vendredi 30 mai 2008

PORTRAIT - Justin Lin Yifu - Tristan de Bourbon

Le Soir 1E - FORUM, vendredi, 30 mai 2008, p. 22
Cette nomination est un grand honneur et une décision historique pour la Banque mondiale. En choisissant un candidat venu de Chine, la Banque mondiale se rend plus apte à aider les pays en voie de développement. » En ce mardi 5 février, Justin Lin Yifu a le sourire. Il vient d'apprendre qu'il sera l'économiste en chef et premier vice-président de la Banque mondiale, à partir du 31 mai.

Un aboutissement pour cet homme dont le parcours a été jusqu'à présent caractérisé par une ambition forcenée.

Justin Lin Yifu naît le 15 octobre 1952 à Yilan, sur l'île de Taiwan. Il porte alors le nom de Lin Zhengyi, son père l'ayant attifé d'un prénom qui signifie en chinois « justice ». Très rapidement, il fait preuve de grandes qualités scolaires. Le jeune homme étudie l'ingénierie agricole à l'université de Taiwan, avant de sortir haut la main de son Académie militaire. Celle-ci finance sa maîtrise à l'université nationale de Chengchi, toujours à Taiwan, dont il sort diplômé en 1978. De retour dans les rangs de l'armée, il est nommé commandant de l'une des plus prestigieuses compagnies, postée en bord de mer, face au Continent.

Selon la légende, le jeune Zhengyi écoutait tous les soirs les émissions radiophoniques venues de l'autre Chine, émissions qui nourrissent dans son esprit un « rêve » continental. Après maintes hésitations, il choisit, le 16 mai 1979, de traverser à la nage les 2.300 mètres qui séparent les deux rives. Il laisse derrière lui parents, frères et soeurs. Mais aussi et surtout une épouse enceinte et un fils de trois ans.

Officiellement déclaré disparu en mission par les autorités de Taiwan, il change de nom - désormais ce sera Lin Yifu - et reprend des études d'économie politique (marxiste) à Pékin.

Il y excelle grâce à sa maîtrise sans faille de l'anglais et des théories économiques occidentales et chinoises. Son « master » en poche, il fait partie de l'un des premiers contingents d'étudiants envoyés à l'étranger. Il décroche en 1986 un doctorat au département d'économie de l'Université de Chicago, où son épouse et ses enfants l'ont rejoint. Ce sera ensuite Yale.

Puis un retour en Chine en 1987. « Je voulais contribuer au développement et à la transition économique de la Chine », assure-t-il vingt ans plus tard. C'est que ce multidiplômé est un des premiers Chinois devenu docteur en économie à l'étranger à revenir au pays depuis l'ouverture promulguée par Deng Xiaoping au début des années 80.

Deux articles, sur les réformes agraires et le développement rural en 1990 et 1992, lui apportent la reconnaissance de ses pairs. Devenu le spécialiste chinois de la question, il est souvent invité à l'étranger. Le chef du gouvernement de l'époque, Zhu Rongji, le repère en 1997. Il l'invite dans son cercle de conseillers et fait de lui son bras droit pour l'économie chinoise et le développement rural.

En matière de transition d'une économie planifiée à une économie de marché, il préfère l'approche chinoise « alternative, graduelle, souvent expérimentale » à la théorie d'un « big-bang » alors à la mode en Occident. Preuve du poids pris par ses idées, il réussit à intégrer le comité de rédaction du Plan quinquennal 2001-2005, le programme officiel économique chinois.

La sélection d'un expert en développement rural est un geste fort de la part de la Banque mondiale. Affaiblie par le scandale Wolfowitz, elle tente de retrouver une légitimité plus qu'écornée auprès des pays en développement. « J'ai hâte de travailler avec lui sur la croissance et l'investissement en Afrique, les possibilités d'échanges de savoir Sud-Sud et les outils bancaires pour mieux soutenir les pays touchés par les prix élevés de l'énergie et des produits agricoles », a ainsi assuré en février Robert Zoellig, directeur de la Banque mondiale.

La Chine, depuis peu devenue contributrice et non plus seulement bénéficiaire de l'aide de la Banque mondiale, avait également félicité ce choix : elle gagne du même coup cette reconnaissance économique tant recherchée que le refus de la grande majorité des pays occidentaux de lui accorder le statut d'économie de marché ne lui a pas apporté.

Seul ennui pour Justin Lin Yifu, toujours considéré comme un déserteur à Taiwan, il pourrait ne pas être autorisé à remettre les pieds dans son pays natal.

« Je ne comprends pas pourquoi les gens le perçoivent comme quelqu'un de mauvais, avait déclaré il y a quelques années son frère. Il voulait juste poursuivre ses ambitions ! » Ambition, ambition...

© Rossel & Cie S.A. - LE SOIR Bruxelles, 2008

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