jeudi 14 mai 2015

DOSSIER - Et la jeunesse ? bordel !

Les 17-27 ans. Ils font la synthèse entre leur fougue et leur pragmatisme. S'adaptent à un taux de chômage de 24%. Jonglent avec les nouvelles technologies. Prolongent leur précarité professionnelle jusque dans le champ amoureux. Enquête sur cette "génération stagiaire", génération "vénère"


Sur la vidéo de l'hymne 2015 des Enfoirés, ils s'agressent en chanson, façon clash ringard. D'un côté, des jeunes entonnant un refrain fataliste: « Vous aviez tout, paix, liberté, plein-emploi. Nous, c'est chômage, violence et sida. » De l'autre, les vieux de la vieille, Jean-Jacques Goldman en tête, leur recommandant de « [se] bouger » comme s'ils attendaient là depuis toujours, à tenir le mur. Remake d'une guerre de générations. Sur Twitter, les jeunes s'en sont étranglés, et Goldman s'est fait traiter de « gros réac ». La jolie boulette a interpellé jusqu'au « New York Times » et a résonné comme un écho à l'offensive lancée il y a quelques mois par l'écrivain américain Bret Easton Ellis contre la « génération Chochotte ». Dans « Vanity Fair », l'auteur d'« American Psycho » décrivait une jeunesse 2015 trop chouchoutée, trop protégée, incapable de supporter la moindre contradiction. Une « Me Generation », égocentrique et mauviette, élevée dans la satisfaction de ses besoins immédiats. Les jeunes d'aujourd'hui sont-ils vraiment mous du genou? Faux procès! Ce serait même tout le contraire. Pressés, impatients, boulimiques, créatifs, plutôt. Génération précaire, mais qui ose se lancer comme jamais et renverser la table des valeurs de ses aînés avec un sourire poli. Avec un taux de chômage de 24% en perspective et la conviction que leur pouvoir d'achat sera nettement inférieur à celui de leurs parents, ils auraient pu se laisser aller. Ils ont au contraire l'audace de ceux qui n'ont pas grand-chose à perdre. Génération « Fast and Furious ». Ils savent qu'ils ont devant eux un champ des possibles élargi à 360 degrés grâce à internet, et ce quelle que soit leur classe sociale d'origine. Ils sont nés avec le Net et en maîtrisent tous les codes. On les appelle d'ailleurs les digital natives. « C'est la première génération qui vit, crée, invente dans un monde qui peut se passer de celui des aînés, explique Didier Pitelet, président de Moons'Factory, groupe de conseil en réputation d'entreprise. La chaîne de transmission habituelle est coupée: ce sont eux qui, désormais, peuvent apprendre des choses à leurs parents! » Ils ont été choyés comme des bébés stars, mitraillés de toutes parts depuis le berceau, et ont donc pour eux une confiance inébranlable en leurs talents. Ils sont 15 millions, prêts à tout conquérir, convaincus que leur inventivité fera la différence.

LA VIE DANS LE DÉSORDRE
Pourquoi attendre? « S'installer » dans la vie avec un bon diplôme, un CDI, puis un mariage, des enfants très peu pour eux. C'est digne de l'âge de pierre. Ils font tout dans le désordre, et qu'importe! Joseph, 16 ans, élève de première dans un lycée du 93, rêve de faire des films, des vrais. Pas la peine d'attendre de sortir d'une école de ciné. Le week-end, il tourne des clips et des petits films avec des copains, puis il monte et synchronise en prenant conseil sur internet, comme un mini-pro. Ça commence même à lui rapporter de l'argent. « Je m'en fous de faire les choses à l'envers, de commencer par de la pratique pure. Je prends de l'avance, j'aime ça. Pas la peine de traîner. Même si ça angoisse mes parents, qui ont peur que j'arrête l'école. » Il n'a pas tort. « Faire les choses dans l'ordre n'est plus du tout une garantie de réussite personnelle et professionnelle, explique une psychothérapeute spécialiste des adolescents. Ils ressentent la précarité partout: dans le boulot, mais aussi dans les familles, qui explosent. Pas étonnant qu'ils soient tentés de bouger les pions dans le désordre pour faire avancer leur vie. » A l'âge de 17 ans, Octave Nitkowski, lycéen à Hénin-Beaumont, publiait quant à lui un essai remarqué sur le Front national (1). Il est aujourd'hui, à 19 ans, chroniqueur politique attitré du « Huffington Post ». Au chapitre des activités réservées jusque-là aux grandes personnes, il y a aussi ces jeunes en couple depuis plusieurs années qui démarrent leur âge adulte en faisant des bébés. C'est ainsi qu'Emma et Simon, 22 ans tous les deux, ont donné naissance à Léa, 10 mois. Quand Emma a été enceinte, elle terminait un CDD dans une association culturelle à Dijon, lui était en master 2 de biologie. « Et pourquoi pas? clament ces bébés "papamaman". On ne gagne pas vraiment notre vie, on a juste des petits boulots, nos parents nous aident un peu, et ça le fait. C'est mieux de faire ses enfants quand on a la pêche. » Certes.

