Au XXe siècle, que ce soit en Europe ou en Chine, la conscience d'appartenir à une génération était un fait marquant pour la jeunesse. En Chine, l'expression "nouvelle génération", qui désigne les gens nés dans les années 1970 et 1980, semble presque factice, tant ceux-ci manquent d'un sentiment d'identité collective. En revanche, quand on parle de génération de la Révolution culturelle, de génération des jeunes instruits, de génération des gardes rouges, cela renvoie en gros à une seule et même génération. Pour ces gens-là, l'événement le plus marquant fut sans aucun doute le mouvement des gardes rouges, qui dura de 1966 à 1968.
La génération des gardes rouges regroupait différentes factions. Sans gommer leurs différences internes, on peut insister sur ce qui les rassemble. Ils sont tous nés dans la "Chine nouvelle" [après la prise du pouvoir par les communistes, en 1949], ont "grandi à l'ombre du drapeau rouge", ont reçu le même genre d'éducation et connu les mêmes mouvements politiques. Ils ont tous admis certaines règles du jeu : ils pouvaient renverser la faction au pouvoir localement, mais ne devaient surtout pas s'en prendre au président Mao ni à la direction du Parti communiste.
Les zones rurales étaient un nouveau champ de bataille
L'identité de cette génération s'est forgée à partir du mouvement des gardes rouges. Dans son ouvrage récemment publié, Hongweibing riji [ Journal d'un garde rouge], Chen Huanren avoue sa perplexité. Chen était à l'époque étudiant en philosophie à l'Université de Pékin (Beida). Il raconte que les affiches en grands caractères (dazibao) placardées [le 26 mai 1966] dans l'université, notamment par Nie Yuanzi [secrétaire du Parti au département de philosophie], avaient été largement critiquées sur le campus et jugées contre-révolutionnaires. Or, le 1er juin en soirée, la radio nationale diffusait un éditorial du Quotidien du peuple intitulé : "Acclamons une affiche de Beida !" Chen écrit dans son journal : "Après avoir entendu l'éditorial, je suis resté un moment abasourdi. Je n'arrivais pas à reprendre mes esprits. Moi, un étudiant de la faculté de philosophie de Beida, moi qui ai étudié en long et en large le marxisme-léninisme et la pensée Mao Tsé-toung, comment se fait-il que mon degré de discernement soit si bas ? Bas au point de considérer, à tort, comme contraire au Parti et au socialisme une affiche révolutionnaire comme celle de Nie Yuanzi ?" [Ce dazibao marquera le lancement officiel de la Révolution culturelle.]
Nombreuses à l'époque étaient les contradictions qui plongeaient les jeunes dans le désarroi. Le mouvement des gardes rouges une fois terminé [par une reprise en mains musclée] a commencé l'envoi des jeunes citadins instruits à la campagne. Ces jeunes n'ont pas tous été contraints et forcés de partir en zone rurale. Parmi eux, certains étaient portés par un immense enthousiasme politique et se sont mis en route dans la joie. Ils nourrissaient encore le grand espoir de pouvoir changer la face du monde. Pour eux, les zones rurales étaient un nouveau champ de bataille. Autrement dit, dans cette génération des gardes rouges, certains n'ont véritablement commencé à changer leur perception d'eux-mêmes et de la société qu'une fois arrivés à la campagne.
A l'époque, seule une infime minorité osait exprimer publiquement des idées nouvelles ayant une portée critique. Parmi les jeunes envoyés à la campagne, en revanche, beaucoup ont pu se rendre compte personnellement de la réalité sociale chinoise dénoncée par les courants de pensée hétérodoxes [la grande masse des paysans payait un lourd tribut à l'industrialisation et à la collectivisation]. Cela engendrera chez eux une nouvelle perception d'eux-mêmes et de la société. Mais, la situation politique évoluant, les critiques ouvertes se feront plus ténues, tandis que les remises en cause voilées augmenteront. D'une manière générale, on peut dire qu'on a assisté à l'anéantissement de l'utopie d'une grande révolution et à l'éveil d'une conscience propre.
Cette évolution a eu un impact très important sur la société. Ce événements qui ont marqué la fin de la Révolution culturelle sont liés directement ou indirectement au destin de cette génération. Celle-ci a d'ailleurs joué un rôle important dans la politique de réformes et d'ouverture, puisque, en fait, elle en constitue la base sociale et culturelle. Le mouvement du 5 avril 1976 a été l'un de ces événements importants qui ont marqué la fin de la Révolution culturelle ; par essence, il s'agissait d'un rejet de la politique d'extrême gauche [à la mort du Premier ministre Chou Enlai, quelques milliers de personnes se réunirent place Tian'anmen pour honorer sa mémoire et en signe de désir de changement politique : la manifestation se termina par de nombreuses arrestations]. Il a été suivi par le grand tremblement de terre de Tangshan [en juillet], la mort de Mao [en septembre], puis l'arrestation de Jiang Qing [l'épouse de Mao, tenue pour responsable de la Révolution culturelle, fut arrêtée le 6 octobre]. Une année de grands chambardements. En 1977, avec le rétablissement des concours d'entrée à l'université [suspendus pendant dix ans], la génération des gardes rouges, fondue entre-temps dans celle des "jeunes instruits" avait enfin l'occasion dont elle rêvait depuis des années. Malheureusement, seule une infime minorité d'entre eux réussirent les concours des sessions 1977 et 1978. En réaction, lors des hivers 1978 et 1979, de nombreux "jeunes instruits" organisèrent des protestations pour demander le droit de rentrer en ville.
