jeudi 31 janvier 2008

LITTÉRATURE - Le totem du loup - Jiang Rong

Lire, no. 362 - Actualité littéraireRomans étrangers, février 2008, p. 67-69

Le totem du loup s'est déjà vendu à 20 millions d'exemplaires. Avec ce brûlot devenu le bréviaire de toute une génération, l'empire du Milieu poursuit son ouverture. Rencontre avec un écrivain sous surveillance, qui bouscule les dogmes et défie le pouvoir.

De notre envoyé spécial à Pékin

L'homme est discret. Calme. Presque fade. Il porte une chemise grise qu'il a boutonnée jusqu'au col et sur laquelle il a enfilé deux épais pull-overs. C'est qu'il fait froid, à Pékin. Ses grosses lunettes à monture d'écaille achèvent de lui donner l'apparence d'un Chinois comme les autres. « Je fais tout pour me fondre dans la masse, pour ne pas me faire remarquer », confie-t-il avant de vérifier que les portes coulissantes de cette alcôve discrète d'un hôtel du centre-ville ont bien été refermées après le départ de la serveuse qui a orchestré la traditionnelle cérémonie du thé. Jiang Rong est devenu, en moins de quatre ans, l'écrivain le plus célèbre de Chine. Un écrivain sous surveillance, que l'on n'ose censurer mais qu'on ne laisse pas s'exprimer. Lui-même se plie à la règle tacite édictée par les pontes de Pékin : il n'accorde aucune interview, fuit les manifestations publiques, s'interdit d'écrire le moindre commentaire politique et refuse toujours de dévoiler son nom - Jiang Rong est un pseudonyme. « Il y a quatre ans, se souvient son éditeur chinois, An Boshun, ce pseudo était un mystère ; aujourd'hui, tous les dignitaires savent qui se cache derrière ce nom mais le grand public doit continuer de l'ignorer... Cela pourrait créer des ennuis. »

Or, des « ennuis », Le totem du loup en a suffisamment causé aux éminents membres du Parti communiste chinois. Car ce roman d'aventures est, en fait, un véritable brûlot. Le livre qui tirera peut-être la Chine du long sommeil dogmatique dans lequel l'a plongée le régime de Mao, « le pire système totalitaire que la terre ait porté » selon le sinologue Jean-Luc Domenach *. Depuis sa parution, en avril 2004, ce roman s'est écoulé à plus de 20 millions d'exemplaires en Chine. Un chiffre record, sans aucun précédent. « Et qu'on ne reverra sans doute jamais », ajoute An Boshun, pas peu fier de l'avoir publié sans être censuré par le pouvoir. Pas de censure, donc, mais des articles au vitriol rédigés par des « intellectuels » officiels, furieux d'être débordés par la vague « esprit du loup » qu'ils accusent tour à tour d'être « fasciste », « révisionniste », « réactionnaire » ou « libérale ».

Vingt millions d'exemplaires, dans un pays qui compte un milliard quatre cents millions d'habitants, voilà qui correspond à un ratio raisonnable, objectera-t-on peut-être... Eh bien, non. Les chiffres, parfois, donnent le tournis : ici, un roman se vend en moyenne à 4 000 exemplaires et coûte l'équivalent de 3 euros ; un best-seller atteint les deux cent mille et, par comparaison, Da Vinci Code ou Harry Potter, les deux autres grands succès de ces dernières années, se sont écoulés respectivement à 5 et 6 millions d'exemplaires. Encore faut-il préciser que ces chiffres s'entendent toutes éditions confondues, c'est-à-dire en incluant... les livres pirates. Dans le cas du Totem du loup, An Boshun estime à environ 17 millions les éditions pirates ! « Il nous est impossible de lutter contre ces contrefaçons qui inondent le marché et sont en tout point semblables à nos livres », soupire l'éditeur. Pour éviter une propagation trop large de l'oeuvre, il a eu l'idée de la mettre en ligne sur Internet où elle est intégralement téléchargeable. C'est donc bien plus de 20 millions de lecteurs qui dissèquent fiévreusement Le totem du loup : en Chine, bien sûr, où le Web est devenu un véritable instrument de contestation et d'émancipation, mais aussi à l'étranger, dans les Chinatowns américains (en particulier à New York) où des professeurs d'économie et de littérature se livrent à des analyses subtiles sur l'impact du roman sur la société chinoise et cela avant même que le livre ne soit en vente dans les pays anglo-saxons (il paraîtra le 1er mars prochain). L'éditeur Penguin l'a acheté une petite fortune. Au total, c'est 26 traductions qui verront le jour en 2008 ! A Pékin, Shanghai ou Hong Kong, les enseignants le font lire aux lycéens, ravis. Et le réalisateur Peter Jackson mène actuellement d'âpres négociations pour acheter les droits cinématographiques de ce roman dont le foudroyant succès tient aussi aux qualités visuelles de l'écriture : au fil des pages, le lecteur découvre, dans la steppe de Mongolie, un paysage sauvage à la beauté terrible.