UN DIPLÔME, POURQUOI FAIRE ?
Les études? Superflues. Inadaptées. « On a tous des masters avec des bonnes notes, ça ne nous garantit rien, soupire Sonia, 23 ans, un master d'histoire en poche, mais qui tente un concours d'école de journalisme, plus sélectif. Ma soeur était major de sa promo de chimie et, à 29 ans, elle est encore intérimaire. » Pas question de se plier au calendrier concocté par un directeur des études. « J'ai des amis en école de commerce qui n'ont jamais entendu parler de start-up ! » dénonce Thomas, 21 ans, qui, lui, a lâché son école sur les métiers du web au bout d'un an. Il a préféré aller apprendre le code informatique en neuf semaines, l'été dernier, au Wagon, une petite structure parisienne de cours en accéléré, à l'américaine. C'est rapide, efficace. Le Wagon organise même des stages d'été « Code & surf », parce qu'il ne faut pas oublier le plaisir Exactement ce qu'il fallait à ce geek cool. Grâce à ses nouvelles connaissances, il peut peaufiner sa plateforme de partage de musique techno au look épuré, Trackguru. Et, inversion des rôles très 2015, c'est désormais lui qui enseigne le langage html à des apprentis qui ont parfois le double de son âge. « Je vois bien que ça leur met le "seum" ["la rage", NDLR] », rit-il. Thomas le codeur est à l'image de sa génération: il pioche ce qui lui est utile. « Je reprendrais bien des cours de maths car j'en ai besoin. » Il pourrait se trouver un prof, à l'ancienne. Mais, pour apprendre, beaucoup se contentent de cours en ligne, les « tutoriels » ou « tutos ». Musique, macramé Il y en a pour tous les goûts. C'est la revanche des autodidactes. Charles, photographe free-lance de 26 ans, a tout appris comme ça. « J'ai découvert le montage et les retouches photo uniquement en échangeant sur des forums et en regardant des tutoriels, dit-il. Sans jamais faire d'école de production photo, j'ai pu vendre de beaux montages à de belles marques. J'ai vu le site d'un mec qui faisait des super images en 3D. Ça m'a paru naturel de remplir le formulaire de contact et de demander à lui parler. Il m'a expliqué ses techniques. Ça m'a permis de produire une image 3D pour mon portfolio. »

