mardi 13 mai 2008

Chine, Russie, Inde... l'émergence d'une volonté de puissance - Harold James

Le Monde - Economie, mercredi, 14 mai 2008, p. MDE6
Les gagnants de la grande vague de mondialisation des années 1990 furent de petits Etats comme la Nouvelle-Zélande, le Chili, Dubaï, la Finlande, l'Irlande, les Républiques baltes, la Slovénie. Les " tigres " de l'Asie de l'Est qui se sont hissés sur le devant de la scène économique mondiale étaient des entités mineures qui, dans certains cas - Singapour, Taïwan et Hongkong -, ne sont pas considérés comme des Etats.
Harold James enseigne l'histoire et les relations internationales à l'université de Princeton.



Même la Corée du Sud, un géant en comparaison, n'est que la moitié d'un pays.

Les nations de cette envergure sont vulnérables. L'histoire abonde en exemples de petits acteurs de la scène mondiale qui, malgré leur réussite, ont succombé aux luttes de pouvoir : les cités-Etats de la Renaissance en Italie, la République hollandaise et, au XXe siècle, le Liban et le Koweït. Les petits Etats sont souvent victimes de pays voisins plus grands mais plus pauvres qui, jaloux de leur succès, font main basse sur leurs atouts en oubliant que c'est cet assujettissement même qui tarit la source de la richesse et du dynamisme.

Dans un monde globalisé, les Etats de moindre envergure s'en sortent généralement mieux parce qu'ils sont plus flexibles et qu'ils s'adaptent plus rapidement à l'évolution des marchés. Ils sont plus à même d'ajuster leurs politiques sociales, de libéraliser leur marché du travail, d'établir un cadre solide pour la concurrence, et de faciliter les fusions et les rachats transfrontaliers d'entreprises. Les superpuissances sont par nature en mesure de contrôler l'économie et sont donc soumises à la tentation coûteuse d'intervenir sous la pression d'intérêts corporatistes. En revanche, dans le cas des petits Etats, imposer un trop grand nombre de contrôles conduit à la fuite des facteurs de production mobiles.

Dans l'arène internationale, les nations les plus importantes cherchent aussi à définir des règles du jeu et établissent souvent leur légitimité intérieure sur leur capacité à donner forme au reste du monde : elles pensent en des termes que les intellectuels français ont appelé " la maîtrise de la globalisation ". Au lieu d'accepter le système international en vigueur tel qu'il est, avec ses imperfections, elles pensent pouvoir en modifier les règles - en leur faveur. Mais les petites nations ont commencé à manifester leur inquiétude vers l'an 2000. La guerre en Irak, la prospection par la Chine de ressources énergétiques dans les pays en développement, le nouvel autoritarisme de la Russie à l'intérieur comme à l'extérieur ont illustré de nouvelles réalités politiques.

Dans le monde actuel, il semble que les gagnants soient cette fois-ci les grands Etats, dotés d'une population importante et d'une croissance rapide : le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine (les BRIC), en sus des Etats-Unis. Ces géants dynamiques terrifient les riches pays industrialisés par leur potentiel économique caractérisé par une forte compétitivité, des produits bon marché et la sous-traitance des services.

Mais si le pouvoir des BRIC est évident, ils doivent aussi en faire la démonstration pour masquer leurs faiblesses. Malgré leurs problèmes intérieurs, ils se comportent comme des superpuissances traditionnelles et cherchent à donner forme à la mondialisation au lieu de l'accepter comme un processus inévitable.

Trois points faibles au moins affligent pourtant ces géants de la mondialisation, contrairement aux petites nations qui avaient si bien réussi auparavant. Tout d'abord, ces pays très peuplés doivent intégrer leurs populations pauvres et incultes (essentiellement rurales en Chine et en Inde), parallèlement à leur entrée sur les marchés mondiaux.

Ensuite, les systèmes financiers de la Chine et de la Russie manquent de transparence, et ceux du Brésil et de l'Inde sont insuffisamment développés. Cette situation freine leur intégration plus poussée dans l'économie mondiale et augmente les risques d'une crise financière mondiale.

Enfin, la Russie est confrontée à un fort déclin démographique et à une population vieillissante et en mauvaise santé. La Chine doit aussi s'attendre à un déclin démographique similaire à celui du Japon à partir de 2040 - héritage tardif de sa politique de l'enfant unique.

Les géants géopolitiques souffrant de points faibles ont par le passé été un facteur d'instabilité (par exemple l'Allemagne d'avant la première guerre mondiale), et il faut s'attendre à ce que les BRIC présentent des risques croissants au XXIe siècle. Mais, pour l'instant, leur pouvoir est incontestable.

Les BRIC chercheront en conséquence à compenser ces difficultés internes via leur influence et leur prestige militaires et stratégiques. C'en est bien fini des années 1990, où l'on aurait pu penser pendant un bref instant, à la fin de la guerre froide, que le monde était apaisé de manière durable et oublieux des luttes de pouvoir. Cet espoir s'est rapidement révélé illusoire. A vrai dire, de nombreux commentateurs ont été pris de court par la rapidité avec laquelle les tensions sont réapparues dans les relations internationales. Même si le comportement des Etats-Unis est souvent montré du doigt, ces tensions sont en fait dues à l'émergence d'une nouvelle logique en matière de politique étrangère.

HAROLD JAMES

Harold James enseigne l'histoire et les relations internationales à l'université de Princeton.

© Project Syndicate, 2007.

www.project-syndicate.org

Traduit de l'anglais par Julia Gallin.

© 2008 SA Le Monde. Tous droits réservés.

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