mercredi 16 janvier 2008

CINÉMA - Lust, Caution d'Ang Lee


Love story impossible entre un collaborateur chinois à la solde de l'envahisseur japonais (on est dans les années 1940) et une étudiante censée le séduire pour le livrer à la résistance, Lust, Caution pourrait remporter la palme du chichicul - néologisme formé de chichiteux, pour le style ampoulé, et de cul, pour le tropisme érotique. Celle-ci n'existant pas, on a remis au film un lion d'or à Venise. Un deuxième pour Ang Lee, après Le Secret de Brokeback Mountain. Le cinéaste a beau être un virtuose des rapports humains, Lust, Caution, englué dans les détails plus propices à la léthargie qu'à l'excitation, est l'oeuvre d'un tatillon obsessionnel.


















Courrier international, no. 898 - Culture, jeudi, 17 janvier 2008, p. 34
POLÉMIQUES AUTOUR DE "LUST CAUTION" - Passions chinoises
Le dernier film d'ANG LEE qui sort cette semaine en France, suscite des réactions enflammées en Chine comme à Taïwan. Un magazine de Hong Kong nous explique pourquoi.

Sorti en Chine à l'automne 2007, le film Lust Caution (le titre chinois Se, jie peut se traduire par "plaisir, défiance"), du réalisateur taïwanais Ang Lee, a fait l'objet d'un feu exceptionnellement nourri. Venues de Chine populaire, de Taïwan, de Hong Kong et des communautés chinoises d'outre-mer, de nombreuses critiques se sont élevées dans la presse pour dénoncer ce qu'elles appellent "une apologie de la traîtrise à la nation chinoise" et une "déformation de la pensée du grand maître de la littérature Eileen Chang (Zhang Ailing)" [l'auteur du roman éponyme, qui a inspiré le scénario - vient de paraître aux éditions Robert Laffont].

Sur le site d'Utopia*, haut lieu de la gauche en Chine populaire, Huang Jisu, l'auteur de la pièce de théâtre Che Guevara [succès des planches pékinoises en l'an 2000, voir CI n° 514, du 7 septembre 2000], a déchaîné sa plume contre Ang Lee, écrivant notamment : "La Chine est désormais debout, mais des gens comme Ang Lee s'agenouillent toujours !" Quelques étudiants pékinois ont même écrit au ministère de la Culture pour réclamer l'interdiction de cette "oeuvre d'un traître". A Taïwan, les médias favorables à l'indépendance ont affirmé qu'Ang Lee [qui est né dans l'île en 1954 dans une famille originaire de la province chinoise du Jiangxi] avait tourné là "une histoire de Chinois durant la guerre de résistance [contre le Japon]" qui témoignait de son "complexe de la Grande Chine" [idée en vogue fondée sur l'unité de destin du peuple chinois, au sens culturel du mot, et qui implique politiquement la réunification entre Taïwan et le continent] et d'un "manque d'amour pour Taïwan".

Il n'y a sans doute pas de film qui ait suscité des réactions aussi différentes. Considéré par les tabloïds et par de nombreux lecteurs comme "érotique" et "osé", ce film à l'intrigue sentimentale fouillée est en fait un film riche en éléments historiques. Il bouscule la version historique des événements qui a été jusqu'ici présentée à la fois par le Parti démocratique progressiste [DPP, indépendantiste, au pouvoir actuellement à Taïwan], le Parti communiste chinois [PCC, au pouvoir actuellement en Chine] et le Parti nationaliste [Kouomintang, au pouvoir en Chine à l'époque de la guerre sino-japonaise, puis à Taïwan après sa défaite face aux communistes, aujourd'hui favorable à la réunification]. Bref, cette oeuvre dépasse nettement la question de l'amour charnel qui accapare l'attention des spectateurs.

C'est avec Le Secret de Brokeback Mountain qu'Ang Lee a assis sa position de grand réalisateur de niveau mondial ; mais c'est avec Lust Caution qu'il déploie vraiment tout son talent. A travers la petite histoire du profond et inextricable attachement de deux êtres par le biais de l'amour charnel, qui constitue la forme la plus intime des relations individuelles, il nous révèle la grande histoire des rapports qui lient le sort d'une nation à celui d'une époque. Ce recours à la petite histoire pour appuyer la grande transforme ce film en un faisceau lumineux qui éclaire les recoins obscurs de l'Histoire et met en lumière les points faibles de la nature humaine, avec une extraordinaire force novatrice.