CHACUN SA CHANCE OU PRESQUE
Ils savent que LA bonne idée peut déboucher sur le jackpot. Les Cyprien, Enjoy Phoenix, Squeezie et autres stars de YouTube, dont ils ont suivi l'ascension, étaient juste des gamin(e)s bidouillant des vidéos dans leur chambre. Ils sont devenus des célébrités, voire des cash machines. « Aujourd'hui, chacun a sa chance car les réseaux sociaux ont rendu gratuit l'accès à l'audience. C'est une révolution démocratique, s'enthousiasme Denis Gancel, coauteur d'"Ecce Logo" (2). Tout le monde peut rêver de devenir une marque. » De Paris-8e à Vaulx-en-Velin, ils se fantasment tous en David Karp, qui n'avait que 21 ans quand il a créé Tumblr, la plateforme de microblogging, et a rejoint la liste des grandes fortunes. Yvick, 21 ans, était un ado grenoblois comme tant d'autres, fan de Jim Carrey. Il est aujourd'hui Mister V., valeur montante du stand-up, et bosse pour le Studio Bagel de Canal+. « J'ai commencé à 15 ans. J'ai appris le jeu et le montage tout seul, et dépassé le million de vues sur YouTube en terminale. Aujourd'hui, j'en vis », se réjouit le jeune humoriste. Dans ce grand défipour devenir quelqu'un, les jeunes 2.0 n'ont pas peur de se serrer les coudes. L'heure est au collaboratif, à la confiance. Pas question de rester tout seul à protéger farouchement ses oeufs. « Notre fonctionnement, c'est: "J'ai une idée, qui participe?" décrypte Charles, qui, avec deux comparses, planche sur la réalisation de Roadster, un site de location en ligne de voitures vintage. On est habitué à se faire financer par le "crowdfunding". Ça n'étonne personne que quelqu'un soit prêt à aider. Si ça marche, chacun s'y retrouvera. »

POLITIQUEMENT CORRECTS
On les croit dépolitisés, pire, apolitiques. C'est plus compliqué que ça. Ils se méfient comme de la peste des dirigeants et des partis. Aux grandes promesses jamais tenues ils opposent l'action individuelle. Militants de proximité, écolos de tous les jours, antiracistes forcenés, universalistes convaincus, leur engagement est viscéral, quitte à faire la morale à la génération Touche pas à mon pote, ébahie. « A chaque élection, je déprime, raconte Marine, 24 ans. J'ai plutôt des idées de gauche. Mais je mets celle-ci dans le même sac que la droite. En fait, je ne supporte pas de voter pour quelqu'un qui ne représente pas mes valeurs. » Depuis deux ans, la jeune Lilloise enfile ses chaussures de rando et bat le bitume afin de convaincre les passants de donner un peu d'argent pour des ONG. Le président Hollande, qui a fait de la jeunesse le fer de lance de son quinquennat, aura bien du mal à les convaincre d'aller aux urnes en 2017.

"PERSONAL BRANDING "
En grandissant, les jeunes deviennent des gestionnaires professionnels de leur image. Ils savent qu'elle peut être leur meilleur CV en ligne. Leur mail perso traîne partout sur internet, comme une clé qu'un DRH peut ramasser. Adrien, 19 ans, du collectif rap Aladin 135, est, avec Elyo, depuis trois ans un digne représentant du « rap blanc » qui s'est développé sur la Toile et dont le son se démarque du gangsta rap old school. Rapidement, ses premières mixtapes, postées gratuitement, ont empilé les 100 000 puis les 200 000 « vues », et les distributeurs l'ont courtisé. Il a très vite compris que le réseau était une gigantesque bannière de pub. « Ma force, c'est que je fais moi-même le "community manager" de ma musique, explique-t-il. Déjà, à 15 ans, je prenais soin de mon Facebook, je regardais comment les artistes américains alimentaient leurs comptes en permanence. Aujourd'hui, quatre ans plus tard, travailler mon marketing en ligne est devenu une composante de mon métier. » De bons titres et quelques clips très pro plus loin, sa vie est devenue 100% rap.

LA TYRANNIE DU "LIKE"
Les plus jeunes sont esclaves de leur e-reputation, estime Katherine Khodorowsky, historienne et sociologue, auteur de "Marketing & Communication Jeunes" (3). Il leur faut créer leur "storytelling" en permanence, avoir constamment des choses à raconter, par exemple pouvoir dire qu'on est invité à un anniversaire sur Facebook. Pour exister, il faut être vu. » Cette course à l'approbation d'autrui, via le « like » du réseau de Mark Zuckerberg, est une fuite sans fin.

