Du sort des otages en Irak à la liberté d'expression en Chine, Robert Ménard est devenu un pro de l'indignation médiatique. Le patron de Reporters sans frontières comparaît devant la justice grecque pour avoir perturbé une cérémonie à Olympie. Parcours d'un trublion contesté.
Les jours précédents, il n'avait rien lâché sur sa mission à ses proches. Comme dans les vieux films d'espionnage, il avait gardé le secret. Lui-même ne savait pas très bien où tout cela allait le conduire. Il n'était sûr que d'une chose : les Chinois s'en souviendraient. Le 24 mars, Robert Ménard, silhouette chétive de Tintin en colère, timonier inflexible de la liberté d'expression, attaquait au coeur du dispositif, là où les dignitaires de l'olympisme paradaient devant les caméras du monde entier. « Ce n'est qu'au dernier moment qu'on a décidé de foutre le bordel à Olympie plutôt que sur le parcours de la flamme », dit-il. A quoi tient un coup de pub planétaire ? Une banderole extirpée du pantalon, deux potes indéfectibles pour aller au casse-pipe et un zeste d'improvisation pour pimenter la sauce. Ce soir-là, au poste de police, Ménard ne rendra des comptes qu'à la plus haute autorité, la seule qui ait jamais gouverné sa vie : « Allô, maman ? Sois tranquille : tout va bien... »
Le 29 mai, le patron de Reporters sans frontières est convoqué à Athènes devant la justice grecque. Quinze articles du Code pénal ont été retenus contre lui et ses camarades : « Je risque de six mois à cinq ans de prison ! » confie-t-il, d'un ton presque joyeux, comme s'il venait de décrocher la médaille d'or de la provoc'.
Le fait d'armes d'Olympie n'aura duré que trente secondes. Mais ces trente secondes-là ont changé le destin de Robert Ménard. Il s'en est rendu compte lors de récents voyages aux Etats-Unis et au Japon : « A 6 heures du matin, dans les rues de Nagano, les gens m'abordaient comme une star de cinéma. » A Tokyo, sa conférence de presse a attiré une centaine de journalistes et 17 chaînes de télé - « plus que pour un chef d'Etat ! ». Suprême reconnaissance, le tee-shirt d'Olympie - anneaux en forme de menottes - fait déjà l'objet de contrefaçons.
Jusque-là, pourtant, les combats n'avaient pas manqué : il avait été du Darfour, de la Palestine, de l'Irak... Il suffisait qu'on bâillonne un journaliste quelque part dans le monde pour que Ménard saute dans l'avion. « Il a toujours revendiqué cet intégrisme idéologique, assure son vieux complice Ben Ami Fihman, ex-directeur de journaux au Venezuela. Son Coran, c'est la liberté de la presse. »
A 54 ans, le patron de RSF s'est posé d'un coup en héros urticant d'un psychodrame international. Son nom de Français moyen explose à l'Audimat. Il est partout, Ménard. Sur les plateaux télé, avec sa rhétorique de bouledogue. Au sommet de Notre-Dame, avec son sens du symbole. « Je suis une agence de mauvaise publicité », jubile-t-il dans un sourire de sale gosse.
« C'est du Act up appliqué aux droits de l'homme »
L'homme, qui ne parle pas un mot d'anglais, se flatte de passer pour un emmerdeur international. Il mène ses campagnes comme des croisades, décide de tout, tout seul, tout le temps. Son courage et sa ténacité sont incontestables. Ses approximations et sa partialité, aussi. Pour le sinologue Jean-Luc Domenach, il y a du Cohn-Bendit en lui : « Il a ce talent de la provocation. En même temps, il ne faut pas raconter d'histoires... En Chine, il n'y a qu'une trentaine de prisonniers - c'est déjà trop - sur 550 000 journalistes. Il prétend que ce pays est noir, moi, je dis qu'il est gris, et qu'il tire doucement vers le blanc. »
Les slogans et les images fortes ont toujours constitué l'épine dorsale de la pensée ménardienne. En 2003, quand il mobilise les stars de l'info pour une campagne d'affichage, il les présente en martyrs de l'information, une balle entre les deux yeux. « C'est du Act up appliqué aux droits de l'homme », résume, agacé, un témoin de ses gesticulations médiatiques lors de l'affaire de l'Arche de Zoé, au Tchad.
Ménard a toujours cru en l'efficacité suprême du buzz, avant même que le mot existe. Florence Aubenas, journaliste au Nouvel Observateur, retenue en otage près de six mois en Irak, en 2005, alors qu'elle travaillait pour Libération, est bien placée pour parler de cet activisme forcené. Avant sa détention, il pouvait l'appeler vingt fois par jour pour lui parler du cas d'un journaliste tunisien. « Le téléphone sonnait, c'était Ménard. Cinq minutes après, nouveau coup de fil : Ménard. Dix minutes après, encore Ménard ! raconte-t-elle. Le jour où je me suis retrouvée au fond de ma cellule, je l'ai imaginé faisant la même chose pour moi, harcelant les confrères. Ça peut faire sourire. En même temps, heureusement qu'il était là. »
Son père était un militant de l'OAS, il en a souffert
Cette rage inoxydable, il la puise peut-être dans son histoire de fils de pieds-noirs. Au début des années 1960, sa famille débarque d'Oran dans un village de l'Aveyron, avant de s'installer définitivement dans l'Hérault. Le père, Emile, tour à tour commerçant, imprimeur, éleveur de poules, a perdu leurs économies dans une banque algérienne très vite nationalisée. Dans une tour du quartier de la Devèze, à Béziers, le jeune Robert voit sa mère préparer des pâtisseries, mais ce n'est pas pour les repas de fête. « Mon père partait les vendre au porte-à-porte, raconte-t-il. J'ai eu honte de lui, et, aujourd'hui encore, ça me fait mal d'y penser. »
Il y a une autre plaie dans la jeunesse de Robert Ménard : son père était un militant de l'OAS, l'organisation clandestine favorable à l'Algérie française. Ce qui aurait pu le plonger dans le puits sans fond de la repentance l'a définitivement affranchi de tous les codes de la bien-pensance. Il donnera sa jeunesse à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). De ce voyage aux extrêmes l'étudiant en philo tire un bagage pour la vie : « Ce qui compte, c'est l'engagement. »
Après avoir participé aux balbutiements des radios associatives dans les années 1970, l'humaniste en gestation aiguise sa verve dans les gazettes locales, puis devient journaliste à Radio France Hérault. Déjà, son culot estomaque les confrères. Un jour, au sortir d'un déjeuner, il se met en tête de décrocher une interview de Michel Rocard, alors ministre de l'Aménagement du territoire. « Il a appelé Paris d'une cabine téléphonique, raconte Rémy Loury, journaliste à Midi libre. Comme il n'avait pas un sou en poche, il a laissé le numéro de la cabine. Cinq minutes après, le téléphone sonnait : c'était Rocard ! »
En 1984, le carré vedette des journalistes politiques de Montpellier - Rémy Loury, Jacques Molénat, Emilien Jubineau et Robert Ménard - participe à un voyage officiel du conseil général au Japon. Là-bas, ils s'extasient devant le club de la presse de Tokyo. Au retour, ils fondent le leur, qui, un an plus tard, deviendra Reporters sans frontières. « A l'époque, il n'y en avait que pour Montpellier la surdouée, la capitale du futur : ça nous rendait tous un peu mégalos... », reconnaît Molénat.
Le rêve d'envoyer des journalistes à travers le monde pour couvrir des guerres oubliées sera vite enterré, mais l'aventure est lancée. Aujourd'hui, la PME de province est devenue une multinationale : 60 salariés, une centaine de correspondants à l'étranger et un budget annuel de 4 millions d'euros (voir l'encadré). Le temps a passé et les parrains historiques ont pris leurs distances. Tous sauf un. L'indispensable, l'infatigable, l'omnipotent Ménard. Le fondateur de Médecins sans frontières, Rony Brauman, qui a couvé RSF de sa naissance à 1994, fustige le « culte du petit chef » et la « gestion autocratique » régnant au sein de l'ONG. Il affirme qu'il a eu un mal fou pour faire lire sa lettre de démission aux membres du conseil d'administration. « Ménard avait tout verrouillé, dit-il. Son comportement est celui d'un petit dictateur qui ne supporte pas la critique. »
Un salaire de cadre moyen : 5 000 euros par mois
L'intéressé, à qui le politiquement correct donne des boutons, lève les yeux au plafond. Il se moque des coteries, se contrefiche d'avoir son rond de serviette chez les intellos de la capitale. Il reste un provincial en exil à Paris, attaché à ses loisirs désuets, comme l'apiculture, et arrimé à sa famille - sa femme, Emmanuelle, journaliste à la revue Médias, son grand fils, musicien, et sa fillette, la prunelle de ses yeux. Il perçoit depuis des lustres le même salaire de cadre moyen : 5 000 euros par mois. « Robert vit comme un moine-soldat, raconte un proche. Longtemps, son existence a tenu dans un minuscule studio d'un immeuble délabré du Sentier. » L'argent n'est pas son moteur. Et il ne carbure pas non plus aux honneurs. Quoique... Et cette Légion d'honneur, monsieur Ménard ? « Si j'étais démago, je l'aurais refusée, dit-il. C'est si facile de plaire aux journalistes... Mais je n'ai pensé qu'à mon père : un tel symbole, ça l'aurait bouleversé. »
Jamais en paix avec le monde imparfait qui l'entoure, à quoi sert-il, au juste, le champion de l'indignation ? « Vous plaisantez, j'espère ! Il n'y a que comme ça qu'on fait avancer les choses. » L'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, qui, dans plusieurs situations délicates, a croisé Ménard et son grand orchestre protestataire, y va de son bémol : « Je lui ai souvent dit : "Vous faites trop de bruit." Plus il y a de tapage autour des otages, plus ils prennent de la valeur, et plus leur libération devient compliquée. »
Dans son grand bureau tout blanc du quartier de la Bourse, à Paris, il tripote une paire de lunettes qui glisse entre ses doigts. Ces temps-ci, il ne tape plus sur les Chinois. Le séisme a calmé ses ardeurs : « 50 000 morts, dit-il, ça incite à la décence. » Son ennemi du moment, c'est le Comité international olympique (CIO). D'ici le 8 août, il ne lâchera pas les barbons de l'olympisme, répétant en boucle son appel au boycott de la cérémonie d'ouverture. Et, quoi qu'il fasse, aux yeux de sa mère, ce sera bien. Ils se parlent dix fois par jour au téléphone. La conversation ne s'achève jamais sans que Roberte Ménard rassure son garçon : « Je t'aime, mon fils. » Après ça, les méchants n'ont qu'à bien se tenir.
D'où vient l'argent ?
La visibilité de Reporters sans frontières (RSF) coûte cher. Sur un budget annuel de 3,9 millions d'euros, les opérations de mobilisation des médias se montent à 20 %, un peu moins que la somme allouée aux missions d'assistance. Le financement de l'ONG a toujours suscité des polémiques. L'association, qui emploie une soixantaine de personnes et tire la majorité de ses revenus de la vente de produits dérivés (livres, calendriers), bénéficie aussi du mécénat de grands groupes industriels (Sanofi, Pinault). Robert Ménard, qui revendique un pragmatisme à l'anglo-saxonne, ne s'en cache pas : « Il n'y a qu'en France que cela pose problème. » En dépit d'une contribution infime - 35 000 euros - le soutien de la National Endowment for Democracy (NED), une association prodémocratie financée par le département d'Etat américain, est loin d'être anecdotique. C'est même l'argument dont s'emparent les détracteurs de RSF pour brocarder sa ligne proaméricaine. « On pourrait s'en passer, se défend Ménard avec son esprit de contradiction en bandoulière, mais je ne veux pas donner raison à mes censeurs. »
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