant, plus nous sommes gâtés, moins nous aimons notre monde.

Etre le survivant, le premier homme de la nouvelle ère postapocalypse, n'est-ce pas le nouveau fantasme ?

C'est le mythe de Robinson Crusoé, c'est aussi le survivalisme nord-américain, plutôt d'extrême droite, avec ses têtes brûlées cachées dans l'immensité des forêts et qui attendent la déflagration nucléaire. C'est le rêve d'être le Nouvel Adam, qui changera le cours de l'Histoire après la catastrophe.

Quel sens donnez-vous au choix des Verts pour la présidentielle : Eva Joly plutôt que Nicolas Hulot ?

Ces primaires marquent le triomphe de l'écologie de l'accusation sur l'écologie de l'admiration. Hulot nous a fait découvrir les beautés du monde avec Ushuaia, mais ce n'est pas un homme d'appareil ; avec Joly, on entre dans l'espace du procès. Le péché originel revient par l'empreinte carbone que nous laissons tous. Les Verts voudraient passer les menottes à la planète.

La gauche doit-elle rompre avec les écologistes pour rester fidèle au progrès social ?

Un mouvement qui refuse le progrès et prône ouvertement la régression est-il de gauche ? La question mérite d'être posée. Je remarque simplement que majorité et opposition sont tétanisées devant les écologistes. Regardez José Bové, toujours acquitté depuis qu'il ravage les champs d'OGM : il est intouchable aujourd'hui. Gaïa est sacrée, ses vestales sont à l'abri de tout.


Pascal Bruckner en 6 dates

1948 Naissance à Paris.

1977 Le Nouveau Désordre amoureux (en collaboration avec Alain Finkielkraut).

1983 Le Sanglot de l'homme blanc. Tiers-monde, culpabilité, haine de soi.

1995 La Tentation de l'innocence (prix Médicis).

2000 L'Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur.

2006 La Tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental.


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