« Tous les réseaux sociaux sont basés sur la notation. Idem sur les sites et les applications de rencontre, comme Tinder, où l'on est évalué sur son physique, regrette Ariane, journaliste free-lance de 27 ans, spécialiste de la "porn culture". On doit construire une image de soi, et on sait qu'on y est en compétition. Je choisis soigneusement ce que j'y montre. C'est épuisant. » Ils savent que le moindre faux pas expose au bashing, la critique immédiate et sans concession des haters. « Beaucoup de jeunes s'adaptent à ce jeu du "Que le meilleur gagne" parce qu'ils ont grandi dans cette compétition, estime Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien et président de la Fédération Addiction. Mais il y a aussi des tas de laissés-pour-compte, qui perdent pied parce qu'ils ne savent pas gérer cette absence de limites. »

CYBERCULTURE
Leurs pratiques culturelles aussi passent par le web. « C'est un musée permanent. Tout y est disponible, même une émission de télé en replay. Et il n'y a ni heures d'ouverture et de fermeture ni limites géographiques », explique Katherine Khodorowsky. Le champ d'exploration est infini. Et sans débourser un centime! Les films, dès leur sortie, c'est en streaming. La musique, en gratuit illimité. « Je n'ai pas acheté de CD depuis dix ans, concède Sonia. Mais je vais à des concerts. » Le « no lecture » est assumé sans gêne. Ou alors, à l'inverse, ils sont des dévoreurs de pavés. C'est la génération Harry Potter. Ils ont grandi avec les sept romans de cette saga fleuve, sortie entre 1997 et 2007. Ils disposent d'une très grande gamme en littérature jeunesse et sont friands de romans dits « dystopiques » (par opposition à l'utopie), qui mettent en scène des héros aux prises avec l'adversité. Zola, lui, peut en revanche aller se rhabiller. « J'ai commencé à lire "la Débâcle". C'est chaud On n'a plus le temps », dit Valentin, 21 ans. Les grands classiques sont d'un ringard

LA VIE EN IMPRO
Tout se décide à la dernière minute, dans une improvisation permanente. Verre ou soirée sont proposés, différés, déplacés. Leur monde est fluide, très communicant, il évolue comme des bulles qui gonflent et se dégonflent. Rien n'y est prévisible. La faute, ou grâce, au portable, qu'ils ont dans la poche depuis leurs 10 ans. C'est un prolongement d'eux-mêmes. A la fois journal intime où ils compilent des photos d'amis, de bouffe, de leur propre minois (le « selfie »), de groupe (les « usies » pour us, « nous ») et des clichés hot très privés. Mais surtout interface avec leur bande de potes, avec qui ils échangent uniquement par SMS - on n'appelle plus que ses très proches. Ils en envoient des centaines par jour. « On ne peut pas se permettre d'être en off. Sinon, c'est malvenu, et il faut se trouver une excuse », déplore encore Marine, étudiante en master de sociologiedéveloppement social. Fini, les termes comme « lol » ou « mdr » (« mort de rire »), trop ringards. Désormais, on s'envoie des « émoticônes » ou des « émojis » : visages exprimant toutes les émotions possibles, mignons petits animaux. Seuls, ou pour accompagner le texte, qui n'est plus en langage SMS, trop dur à déchiffrer. Les fautes d'orthographe sont, elles, admises sans complexe « L'émoticône est nécessaire pour indiquer l'humeur de celui qui l'envoie », décrypte Thu Trinh-Bouvier, auteur de "Parlez-vous Pic speech?" (5). Sans, « c'est presque agressif », estime Valentin. « Quand on ne me répond pas, j'envoie une grenouille », rigole Marie, 22 ans, étudiante en médecine. « Ma mère me fixe encore des rendez-vous par mail! » n'en revient toujours pas Anna, 22 ans. Le mail est depuis longtemps à la poubelle, au profit des messageries instantanées, comme le Messenger de Facebook. On s'échange aussi de courtes vidéos, que ce soit sur Snapchat ou sur Vine. Une seule règle: bannir le contentement de soi. Miser sur l'autodérision. « J'ai envoyé la photo d'une copie parce que j'avais eu zéro », sourit Anaïs, 22 ans, un master de sciences politiques. « Ces images éphémères qu'ils s'envoient créent un sentiment d'urgence, de réponse du tac au tac, estime Thu Trinh-Bouvier. Ils ont besoin d'être reliés en permanence, comme ils respirent. »

