Aux premières loges face à l'explosion économique de l'ex-empire du Milieu, Taiwan a pu craindre, au début des années 2000, de se faire tout simplement dévorer. Mais pouvoirs publics et entreprises ont su réagir. Aujourd'hui, malgré des délocalisations massives, l'île est plus florissante que jamais. Au chapitre « mondialisation », un vrai cas d'école... Fier emblème de l'île, la tour 101, inaugurée début 2004, domine Taipeh de ses 101 étages.
Stephen Wu tient entre le pouce et l'index une petite galette noire luisante comme un miroir : une cellule solaire. « Nous avons équipé de panneaux solaires la nouvelle tour de la mairie de Londres dessinée par Norman Foster », raconte le patron de E-TON Solar. A quarante-cinq ans, cet ingénieur diplômé de l'université de Stuttgart ne doute pas un instant de ses ambitions. « Aujourd'hui, nous ne sommes que 600 personnes, explique-t-il, mais en 2010 nous en emploierons plus de 10.000. Nous serons alors l'un des trois leaders mondiaux du secteur. » Multiplier par seize ses effectifs en trois ans ? On s'assure que l'on a bien compris et, benoîtement, on lui demande où il trouvera autant de personnel qualifié en si peu de temps. Il sourit et montre par la fenêtre le grand bâtiment gris qui barre l'horizon, de l'autre côté de la route. « On les prendra chez Chi Mei, le géant des écrans plats, répond-il sur le ton de l'évidence. Ils vont transférer une unité en Chine et supprimer 9.000 emplois ici ! » Ainsi va la vie à Taiwan, toujours en mouvement, emporté dans le tourbillon de la mondialisation, comme le reste du monde, mais plus fort encore, car à quelques encablures de son épicentre : la Chine continentale. A peine sortie du sous-développement il y a moins de vingt ans, cette petite île de 23 millions d'habitants, à la densité proche de celle du Bangladesh, doit constamment se réinventer un avenir pour ne pas se faire dévorer par son turbulent voisin. C'est au début de la décennie que les autorités ont commencé à s'inquiéter. Le pays, qui s'était taillé une réputation mondiale dans la fabrication de composants électroniques et d'ordinateurs, a vu ses usines partir par cohortes entières vers la banlieue de Shanghai ou de Canton. En 2000, la Chine a détrôné Taiwan de la place de deuxième producteur mondial de matériel informatique. L'ancienne Formose, la « belle île » des marins portugais, apparaissait alors comme la victime expiatoire offerte à l'appétit du dragon chinois. Cinq ans plus tard, la menace ne s'est pas concrétisée. Non pas que les délocalisations se soient arrêtées en chemin - plus de 80 % de la production des informaticiens taïwanais est partie de l'autre côté du détroit -, mais elles n'ont pas provoqué la catastrophe redoutée. De près de 3,5 % en 2003, la croissance du pays est passée à plus de 4 % l'an dernier. Quant au chômage, en dépit des transferts massifs d'usines, il s'établit autour de 4 %, un point de moins qu'en 2002. « La situation économique est excellente, constate Emmanuel Ly-Batallan, chef de la mission économique française à Taipeh, le pouvoir d'achat par habitant ici est désormais supérieur à celui de la France. » Récemment, la Banque mondiale a relevé ses prévisions de croissance pour le pays à 4,6 % en 2007, contre 4,1 % au printemps, grâce à la forte croissance de la consommation en Chine et dans toute l'Asie. Et sur le troisième trimestre, la progression a même atteint les 7 %. Comment l'île a-t-elle donc réussi à tirer son épingle du jeu alors même qu'elle était attaquée sur ses domaines d'excellence ? Trois facteurs au moins expliquent une telle performance : l'effort technologique toujours maintenu, la fusion des hommes d'affaires taïwanais avec la Chine et le développement d'une vraie politique de marque. L'effort technologique Stephen Wu est intarissable sur les rendements comparés du silicium monocristallin, du polycristallin et de ses différentes classes de cellules. Sa société a conclu des partenariats avec de grandes universités étrangères et ambitionne de faire jeu égal avec les Japonais et les Allemands, champions du monde du domaine. Le siège de E-TON Solar se trouve aux portes du parc scientifique du sud de l'île, près de la ville de Tainan. Il bénéficie des facilités et subventions accordées par l'Etat au titre de son plan stratégique 2002-2008. Celui-ci a sélectionné les domaines d'excellence dans lesquels le pays doit accroître son effort afin de développer des technologies de haut niveau. Deux spécialités de l'île d'abord, les semi-conducteurs et les écrans plats, et deux domaines d'avenir ensuite, la biotechnologie et les contenus numériques. Il y a peu, il a ajouté à cette liste l'électronique automobile, les nanotechnologies et les énergies renouvelables. Taiwan est le troisième producteur mondial de semi-conducteurs et le deuxième d'écrans plats de type LCD. Il détiendrait même plus de la moitié du marché des écrans de grande dimension. Sur le site de Tainan, le gouvernement a construit une zone de 247 hectares réservée uniquement aux fabricants d'écrans plats. Celle-ci représente 33.000 emplois et près de 6 milliards de dollars américains de revenus. Périodiquement, les productions banalisées, de plus petite taille par exemple, sont basculées vers la Chine et remplacées par d'autres, plus haut de gamme. La fusion avec la Chine Robert Tsao, le président du fabricant de semi-conducteurs UMC, est une forte tête. Partisan de longue date du rapprochement entre les deux Chine, il a été l'un des premiers à implanter des unités sur le continent. Il aurait même enfreint les règlements taïwanais qui y limitent les investissements. Sous le coup d'une enquête