Ces mouvements fusionnèrent avec le mouvement du mur de la Démocratie [printemps 1979] pour déployer le flambeau de la démocratie, des droits de l'homme et d'un Etat de droit. C'étaient là des termes nouveaux, qui marquaient un tournant historique. A partir de ce moment-là et jusqu'aujourd'hui, ils ont été et sont toujours au coeur des différents mouvements sociaux et démocratiques chinois. De plus, ils ont apporté une légitimité à la mise en place d'un cadre juridique au début des réformes et à la liquidation des problèmes légués par à la Révolution culturelle. [Le "printemps de Pékin" allait vite prendre fin avec l'arrestation de ses principaux leaders, dont Wei Jingsheng.]
La transformation identitaire de la génération des gardes rouges servit également de base sociale au déploiement des réformes économiques. Au début de celles-ci [dans les années 1980], celui qui se lançait dans le petit commerce, l'artisanat ou toute autre activité privée devait faire face à une très forte pression psychologique et sociale [due à la permanence d'un esprit fortement anti-individualiste et anticapitaliste]. A cette époque, les anciens "jeunes instruits" qui venaient juste de regagner les villes [et avaient du mal à se réinsérer] devinrent les premiers petits entrepreneurs privés, ils furent les précurseurs de l'ouverture aux règles du marché.
Le droit à l'individualité et au bonheur personnel
Il a fallu attendre les événements du 4 juin 1989, place Tian'anmen, pour que s'exprime pleinement leur profonde influence sur l'ensemble de l'environnement culturel. Ce pour quoi combattaient les étudiants du 4 juin, c'était d'une manière générale pour une politique démocratique, mais aussi plus concrètement pour l'obtention du droit à l'individualité, à la liberté, au bonheur personnel et leur lutte traduisait leur angoisse de ne pas parvenir à satisfaire ces aspirations. Ce n'est que dans les années 1990, avec l'ampleur démesurée donnée à l'individualisme par l'ouverture au marché, que la génération des gardes rouges est enfin revenue sur son passé et a réexaminé la signification sociale de son existence. A notre époque dominée par le matérialisme et l'individualisme, les notions de collectivité, de communauté, de solidarité et d'amitié prennent de nouvelles dimensions. La vague nostalgique des jeunes instruits dans les années 1990 est précisément un condensé de ce nouveau revirement de pensée. Du mouvement des gardes rouges à cette vague nostalgique, en passant par le mouvement du mur de la Démocratie, la même génération n'a cessé de dialoguer avec la société pour former une puissante force motrice de changement.
* Professeur de sociologie à l'université Columbia,New York.
Trente ans de revirements
- 1958 Mao lance le Grand Bond en avant, mouvement de collectivisation accélérée.
- 1959-1961 Les "trois années noires". La famine fait entre 20 et 30 millions de morts.
- 1962 Mao refuse de réévaluer négativement le Grand Bond.
- 1966 A l'Université de Pékin, un dazibao critique le recteur. Reproduit par Le Quotidien du peuple, l'organe du Parti, ce journal mural lance un mouvement national de critique des chefs d'établissement par leurs élèves, autoproclamés "gardes rouges" et adoubés par Mao. Les critiques se muent rapidement en brimades et en tortures, et s'étendent à toute la société. Des centaines de milliers de personnes subiront des persécutions.
- 1967 En janvier, Mao donne l'ordre à l'armée d'intervenir. Situation de guerre civile dans plusieurs provinces. L'ordre est rétabli par l'armée. Les organisations de gardes rouges sont démantelées. En octobre, une circulaire enjoint d'envoyer les "jeunes instruits" à la campagne. Pendant les dix années suivantes, 17 millions de jeunes connaîtront ce sort.
- 1976 Mort de Mao en septembre. Arrestation de sa veuve, Jiang Qing, et de la bande des Quatre.
- 1977 Le XIe Congrès proclame la "fin victorieuse de la Révolution culturelle".
- 1978 Lancement de la politique de réformes.
- Juin 1989 Ecrasement dans le sang du mouvement prodémocratique place Tian'anmen, à Pékin.
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