Vu du ciel, le Chinatown de San Francisco tient du rectangle allongé. À hauteur d'homme, ses rues sont tricotées de perpendiculaires et de parallèles.
Pagodes en guise de toits, sang et or sur les fenêtres des bâtiments, sons cristallins qui s'envolent de gaohus (violon chinois)... Entre les échoppes de souvenirs, les restaurants, les bijouteries, les coiffeurs, les magasins d'art et une fanfare qui précède un corbillard roulant au pas, Stockton Street commence à s'agiter, en ce matin de marché hebdomadaire. L'étroite rue fourmille de monde, d'odeurs, d'étals, d'épices. Franchir la porte de Chinatown, c'est passer une frontière invisible, plonger dans une histoire qui imprègne chaque rue du plus vieux et plus important quartier chinois à l'étranger au monde.
Les premiers Chinois, deux hommes et une femme de Canton, débarquent en 1848 à San Francisco, alors bourgade de 800 âmes. Dix ans plus tard, ils sont 40 000 à avoir émigré pour tenter de faire fortune (500 000 en 50 ans) : la Ruée vers l'or (1850) et la construction du Transcontinental (1865), la ligne de chemin de fer qui relie la côte Ouest à la côte Est, sont passées par là. La Californie est Gum Saan, la montagne d'or, et San Francisco le point d'arrivée évident par le Pacifique. Ils sont blanchisseurs, cuisiniers, exploitants de mines d'or désaffectées, fabricants de chaussures, durs à la tâche, et restent groupés pour s'entraider. Chinatown est née, coeur social et économique de la communauté chinoise immigrée. Mal-aimés des autorités américaines, victimes de discrimination (ils n'ont ni le droit d'épouser un blanc ni le droit de vote, acquittent des impôts exorbitants...), les Chinois se serre les coudes. Chinatown crée aussi un réseau d'entraide financier, utile pour reconstruire le quartier détruit après le tremblement de terre de 1906.
Un siècle et demi plus tard, près de 160 000 individus (20 % de la population de San Francisco) sont d'origine chinoise. Quinze mille d'entre eux résident dans Chinatown. « C'est plutôt la vieille génération, qui veille à la tradition », explique Sabina Chen, la directrice du Centre de culture chinoise sise au coeur de Chinatown. « Nous partageons une histoire commune, souvent douloureuse, ce qui rend notre communauté très liée, voire fermée. C'est à la fois une force et une faiblesse : cela nous donne un poids politique mais limite notre pouvoir. » Entre le respect dû aux anciens et les jeunes générations plus tournées vers l'avenir, Chinatown « reflète bien la Chine, avance Sabina. Un pays décidément complexe. »
Contrairement aux générations précédentes, les immigrants fraîchement débarqués n'ont pas été contraints au départ. Ils ont choisi de venir, à l'image de Grace, trentenaire, avocate et enseignante en droit à Pékin jusqu'à son départ, en 2000, pour l'université de Stanford comme étudiante boursière. Elle est en train de monter son entreprise de consulting. Mariée à un Américain, mère d'un petit garçon, Grace, enfant unique d'un père professeur de physique et d'une mère fonctionnaire à l'université de Pékin, a choisi de rester sur le sol américain, car « la vie est sans aucun doute meilleure en Chine qu'il y a vingt ans, mais les États-Unis offrent une liberté de choix, une diversité et une ouverture d'esprit bien plus importantes ».
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