des autorités, il a dû démissionner de ses mandats. Cela ne l'a pas empêché de se payer des pleines pages dans la presse locale pour critiquer la politique d'indépendance et de confrontation du gouvernement actuel et prôner un renforcement des liens avec la Chine communiste. Le président de la République lui a répondu vertement. Si les élections présidentielles, qui se dérouleront en mars, seront agitées de débats passionnés autour de cette question des relations avec Pékin - le principal point sur lequel se différencient les deux partis politiques -, les hommes d'affaires, eux, ont déjà voté avec leurs pieds. Cependant, en délocalisant massivement leur production, ils n'ont pas pour autant donné les clefs des usines à d'autres. Le premier exportateur chinois... est un taïwanais, le géant de l'électronique Hon Hai Precision (Foxconn). Le producteur des iPod d'Apple, des PlayStations de Sony ou des portables de Dell emploie des centaines de milliers de salariés dans des usines gigantesques qui fonctionnent comme de vraies villes, avec logements, écoles, hôpitaux et police. « Comparé au Japon ou à la Corée, Taiwan est beaucoup plus intégré avec la Chine, explique l'économiste Chi Shive, de l'université de Taiwan. Nous partageons la même langue et la même culture, nous n'avons pas un marché intérieur aussi important que celui du Japon et la pression sur notre avance technologique est donc considérable. » On estime qu'entre 1 et 2 millions de Taïwanais habitent désormais en Chine continentale, où ils pilotent des usines. Mais ils ne se limitent plus à l'ex-empire du Milieu. Hon Hai vient d'annoncer un investissement de près de 1 milliard de dollars pour bâtir une usine géante près de Haiphong, au nord du Vietnam, nouvelle terre de conquête des Taïwanais. L'offensive des marques John Wang est fier d'exhiber son dernier bébé, un téléphone mobile qui se commande d'un simple mouvement du doigt sur l'écran, sans boutons. Cela ne vous rappelle rien ? L'iPhone d'Apple, bien sûr. Mais le patron de l'innovation de HTC, un ancien du MIT revenu au pays, tient à préciser que son modèle est sorti en juin 2007, quelques semaines avant celui de l'américain. « Cette technologie introduit une nouvelle ère, celle de la simplicité, assure-t-il. Quand on parlera de cette révolution dans l'avenir, on pensera tout de suite à Apple et à HTC. » En 2000, seuls les ordinateurs Acer et les vélos Giant étaient connus à l'étranger. Aujourd'hui, ils sont des dizaines à viser la notoriété internationale : Asus (ordinateurs), Trend Micro (logiciels), D-Link (cartes réseau), HTC, BenQ, Johnson (matériel de sport), et les autres se sont fait un nom. D'abord parce que c'est la clef d'une meilleure rentabilité que celle traditionnelle de sous-traitant. « Une activité de sous-traitant pur dégage une marge brute moyenne de 15 %. Avec une marque pour le grand public ou les professionnels, on atteint 30 % à 70 % », détaille J.T. Liao, président de D-Link, l'un des leaders mondiaux du matériel de connexion à Internet. Et puis, il est toujours plus séduisant de vendre sous sa propre marque plutôt que d'être totalement dépendant des majors américaines. Surtout quand les Etats-Unis plongent dans la récession. Cela demande cependant des sacrifices, par exemple d'abandonner des activités industrielles, de consacrer de gros investissements au marketing et d'importants moyens pour se développer à l'international. Première étape, la séparation des métiers de sous-traitance et de marque propre, qui deviennent vite incompatibles. Dans la foulée d'Acer, de D-Link et de beaucoup d'autres, Asus a entamé le processus de mise en Bourse de son activité de sous-traitance, qui travaille pour HP, Dell et les autres et emploie près de 100.000 personnes en Chine continentale. « Faire les deux métiers permet de profiter de très fortes économies d'échelle, mais les clients n'aiment pas ça », reconnaît le PDG, Jonney Shih. Du coup naissent des entreprises sans usine, à la mode occidentale. « Nous avons d'abord vécu un premier stade de «désintégration horizontale» avec les délocalisations en Chine, explique le professeur Chi Shive. Nous passons maintenant à la «désintégration verticale» du produit. » Mais cette stratégie comporte des risques. Imposer une marque demande des années, exige de sortir des frontières et de profiter d'une rupture. HTC a commencé à vendre les premiers « smartphones » à sa marque en 2002 en Europe avec les opérateurs mobiles Orange et O2. Quant au fabricant de vélos Giant, il est arrivé sur le Vieux Continent en 1987 en lançant la mode des VTT. Depuis, il investit sans relâche près de 8 % de son chiffre d'affaires en marketing pour sponsoriser des équipes du Tour de France ou développer ses réseaux de distribution. Et puis il y a le risque de la croissance mal maîtrisée, par exemple par une acquisition hasardeuse. C'est ce qui s'est produit pour BenQ, qui a racheté en 2005 l'activité mobiles de Siemens, croyant ainsi pouvoir accélérer sa pénétration sur le Vieux Continent. Deux ans plus tard, il a fermé toutes les activités et s'est retiré du marché européen. Mais les succès d'Acer, de HTC ou d'Asus en Europe montrent que le « made in Taiwan » n'est plus un handicap. Ce qui ne signifie pas que la course va se ralentir. Car les Chinois pointent leur nez du côté des marques, Huawei dans les équipements télécoms, Lenovo ou Haier dans le grand public. Pas le temps de se reposer. Comme le rappelle l'antique sagesse chinoise du « Yi King », « la seule chose qui ne change pas, c'est le changement ». © 2008 Les Echos. Tous droits réservés.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire