Roger Pfund est un malin. Samedi soir, le graphiste et peintre genevois inaugure la première grande rétrospective de son oeuvre depuis celle du Centre culturel suisse de Paris, il y a neuf ans. En Suisse romande? Non: à Pékin, la ville de l'art où il faut être aujourd'hui. Des portraits de Maria Callas aux projets de billets de banque et de passeport, des rapports annuels d'Orell Füssli aux affiches des théâtres romands, tout ce qui est issu de l'esprit prolifique de Roger Pfund et de son dynamique atelier, des années 1960 à aujourd'hui, s'expose au Today Art Museum (TAM), au centre de la capitale chinoise, sur 3500 mètres carrés et quatre niveaux. Il faudra attendre fin juin pour que les oeuvres soient présentées à Palexpo, à Genève.
L'exposition, qui montre intelligemment les relations entre design et art dans le travail du Genevois, sera visitée dimanche par la conseillère fédérale Doris Leuthard, venue en Chine pour faire avancer les accords bilatéraux et inaugurer la ligne Zurich-Shanghai. «Pfund-Beijing 2008» prend donc l'allure du plus grand événement culturel suisse officiel organisé à Pékin durant l'année des Jeux olympiques. L'initiative en revient au graphiste: via l'entreprise d'encres Sicpa, le concepteur du passeport suisse est en lice pour concevoir les prochains billets de banque et le passeport chinois. Roger Pfund cherchait à se faire mieux connaître en Chine. L'ambassade de Suisse a mis l'artiste en relation avec le musée d'art contemporain et de design de Pékin.
Roger Pfund aime raconter la réaction du directeur du TAM quand il lui a présenté ses oeuvres il y a un an et demi: «Il a regardé mes livres en silence, et il m'a dit: c'est d'accord, on vous ouvre tous les étages du musée!» S'en est suivie une recherche de fonds, pour financer une opération à moins d'un million de francs suisses. Roger Pfund a pu compter sur le soutien de ses meilleurs clients: Fiat, Vacheron Constantin - la marque pour laquelle il vient de dessiner trois nouveaux cadrans - et Sicpa, notamment. Présence Suisse a assuré la venue à Genève de journalistes chinois pour préparer l'événement. Les répressions au Tibet n'ont pas freiné l'artiste: «J'ai hésité à continuer, dit-il aujourd'hui, et ces événements m'ont fait réfléchir. Mais le train était en marche.»
Tous ces efforts ont payé: avant même le vernissage de samedi, l'exposition de Roger Pfund est déjà très exposée. Trop, même: soutenue par le Ministère chinois de la culture, l'expo de Roger Pfund n'a droit à aucun faux pas. Un tableau défendant les droits de l'homme réalisé en 2004-2005 a été refusé sur photo et n'a pas fait le voyage. Tout comme la maquette de l'installation réalisée pour le cinquantième anniversaire de l'ONU en 1995, un arbre de la paix, qui figurait déjà sur l'affiche présentant l'exposition à Pékin. Affiche et catalogue raisonné (trois gros livres de 500grammes, édités en anglais et en mandarin), ont donc dû être expurgés et republiés. Pfund le malin a également rebaptisé un ange de la paix en «Icare» pour lui permettre de déployer ses ailes en toute liberté au-dessus du portail d'entrée.
Ce n'était pas encore assez: mercredi, en plein accrochage, des représentants du Bureau de la censure ont fait retirer les neuf tableaux que le Genevois avait spécialement conçus pour l'exposition chinoise: des peintures de groupe inspiré d'une photo de 1946 montrant trois éminents dirigeants communistes, Mao Zedong, le général Zhu De et le stratège Zhou Enlai, dix ans après la Longue Marche (1935-36). Le directeur, malin lui aussi, a pris le risque d'exposer les tableaux interdits dans une galerie attenante au musée, à une dizaine de mètres de l'entrée principale.
La décision du Bureau de la censure, non motivée, en étonne plus d'un: le traitement des personnages, fidèle à la technique de Pfund qui tient davantage de la reproduction fidèle que de l'interprétation, n'est pas dégradant, et l'événement représenté reste un symbole de l'histoire de la lutte communiste. L'ambassadeur de Suisse, lui, n'est pas surpris: «Cette réaction est normale, certains sujets restent plus délicats que d'autres», disait vendredi Dante Martinelli. Pourtant, à quelques kilomètres du musée, dans le gigantesque quartier des galeries d'art encore en chantier, des artistes montrent en toute liberté des oeuvres bouleversantes sur les conditions difficiles de la Chine d'aujourd'hui, comme ce film tourné dans l'usine des ampoules Osram où les employés manifestent leur désespoir. «Dans les galeries, on laisse faire», explique Hervé Kérien, un amateur d'art belge établi en Chine depuis plus de vingt ans. «L'exposition de Roger Pfund porte le sceau de l'officialité et est couverte par la presse étrangère. Exposer les tableaux censurés dans une galerie hors de l'enceinte permet de sauver la face. Mais ça donne un message qui reste problématique: il y a d'un côté le bon art, de l'autre le mauvais.»
«Le Temps» est invité à Pékin par l'atelier Roger Pfund. «Pfund-Beijing 2008», Today Art Museum, Pékin, du 10 au 31 mai.
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