Le loup : une métaphore de la société

Lorsqu'on évoque devant lui l'incroyable fortune de son roman, Jiang Rong ne montre aucun signe d'excitation. Ce qu'il souhaite par-dessus tout, c'est que les lecteurs saisissent le sens de la métaphore qu'il a habilement glissée derrière cette histoire. Car ce roman n'est pas seulement un hymne aux grands espaces, un grand livre écologique invitant à vivre en harmonie avec la nature, bref un ouvrage « dépourvu de tout message politique », comme le martèle, prudent, son éditeur pékinois. C'est une charge terriblement efficace contre un peuple accusé d'être responsable de sa propre misère : si les Chinois subissent le joug des dictatures, écrit en substance l'auteur, c'est parce qu'ils se comportent comme des moutons et non comme des loups. « Le loup est un animal qui ne se résigne jamais, explique Jiang Rong. Il préférera mourir plutôt que vivre sans liberté. Les cinq traits de son caractère sont les suivants : liberté, indépendance, compétition, résistance et esprit d'équipe. Or les Chinois sont totalement dépourvus de ces qualités. Au contact des loups, ils peuvent apprendre à les développer. » Encore faut-il convaincre ce peuple de « moutons » que les loups ne représentent pas, comme leurs légendes le racontent, le mal absolu. C'est ce que fait Jiang Rong en contant l'histoire, très largement autobiographique, d'un jeune homme décidé à servir la cause de la Révolution culturelle. Chen Zhen, le héros du roman, s'installe dans une ferme perdue de Mongolie-Intérieure avec ses convictions de citadin. Cet indécrottable sédentaire découvrira que les loups ne sont pas les ennemis de l'homme mais, au contraire, les protecteurs de la steppe. Bête féroce et détestable pour les Chinois, le loup est le totem des Mongols. Jiang Rong aime rappeler que la civilisation mongole incarne le plus grand mystère de l'histoire de la Chine. Et de citer le grand sinologue René Grousset, membre de l'Académie française, mort en 1952 : « Les Mongols représentent 1 % de la population chinoise. Comment expliquer que 120 000 cavaliers mongols aient réussi, sous Gengis Khan, à conquérir la totalité de la Chine, de la Russie, du Moyen-Orient et de l'Europe ? Ils portaient en eux la philosophie du loup. »

Tout est là, dans cette « philosophie du loup » que Jiang Rong entend bien ressusciter. Une philosophie qui récuse non seulement le confucianisme mais aussi la stratégie classique, telle que Sun Zi, auteur du célèbre Art de la guerre, l'avait définie. Certes, le confucianisme est à Confucius ce que le marxisme est à Marx : un détournement de pensée. Mais cette doctrine, suggère Jiang Rong, a préparé le terrain aux tyrannies politiques qui se sont succédé en Chine. Jean-Jacques Augier, ancien directeur des éditions Balland et P.O.L, désormais homme d'affaires installé à Pékin (c'est lui qui a acheté les droits français du Totem du loup) renchérit : « Les Chinois sont, au fond d'eux-mêmes, des individualistes. Mais leur culture forme un cadre très dur duquel ils ne parviennent pas à sortir. L'une des raisons est que le confucianisme a fait triompher ce cadre : c'est une "sagesse" qui apprend à se tenir tranquille, à respecter la famille et l'autorité, donc le pouvoir en place, bref qui encourage les tempéraments de moutons plutôt que de loups. » Bien vu ! Quand l'Occident new age se pâme devant des maximes du genre « Mieux que comprendre : aimer », Jiang Rong réplique que cette sentence de Confucius a sans doute sa valeur appliquée à la vie sentimentale mais que, lorsqu'elle concerne la vie politique, elle impose un strict respect des lois qui conduit le citoyen à aimer sa condition de soumis sans chercher à comprendre quoi que ce soit. Voilà précisément ce qui distingue Le totem du loup des niaiseries métaphysico-gnangnan qui ont vu le jour dans le sillage de L'alchimiste (le navet sidérant et dangereux de Paulo Coelho). Le totem du loup, sans être un roman à thèse, illustre parfaitement la « dialectique du maître et de l'esclave » chère à Hegel : le maître est celui qui a pris le risque de mourir au cours d'une bataille - symbolique - pendant laquelle il sait qu'il peut être vaincu ; l'esclave, au contraire, est celui qui ne veut pas courir le risque de mourir et préfère se contenter d'une vie misérable.