En 2006, quand Ang Lee était rentré à Taïwan auréolé de son oscar de meilleur réalisateur, il avait été reçu par le président de la République, Chen Shui-bian, qui l'avait décoré. Mais, l'an dernier, quand il est revenu avec le lion d'or décerné à Venise pour Lust Caution, il n'a eu droit à aucune réception officielle ; bien au contraire, il a immédiatement été en butte aux critiques des médias du clan vert [pro-indépendantiste], qui reprochent à son film d'être un "film de Chinois", au motif que ses acteurs y parlent mandarin, cantonais, shanghaïen, anglais, mais pas [le dialecte minnan] taïwanais !

En fait, l'attitude hostile du clan vert s'explique par le fait que le film porte principalement sur les huit années de guerre antijaponaise, un drame national qui cristallise les émotions des Chinois du monde entier. Le film recrée l'atmosphère de l'époque de façon très émouvante. L'intrigue se situe en 1940, alors que la guerre de résistance dure depuis déjà trois ans et que plus de la moitié du territoire est tombée aux mains du Japon - soit un an avant que l'armée japonaise n'envahisse Hong Kong.

Quand le personnage joué par Tang Wei crie le slogan <>"La Chine ne peut pas périr !" dans une scène qui se déroule dans l'amphithéâtre Loke Yee Hall de l'université de Hong Kong, toute l'assistance, sous le coup de l'émotion, se lève d'un seul homme et reprend : "La Chine ne peut pas périr !" Il ne s'agit pas là d'un slogan politique ordinaire, mais de quelque chose qui renvoie au sort tragique de centaines de millions de Chinois ces années-là. De plus, cette évocation historique met le doigt sur l'origine de la question actuelle de Taïwan [résultant de la rupture entre le Kouomintang et le PCC après la victoire commune contre le Japon]. Elle rappelle également que la libération du joug colonial japonais à Taïwan [imposé en 1895] est également due à la victoire de la guerre de résistance contre le Japon sur le continent chinois [la Chine a récupéré Taïwan en 1945]. Si l'on ne comprend pas ce drame de la Chine [la souffrance commune face à la domination japonaise], on ne peut pas comprendre la nature des relations actuelles entre Taïwan et le continent, ni pourquoi la majorité des Chinois du monde entier sont contre l'indépendance taïwanaise.

Ang Lee ne parle jamais beaucoup de politique. Mais il a précisé sa pensée dans le discours de remerciement qu'il a prononcé après avoir reçu les prix du meilleur réalisateur et du meilleur scénario pour Lust Caution, au Golden Horse Festival and Awards 2007 [un festival taïwanais qui récompense les meilleurs films en langue chinoise]. Dans ce texte, il a souligné la nécessité pour Taïwan d'accorder beaucoup d'importance aux traditions culturelles ; et il a affirmé tout son attachement à la culture chinoise, ainsi que sa quête d'une "Chine culturelle", montrant à cette occasion l'absence de conflits entre son "amour pour Taïwan" et son "coeur chinois". Disant cela, il va à l'encontre des thèses pro-indépendantistes, selon lesquelles on ne peut être "chinois" quand on est "taïwanais" et qui veulent que tous ceux qui se prétendent "chinois" sur l'île de Taïwan doivent "foutre le camp en Chine".

Le film va tout autant à l'encontre des thèses du Parti communiste. Car les personnages positifs du film ne sont pas des membres du PCC mais des "agents secrets nationaux", membres du Kouomintang. Le cinéma chinois a certes commencé à présenter une image de l'armée nationaliste un peu moins caricaturale, mais il aura fallu attendre Lust Caution pour voir réfuter la version communiste officielle. Ang Lee montre des agents secrets du Kouomintang tenant tête à l'ennemi japonais et n'hésitant pas à mourir pour leur patrie. Voilà qui transforme complètement l'image du Kouomintang, noircie depuis un demi-siècle en Chine populaire !

Autre point de divergence avec les thèses du Kouomintang, la présentation faite du gouvernement de Wang Jingwei [sous contrôle japonais entre 1940 et 1945]. On découvre dans le film les zones grises de ce pouvoir. Il est impossible d'occulter ce régime qui a duré cinq ans, en lui collant simplement l'étiquette de "traître à la nation chinoise", sans enquêter davantage sur les relations secrètes qu'il entretenait avec le Kouomintang et sans étudier en profondeur les conditions de vie réelles de la population en zone occupée. Le film ouvre un grand chapitre de l'Histoire, longtemps laissé fermé par le Kouomintang, et permet au public, à travers le personnage incarné par Tony Leung, de découvrir ces pans de l'Histoire occultés et simplifiés tant par le Kouomintang que par le PCC.

