Tous les étudiants de chinois connaissent son ouvrage consacré à l'histoire de la République populaire de Chine. Référence incontournable de la sinologie française, Marie-Claire Bergère vient de publier un nouveau livre consacré au capitalisme chinois. De passage à Genève, l'historienne nous explique pourquoi l'expérience actuelle du capitalisme chinois invalide la théorie classique qui veut que du marché surgisse la démocratie.
Le pouvoir chinois a entrepris de créer un système capitaliste sans capitalistes, écrivez-vous. De quoi s'agit-il? Marie-Claire Bergère: J'emprunte la formule au chercheur Ivan Szelenyi qui l'applique à la Hongrie. Le capitalisme chinois est très contrôlé par l'Etat. Le pouvoir est désireux d'instaurer une économie de marché mais ne veut pas voir se développer une classe capitaliste. Le terme même de capitaliste demeure tabou. Le discours du pouvoir encense les entrepreneurs, mais refuse l'idée d'une bourgeoisie. Cela s'explique par une résistance idéologique même si cette dernière joue un rôle de moins en moins important. Le président Jiang Zemin a ainsi rencontré beaucoup de problèmes pour imposer sa théorie de la «triple représentativité» ouvrant les portes du Parti communiste aux entrepreneurs en 2002. - On se méfie des agents du changement économique. - Oui. Les entrepreneurs sont utiles, mais à condition d'être sous contrôle. Plutôt que de les laisser à l'extérieur du système où ils pourraient former une opposition, le parti les intègre. Ce n'est pas nouveau. La dernière dynastie impériale des Qing (ndlr, 1644-1911) n'agissait pas très différemment: l'Etat intervenait très peu dans la gestion économique en dehors de quelques monopoles et laissait le monde des affaires à une forme d'autogestion. Mais ce même Etat contrôlait les retombées sociales de la croissance économique. C'était un contrôle idéologique, par le confucianisme, et technique en découplant les grands centres marchands des centres administratifs pour éviter toute forme de collusion. C'est la même démarche aujourd'hui: les entrepreneurs ont une liberté de mouvement, mais ils demeurent contrôlés sur le plan politique. - Vous évoquez à ce propos une «bourgeoisie consentante»... - On ne peut pas parler de «bourgeoisie conquérante» comme en Europe à la fin du XIXe siècle. Les capitalistes chinois d'aujourd'hui sont une invention du pouvoir. Ils ne représentent pas une force sociale autonome. - Qui sont ces entrepreneurs? Existe-t-il désormais des «self- made-men» chinois? - C'est une strate extrêmement hétérogène. Il y a d'abord les capitalistes historiques qui ont survécu au maoïsme et qui ont joué un rôle très important au début des années 1980. Ces «capitaliste nationaux», selon la terminologie du pouvoir, ont rétabli le lien avec la diaspora chinoise et mobilisé les ressources financières nécessaires au lancement des réformes (la majorité des capitaux étrangers est alors investie en réalité par des Chinois d'outre-mer). Leur rôle a depuis diminué. Avec les réformes, d'autres entrepreneurs ont émergé de la société maoïste. Les plus nombreux sont des cadres recyclés. D'autres entrepreneurs n'ont jamais fait partie des élites officielles: ce sont d'anciens paysans, militaires, employés, scientifiques. Il n'y a pas de facteur d'unité. Le pouvoir parle de «strates intermédiaires» et refuse le terme occidental de «classe moyenne» qui renvoie à l'idée de la formation d'une société civile et d'une éventuelle démocratisation du régime. - Mais y a-t-il désormais pour les entrepreneurs une possibilité d'indépendance envers le système politique? - Non. Soit on est issu du système, soit il faut, pour réussir, se rapprocher des autorités ne serait-ce que pour obtenir des crédits, des autorisations, des licences. Les entrepreneurs ne peuvent fonctionner sans la proximité avec l'Etat central ou local. Il y a quelques exceptions comme dans la région de Wenzhou d'où viennent des entrepreneurs qui rayonnent dans toute la Chine, en réseau, et de manière relativement autonome. Ils s'appuient sur la solidarité régionaliste et n'acceptent dans leurs rangs que des gens parlant le même dialecte qu'eux. - Des chercheurs y voient l'embryon d'un nouveau capitalisme indigène qui confirmerait que la Chine reproduit un schéma que l'on a connu en Occident. Le modèle de Wenzhou est-il destiné à s'étendre au reste de la Chine? - Je ne pense pas. Il s'agit d'un particularisme. Ce n'est pas le modèle dominant. - Les tenants de l'économie classique espèrent toujours voir germer la démocratie politique avec le triomphe de la rationalité économique. C'est la théorie qu'avait défendue Bill Clinton pour promouvoir les échanges entre les Etats-Unis et la Chine après le massacre de Tiananmen. Vous êtes moins optimiste, pourquoi? - L'Etat chinois a une capacité exceptionnelle d'adaptation. C'est