Dans le nord de la province du Heilongjiang, non loin des rives du fleuve Amour, qui délimite la frontière entre Chine et Russie, le Musée d'Aihui ne fait pas partie des lieux que les nombreux touristes russes qui viennent par bateaux entiers dépenser leurs roubles dans la ville chinoise de Heihe, à 30 km en amont, sont invités à visiter. Aucune inscription n'est en cyrillique, ni d'ailleurs en anglais. Aihui est le site du traité d'Aigun qui, en 1858, céda à la Russie les territoires qui s'étendent au-delà de l'Amour (ou Heilongjiang en chinois) jusqu'à la mer du Japon. On y raconte, à l'aide de fresques, de cartes et de maquettes, comment « la Chine a perdu un million de kilomètres carrés » au profit de la Russie. La dynastie mandchoue des Qing est alors en plein déclin. C'est l'époque des « traités inégaux » imposés par les puissances européennes qui finiront par morceler la Chine en concessions étrangères, deux cents ans après que les mêmes Mandchous eurent scellé leur domination de la région par un premier traité, celui de Nerchinsk (1689). Le clou du musée est la reconstitution, dans un décor grandeur nature avec des mannequins, d'un massacre perpétré en 1900, lorsque les Cosaques poussèrent dans le fleuve, à la baïonnette, les habitants des villages chinois que les accords avaient en principe autorisés à rester. Des jeux de lumière sur la voûte de l'amphithéâtre évoquent les maisons en feu, ainsi que le clapotis rouge sang du fleuve où sombrent les corps. Une musique tragique s'élève des haut-parleurs, et la voix du commentateur rappelle que « ce village, qui appartenait à la Chine, était situé à l'emplacement de l'actuelle Blagoveschensk ». A l'époque, les Russes vont même beaucoup plus loin, puisqu'ils construisent une extension du transsibérien à travers la Mandchourie, font de Harbin une ville moderne et édifient une base navale à Port-Arthur (site de l'actuelle Dalian). « ICI, ON EST SURPEUPLÉ... » Que la question des frontières, longtemps source de dispute entre l'URSS et la Chine, ait fait l'objet d'une « résolution finale » en 2006 change assez peu la perception, largement partagée en Mandchourie chinoise, que l'Extrême-Orient russe, avec ses 7 millions d'habitants, est redevenue une zone d'épanchement naturel pour les Chinois en surnombre, même s'ils y sont pour l'instant réduits au rôle d'immigrés corvéables à merci ou à celui de petits commerçants susceptibles d'être expulsés du jour au lendemain. « Vous comprenez, en Russie, ils ont du tchernosium, de très bonnes terres, mais pas de «bras». Ici, on est surpeuplé, et on a l'habitude des bons rendements », dit un officiel du comté de Sunwu, près de Heihe. Il explique comment les coopératives villageoises chinoises organisent le passage en Russie du matériel agricole dont elles ont le moins besoin. Les autorités locales, qui, en Chine, disposent de peu de moyens pour remédier au dénuement des campagnes, voient d'un très bon oeil tout ce qui peut rapporter de l'argent aux paysans. Dans les villes-frontières, côté chinois, des bureaux d'aide aux pauvres s'activent pour négocier avec les Russes l'envoi de travailleurs. « Ce sont les patrons chinois qui viennent chercher des travailleurs, ou des services publics. On a eu une sécheresse cet été. En plus, les prix des engrais, du carburant... Tout augmente. Pour les familles, envoyer quelqu'un en Russie, c'est un moyen de rentrer dans leurs frais », dit Wang Shuqin, chef du village de Dawusili, non loin de Heihe. Le village, dont une partie de la population est d'ethnie mandchoue, est classé comme appartenant à une minorité, ce qui lui permet de bénéficier de quelques avantages, comme celui d'avoir plusieurs enfants. D'après ses calculs, trente-quatre personnes se sont rendues en Russie cet été. Vêtu d'un treillis, Xie Xinsheng, 31 ans, a ainsi tenté l'aventure pour la première fois, laissant à Dawusili sa jeune femme et sa fille pour cinq mois, dans la ferme qu'il partage avec ses parents. « C'est une connaissance qui m'a parlé du travail. Il y avait un patron russe, et trois Chinois. Les conditions étaient dures, surtout au début. Après, on était logés dans des préfabriqués, ça allait. Mais ceux qui travaillent dans les briqueteries étaient logés dedans. On a planté des semences, puis on s'est occupé des cultures, pour 1 500 yuans par mois [150 euros], dit-il. On était un groupe de vingt-quatre Chinois. Il y en avait qui élevaient des porcs. Ce sont les conducteurs qui gagnaient le plus, 3 000 yuans. » Disposant d'un permis de travail, il pouvait se rendre en ville. Ceux qui avaient un visa de tourisme « ne sortaient pas », dit-il. Côté russe, la région de l'Amour, en mal d'investissements, se voit, elle, comme un futur « grenier à grains » de l'Orient. © 2007 SA Le Monde. Tous droits réservés.
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