Dans ce film, Ang Lee s'attache surtout à restituer la nature humaine dans sa réalité, à recréer l'atmosphère de l'époque et à découvrir ces natures humaines jusque-là sans faille. C'est sans doute pourquoi il a demandé à ses acteurs de lire le livre de Jin Xiongbai, qui fut fonctionnaire du gouvernement de Wang Jingwei. Son âme artistique sensible lui a permis de découvrir que les êtres humains, pris en tenaille entre le pouvoir et leur époque, pouvaient faire jaillir une énergie différente et exprimer une tension dramatique extraordinaire, ce qui donne à ses personnages un charme infini.

Le charme de Lust Caution réside dans son dépassement du stade de l'amour charnel. Avant même sa projection, la presse à sensation faisait ses choux gras de la scène de sexe acrobatique du "trombone". Cependant, la grande majorité des spectateurs, après avoir vu le film, ont estimé qu'il n'y avait là rien de pornographique. Aussi intenses que soient les ébats amoureux, ils ne sont qu'un jeu concernant le destin de deux individus, alors que le contexte général de Lust Caution est un échiquier où se joue le sort de plusieurs millions de Chinois sur le point de devenir un peuple asservi. Une jolie étudiante, se sacrifiant corps et âme, avance pas à pas sur un chemin à haut risque. Elle parvient presque à ses fins en séduisant l'espion, le "traître à la nation chinoise", en le liant à elle non seulement sous les draps, mais aussi en jetant le trouble dans son esprit. Lorsque ce dernier commet des assassinats ou interroge des prisonniers, lors des scènes les plus sanglantes, il pense encore à sa beauté et respire son parfum. Mais l'amour de cet homme rend également cette femme dépendante de cet amour, la faisant finalement échouer sur le fil.

Partagée entre peur et haine, elle sombre dans le tourbillon du désir, ce qu'elle paie finalement de sa vie. En fait, Ang Lee boit la coupe de l'amour charnel pour dissiper la tristesse que lui inspirent les événements historiques et la nature humaine. Il met en scène un amour vécu dans la peur et une peur vécue dans l'amour. C'est là un thème cher au prix Nobel de littérature Gao Xingjian dans Le Livre d'un homme seul, où il aborde la question des relations dialectiques entre le sexe et la peur, les deux moteurs sentimentaux les plus puissants de l'espèce humaine. Ang Lee s'affranchit également des limites d'Eileen Chang, dont le court roman sert seulement à donner les grandes lignes du scénario. Celui-ci, élaboré par Ang Lee en collaboration avec les scénaristes Wang Huiling et James Schamus, l'enrichit de nombreux détails concrets et scènes vivantes, qui donnent à l'histoire davantage de volume, de substance et de charge émotionnelle.

Plus important encore, le film d'Ang Lee creuse davantage l'aspect historique et pousse plus loin la réflexion que l'ouvrage d'Eileen Chang ; il montre mieux l'écheveau complexe de la nature humaine et ses conflits. Plusieurs dialogues remarquables du scénario surpassent en qualité l'oeuvre originale. Par exemple, quand Tang Wei et Tony Leung se donnent rendez-vous dans un restaurant japonais fréquenté par les soldats de l'armée impériale et que, pour échapper au harcèlement sexuel des officiers japonais (qui la prennent peut-être pour une fille de joie), Tang Wei se réfugie dans une chambre avec Tony Leung et lui lance : "Je sais pourquoi tu m'as emmenée ici. C'est parce que tu me considères comme une prostituée." Ce à quoi Tony Leung répond : "Si j'ai pu t'emmener ici, c'est parce que je sais me prostituer mieux que toi !" Ce genre de dialogue permet de mieux comprendre le monde intérieur de ce "traître à la nation chinoise" et montre combien les deux personnages rivalisent de vivacité d'esprit. On peut dire que la force dramatique est parfaite et que le film recèle une intensité dramatique que n'a pas le livre.

Voir aussi l'article consacré à la victoire du Kouomintang aux élections législatives à Taïwan, page 18.

* (http://www.wyzxsx.com).

** Rédacteur en chef de Yazhou Zhoukan.

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