LE CASSE-TÊTE DES DRH
Quand tout va si vite, quand tout semble à portée de clic, se coltiner l'entreprise relève de la gageure. Avec sa structure pyramidale, cet empilement de chefs et de sous-chefs, elle a des allures de mastodonte, aux antipodes de leurs manières de papillon butinant partout. Charles, 26 ans, a fui « cette grosse structure lente ». « J'ai fait des stages en agences de pub. J'imaginais un milieu créatif, "challengeant". Avec des gens super forts en photo, en rédaction. Mais c'était un peu triste, avec des trentenaires qui n'avaient pas les budgets suffisants, restaient là par sécurité et sortaient des campagnes peu créatives, en mettant un temps infini. Je deviendrais fou. » Lui a choisi de se former au code informatique. « Les jeunes sont un défipour les entreprises, qui vont devoir s'adapter, explique Didier Pitelet. Ceux de la génération X [nés entre 1960 et 1980, NDLR] étaient disciplinés, monotâches, avaient pour objectif de remplacer leur chef, avaient peur du changement. Les Y [nés entre 1980 et 1995, NDLR], eux, sont plus multitâches, plus collaboratifs, plus cyniques, plus rebelles et plus opportunistes. Quant aux Z [les moins de 20 ans, NDLR], ils auront envie d'être libres et de se réaliser dans le travail. » Votre boîte interdit l'accès à Facebook pendant les heures de bureau? Impossible pour ces hyperrelationnels, ça leur couperait un bras. Pas grave, ils iront voir ailleurs. Ils ne comptent pas s'enraciner. « Dans leur tête, ils se fixent un CDD même quand ils sont en recherche d'un CDI, poursuit l'observateur. Ils restent en vitrine permanente sur le marché de l'emploi, actualisant leur profil Viadeo ou LinkedIn en se disant que leur profil peut intéresser quelqu'un d'autre, si jamais leur boîte "oublie" de les stimuler. Beaucoup des jeunes entrés dans une entreprise depuis douze à dix-huit mois envoient des CV. Quand on leur demande pourquoi si tôt, ils répondent que tout se passe bien, mais qu'ils ont fait le tour de leur poste! » Et puis, vu leurs petits salaires, pourquoi s'estimer engagé moralement?

LE "MELON GATE "
Nos jeunes auraient les chevilles qui gonflent, aux dires de leurs aînés. « Une fois, je suis allé à un entretien d'embauche. Je ne comprenais rien aux questions du type. En fait, il voulait voir si j'allais me comporter comme un bon stagiaire, alors que moi, je venais lui proposer des choses pour que sa boîte ne meure pas dans les deux ans », relate l'un d'eux sans sourciller. Confiance en soi, quand tu nous tiens Il y a toujours un Xavier Dolan, brillant, talentueux mais tellement suffisant, qui sommeille en eux. Leur comportement à l'emporte-pièce est parfois mal compris de leurs collègues plus âgés, qu'ils agacent. « J'ai eu sous mes ordres une jeune diplômée en gestion, se souvient Lucie, 41 ans, manager et "X" typique. En réunion, elle répondait quand son portable vibrait. C'était: "Cause toujours, tu m'intéresses." Elle pestait tout le temps contre son salaire, alors qu'elle avait signé son contrat à ce tarif-là. Tout lui était dû. Elle a fini par poser sa démission sans même me demander un rendez-vous au préalable pour m'en informer. Ensuite, j'en ai eu une autre dont je suis en revanche très contente, même si elle me surprend: elle est très sûre d'elle et rentre-dedans. Si elle a un reproche à me faire, elle me le dit, mais nous avons de vrais bons échanges. » Fini de courber l'échine! Ils ne sont pas du genre à se cacher derrière un pilier en réunion. Une question les taraude? Ils la posent sans chichis. Quitte à bousculer les convenances. « Les "Z", plus encore que les "Y", vont identifier qui est le vrai patron et trouver tout à fait normal de lui envoyer un mail directement, remarque Didier Pitelet. Passer par la case du petit manager, faire des ronds de jambe, tous ces codes de l'entreprise, ils auront du mal à s'y adapter. On pourra trouver ça arrogant; ils verront ça comme naturel. Les manager requerra une vraie générosité. »