la raison de sa survie. Il a réussi la gageure d'instaurer le capitalisme tout en préservant un système communiste. Il a validé le premier terme du binôme rationalité économique/démocratie politique et invalidé le second. Cela ne signifie pas qu'il élimine toute influence des entrepreneurs. Leur opinion, à titre de conseil, peut-être prise en compte dans une logique communiste classique de front uni. La Conférence politique consultative du peuple chinois, où sont représentés des entrepreneurs, produit des rapports et des recommandations. Parfois, ils jouent un rôle comme dans la reconnaissance de la propriété privée par la loi. Le pouvoir est flexible. - A propos de la Chine, on évoque un capitalisme «sauvage», «extrême», «à la Dickens» ou alors un capitalisme d'«Etat», «bureaucratique», etc. C'est quoi en définitive? - Ces hésitations sémantiques sont révélatrices. Visiblement c'est un capitalisme qui ne correspond pas à la norme occidentale. Certains y voient une forme de dégradation de cette norme. Le mieux est encore d'adopter le point de vue des Chinois et de constater que, quelle que soit la nature du capitalisme chinois, il produit de la croissance. Ce capitalisme hybride n'est pas conforme au modèle mais répond aux besoins de la croissance chinoise. Il n'y a pas d'opposition radicale entre tradition chinoise et tradition occidentale, mais adaptation réciproque, accommodement. - La transformation capitaliste de la Chine est très violente avec l'envoi de milliers de mineurs à la mort, le travail d'enfants, l'exploitation éhontée de la paysannerie, la répression des mouvements sociaux... - L'Europe a aussi connu cette brutalité à commencer par la France et la Grande-Bretagne. L'exploitation extrêmement violente s'exerce d'abord au détriment de la main-d'oeuvre, mais aussi des petits patrons, de l'Etat et, de plus en plus, de l'environnement. A ce rythme, on va vers une catastrophe écologique. - Face au «consensus de Washington», selon lequel la libéralisation économique apportera la démocratisation politique et que l'Occident a cherché à exporter sous l'égide du FMI et de la Banque mondiale, s'érige désormais un «consensus de Pékin» qui permet à des régimes autoritaires de se renforcer grâce au marché. L'Iran et d'autres lorgnent vers ce nouveau modèle. Est-il exportable? - Difficile à dire. La Chine a une histoire et une géographie particulières. Mais en Chine même un consensus existe bel et bien entre les vues de la classe politique et celles des entrepreneurs: les objectifs visés sont la croissance et la stabilité sociale. Ce système fonctionne d'autant mieux qu'il bénéficie d'une large complaisance de la part des puissances étrangères qui investissent en Chine. - Est-ce viable à long terme? Le parti communiste va-t-il pouvoir faire l'économie de réformes politiques? - Les manifestations se multiplient parmi les laissés-pour-compte de la réforme, mais elles restent ponctuelles, dispersées, sans relais politique. Le pouvoir fait preuve d'une certaine souplesse. Sans remettre son monopole en question, il cède au cas par cas aux revendications des plus mécontents. Quand le pouvoir parle de démocratie, il s'agit en fait d'une démocratie interne au parti. Certains espèrent que cela débouchera sur une forme de démocratie institutionnelle. Je n'y crois pas. Si cela se traduit par des améliorations sociales, c'est déjà un progrès. Mais la situation reste fragile. La légitimité du pouvoir repose sur la croissance économique. Si celle-ci est stoppée, il y a un risque de rupture. - Qu'est-ce qui pourrait la stopper? - Un accident. Une grave crise économique ou écologique, par exemple. Je ne crois pas que les révoltes locales puissent faire évoluer les choses sur le plan institutionnel. - Un repli protectionniste américain? - Je ne crois pas que les partenaires commerciaux étrangers prendront le risque d'une rupture. Les économies sont trop intégrées aujourd'hui. - L'éclatement d'une bulle spéculative... - C'est passager. - Vous semblez tirer un bilan plutôt positif de l'émergence de ce capitalisme chinois. - Cela dépend du point de vue auquel on se place. Les dégâts collatéraux sont énormes. Il est intéressant de constater le rôle déterminant de l'Etat dans ce processus. Contrairement à ce qu'affirment les théoriciens anglo-saxons, l'intervention de l'Etat n'est pas, en elle-même, un facteur d'échec. Rien ne sert de la condamner d'un point de vue théorique. Ce genre d'intervention a joué un rôle important dans la modernisation de pays tels que la France, l'Allemagne ou le Japon. Pour l'heure elle se révèle efficace dans le processus de la modernisation chinoise. Pour combien de temps? Aussi longtemps que la croissance persistera. Je ne vois ni la démocratie ni la révolution au coin de la rue. © 2008 Le Temps SA. Tous droits réservés.