lundi 18 février 2008

La feuille de route de la Chine, entre croissance et environnement

Le Temps, no. 2537 - Eclairages, jeudi, 13 avril 2006

Joseph E. Stiglitz

La Chine est sur le point d'adopter son 11e plan quinquennal, dressant le décor pour prolonger ce qui est sans doute la transformation économique la plus remarquable de l'histoire, tout en améliorant le bien-être de presque un quart de la population mondiale. Jamais auparavant le monde n'avait connu une croissance aussi durable; jamais auparavant n'y avait-il eu une telle réduction de la pauvreté.

L'explication du succès à long terme de la Chine tient partiellement dans son association unique de pragmatisme et de vision de l'avenir. Alors qu'une grande partie du reste du monde en développement, suivant le Consensus de Washington, est lancée dans une quête d'augmentation de PIB digne de Don Quichotte, la Chine a une fois de plus établi clairement qu'elle cherchait des augmentations durables et plus équitables des niveaux de vie réels.

La Chine se rend compte qu'elle est entrée dans une phase de croissance économique imposant d'énormes exigences à l'environnement qui ne pourront durer. A moins de changer de trajectoire, les niveaux de vie finiront par être compromis. C'est pour cette raison que le nouveau plan quinquennal met vraiment l'accent sur l'environnement.

De nombreuses régions de Chine parmi les plus arriérées ont connu une croissance si rapide qu'on crierait au miracle si d'autres parties du pays ne connaissaient une croissance plus rapide encore. Alors que ce phénomène a réduit la pauvreté, les inégalités ont augmenté, avec des disparités grandissantes entre zones rurales et urbaines, et entre régions des côtes et intérieur. Le rapport de la Banque mondiale de cette année, World Development Report, explique pourquoi l'inégalité, et pas seulement la pauvreté, devrait soulever des inquiétudes; or le 11e plan quinquennal de la Chine s'attaque frontalement au problème. Le gouvernement évoque depuis plusieurs années une société plus harmonieuse, et le plan décrit des programmes ambitieux pour atteindre ce but.

La Chine reconnaît également que ce qui sépare les pays les moins développés des pays les plus développés est non seulement une disparité de ressources mais également de connaissances. Elle a donc établi des projets audacieux pour réduire ces disparités et créer une base permettant une innovation indépendante.

Le rôle de la Chine dans le monde et dans l'économie mondiale a changé, et le plan reflète aussi cette situation. Sa croissance future devra se baser davantage sur la demande domestique que sur les exportations, ce qui implique une augmentation de la consommation. En effet, la Chine souffre d'un problème rare: une épargne excessive. Les gens économisent en partie à cause de faiblesses dans les programmes d'assurance sociale du gouvernement: renforcer la sécurité sociale (les retraites), la santé publique et l'éducation réduira simultanément les inégalités sociales, augmentera le sentiment de bien-être des citoyens et favorisera la consommation courante.

Si cela fonctionnait (et jusqu'à présent la Chine a presque toujours surpassé même ses espérances élevées), ces ajustements pourraient imposer de très fortes pressions sur un système économique mondial déjà déstabilisé par les énormes déséquilibres fiscaux et commerciaux des Etats-Unis. Si la Chine se met à moins épargner - et si, comme l'ont annoncé ses représentants, elle poursuit une politique plus diversifiée d'investissement de ses réserves -, qui va financer le déficit commercial de plus de 2 milliards de dollars par jour des Etats-Unis?

Avec une vision aussi claire de l'avenir, le défi résidera dans la mise en application. La Chine est un grand pays, qui n'aurait pas pu réussir aussi bien sans une vaste décentralisation. Mais la décentralisation pose ses propres problèmes.

Les gaz à effet de serre, par exemple, représentent un problème mondial. Alors que l'Amérique proclame qu'elle n'a pas les moyens de faire quoi que ce soit, la Chine a imposé, en l'espace d'un mois après l'adoption du plan, de nouvelles taxes écologiques sur les voitures, l'essence et les produits du bois. La Chine utilise les mécanismes du marché pour résoudre ses problèmes environnementaux et ceux du monde. Mais les pressions sur les responsables des gouvernements locaux pour qu'ils créent de la croissance économique et des emplois seront énormes. Ils seront très tentés de dire que si l'Amérique n'est pas capable de produire de façon à protéger notre planète, comment eux le pourraient-ils? Pour traduire cette vision en actes, le gouvernement chinois aura besoin de politiques fortes, notamment d'augmentations conséquentes des taxes sur l'environnement.

Pendant que la Chine se transformait en une économie de marché, elle voyait se développer certains problèmes qui sont le fléau des pays développés: des intérêts spécifiques dissimulant des intérêts personnels sous un masque d'idéologie de marché. Certains évoqueront le trickle-down effect: ne vous en faites pas pour les pauvres, au final tout le monde finira par bénéficier de la croissance. Et d'autres opposeront les politiques de concurrence et les lois strictes de gouvernance d'entreprise: laissez le darwinisme opérer ses merveilles. Des arguments de croissance seront avancés pour contrer de fortes politiques sociales et environnementales: par exemple, augmenter les taxes sur l'essence tuera notre industrie automobile naissante.

De telles politiques soi-disant pro-croissance n'échoueraient pas seulement à fournir de la croissance, elles menaceraient la totalité de la vision de l'avenir de la Chine. Il n'y a qu'une façon d'éviter cela: la discussion ouverte des politiques économiques afin de dévoiler les sophismes et de donner les moyens de mettre en oeuvre des solutions créatives pour les nombreux défis que la Chine doit relever aujourd'hui. La plupart des gens hors de Chine ne se rendent pas compte à quel point ses dirigeants se sont engagés dans des délibérations étendues et de vastes consultations (même avec des étrangers), alors qu'ils luttaient pour résoudre l'énorme problème auquel ils sont confrontés.

Les économies de marché ne sont pas autorégulatrices. Elles ne peuvent pas simplement être laissées en pilote automatique, surtout si l'on veut s'assurer que leurs bénéfices sont largement partagés. Mais gérer une économie de marché n'est pas chose facile. C'est un acte d'équilibre qui doit constamment réagir aux changements économiques. Le 11e plan quinquennal de la Chine fournit une feuille de route dans ce sens. Le monde ouvre les yeux, plein d'espoir et de crainte, pendant que les vies de 1,3 milliard de personnes continuent d'être transformées.

© Project Syndicate, 2006 Traduit par Bérengère Viennot

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