SANS PRÉLIMINAIRES
Même leurs relations affectives s'imprègnent de ce « Tout, tout de suite, ou je décampe ». Ariane Picoche, la journaliste qui, pour un projet de documentaire, « ASV STP » (6), a questionné une flopée de jeunes sur leurs lignes de coeur, le constate: l'amour aussi se deale en CDD. « Même ces deux-trois semaines, pour apprendre à se connaître, disparaissent, regrette-t-elle. On se voit une ou deux fois, et on passe au suivant. On ne prend pas le temps de donner une chance à l'autre. » Cette génération a appris le sexe en matant du hard sur YouPorn dès l'adolescence, puis a téléchargé l'appli Tinder pour des rencontres ludiques. Dans le grand marché de la prise de contact online, il semble aisé de ferrer sans fin. « Les relations amoureuses sont facilement interchangeables, remarque Charles. On se dit: "Je t'aime bien, mais, désolé, je pars à New York demain." » Et plus besoin de prendre de pincettes romantiques. Comme dans « Girls », la série américaine de Lena Dunham, qui dépeint la vie de copines new-yorkaises vingtenaires, on s'envoie des photos crues pour hameçonner. « On échange trois-quatre SMS et, au bout de quelques secondes, arrive une photo sexuelle, confirme Ariane. Avec Tinder, il y a un côté radical. On ne se connaît pas, mais on se retrouve le lendemain, on baise et salut. En même temps, paradoxalement, avoir tout ce choix renforce la quête de l'idéal. Et tout ça n'est pas si léger. Les fois où je me suis connectée, c'est surtout que je me sentais seule. » Pour les filles sur Facebook, il est de bon ton de se déclarer bisexuelle ou de revendiquer une expérience homo formatrice. Voire de poster des « selfies after sex », histoire de dire qu'« on n'est pas de la lose ». Mais leur envie de sexe sportif, décomplexé, est imbibée de rêves à l'eau de rose. Charles résume le grand écart que vivent ces enfants du divorce, souvent issus de familles monoparentales: « Je crois qu'on cherche des relations sexuelles intenses, tout en voulant vivre le couple de nos grandsparents. » Celui qui a marché.

(1) « Le Front national des villes et le Front national des champs », Jacob-Duvernet, 2013.
(2) « Ecce Logo. Les marques anges et démons du XXIe siècle », éd. Loco, 2011.
(3) « Marketing & Communication Jeunes. Vendre aux générations Y et Z », éd. Dunod, 2015.
(4) Source Inpes, avril 2015.
(5) « Parlez-vous Pic speech ? La nouvelle langue des générations Y et Z », Editions Kawa, 2015.
(6) Pour « Age, sexe, ville, s'il te plaît », entrée en matière sur les tout premiers sites de rencontre.




L'Obs - Mercredi 13 mai 2015, p. 74,75,76,77,78,79,80,81
NATHALIE BENSAHEL ET CÉCILE DEFFONTAINES
25,7% Proportion de jeunes actifs de 17 à 25 ans sans emploi, soit 730 000 personnes.

48% Taux de chômage des jeunes de 15 à 19 ans sans diplôme (contre 32% en 2007).

3 millions Nombre d'enfants mineurs qui ne vivent pas avec leurs deux parents.

80% Pourcentage de jeunes de 15 à 25 ans équipés d'un smartphone.

9 secondes Temps de patience moyen d'un « digital native » sur le web.

90% Pourcentage de jeunes Français de 15 à 25 ans ayant un compte Facebook

1 sur 2 Proportion de jeunes ayant déjà fumé un joint à 17 ans.

16 ans L'âge auquel la loi française permet de créer sa propre entreprise.


Yvick, alias Mister V, valeur montante du stand-up.
Pour Sonia, 23 ans, pas question de se plier au calendrier d'un directeur des études.
Marine, 24 ans: « A chaque élection, je déprime. J'ai plutôt des idées de gauche. »
Adrien et Elyo, membres du collectif rap Aladin 135.
Ariane, 27 ans, journaliste spécialiste de la « porn culture ».
Charles planche, avec deux associés, sur Roadster, un site de location de voitures vintage.

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