Roman initiatique sur fond de fable écologique

Lorsqu'il évoque son unique livre (« J'ai mis six ans à l'écrire, je le porte dans ma tête depuis trente ans : je n'écrirai rien d'autre »), Jiang Rong cite abondamment les écrivains qui l'ont marqué : Jack London, bien sûr, pour la vie au milieu des loups, mais aussi Rousseau, « pour la description de l'état de nature », et Stendhal, « parce que Julien Sorel est l'un des personnages les plus libres qui soient ». Adolescent, il les a découverts en même temps que Romain Rolland et Jane Austen, Van Gogh et la nouvelle vague. Autant d'oeuvres interdites par le régime maoïste car jugées « bourgeoises ». Même s'il est truffé de clins d'oeil à ces oeuvres, Le totem du loup a triomphé pour une raison plus prosaïque : la parfaite connaissance que l'auteur possède des loups. « Contrairement à Jack London, que j'admire énormément, j'ai vraiment vécu avec les loups, raconte Jiang Rong. J'ai passé onze ans en Mongolie-Intérieure. » Dont trois en prison. Motif : en 1970, il avait critiqué un dirigeant de l'époque ainsi que les politiques culturelles de la Révolution.

Jiang Rong en parle peu, ne pose pas au martyr, mais sait ce que lutter veut dire : quatre condamnations, trois ans de prison en Mongolie-Intérieure (« La nuit, la température descendait à moins 18 degrés »), puis un an et demi de prison après l'insurrection manquée de Tiananmen (« Je dirigeais un syndicat. Ils m'ont arrêté à l'aube »). « Il y a encore cinq ans, un roman comme celui-ci n'aurait jamais pu être publié », explique-t-il. Son éditeur confirme. « Aujourd'hui, la Chine a changé et est sur la bonne voie, celle de la démocratisation, poursuit Jiang Rong. Mais il faut aller plus loin : se mettre à l'école du loup. » Le totem du loup invite donc clairement les Chinois à ne plus être les moutons que le régime communiste a élevés. Apprendre la force du loup mais aussi sa patience, voilà qui réveillera l'instinct de chasseur qui sommeille en chacun, permettra de combattre et de vaincre. La bataille, aujourd'hui, n'est plus militaire, mais économique. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les autorités chinoises ont renoncé à censurer ce petit bréviaire de subversion : d'une certaine façon, il invite les Chinois à se préparer pour affronter l'économie de marché. Des dizaines de milliers de chefs d'entreprise ont offert le roman à leurs salariés, espérant les métamorphoser en loups, quelques-uns des hommes les plus riches de Chine en ont fait leur livre de chevet, et l'on murmure que les plus hauts dirigeants du parti communiste eux-mêmes l'auraient lu et apprécié. Reste que ces dirigeants, s'ils accompagnent le mouvement d'émancipation des esprits qui a suivi l'ouverture économique de ces dernières années, refusent de perdre la face. Jiang Rong l'a parfaitement compris et prend soin de ne pas les humilier : il ne cède pas aux sirènes de la médiatisation, ne pose pas en porte-parole. « Le loup, rappelle-t-il, peut passer des heures à observer ses proies sans les attaquer même s'il meurt de faim. Il peut même renoncer à un troupeau de gazelles s'il sent que cette attaque peut, à terme, le mettre en danger : j'essaie d'appliquer ce principe à ma vie quotidienne. »

Roman initiatique mené tambour bat- tant sur toile de fond écologique, Le totem du loup n'a pas fini de susciter de vifs débats, y compris dans un Occident où la sauvegarde de la planète se heurte souvent à une vision un peu trop sucrée de la vie et où l'éloge du loup passe mal : « Certes, il faut chasser les loups afin de les empêcher d'égorger les troupeaux, mais dans une certaine mesure seulement : il ne faut pas en tuer trop car si les loups disparaissaient de la steppe, elle mourrait à son tour », écrit Jiang Rong. Le totem du loup est-il ce roman réactionnaire et fasciste que dénoncent les édiles chinois ? Jiang Rong balaie l'argument : « On peut s'armer de l'esprit du loup pour accomplir des exploits admirables comme pour perpétrer des crimes fascistes. Le bon ou le mauvais usage qu'on en fait dépend de l'homme. Mais une chose est sûre : à défaut de cet esprit inflexible, on n'est pas de taille à vaincre le fascisme ou le bushido. » Jiang Rong, lui, le résistant inflexible, vient de nous faire comprendre ce que pouvait être l'usage d'un livre : changer le monde.

* Dernier ouvrage publié : Comprendre la Chine d'aujourd'hui, Perrin, 2007.

Voir l'extrait page 70.

FRANÇOIS BUSNEL

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Le Totem du loup

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