Dans l'ancien temps, les starlettes devenaient des vedettes à Cannes en dévoilant plus ou moins leur intimité aux paparazzis sur la plage. Mais cette époque est révolue. Maintenant, tout le monde a déjà vu leurs courbes au cinéma, sur des affiches de pub ou dans la presse people. Pour faire monter leur dernière courbe cachée, celle de leur notoriété, les vedettes doivent user d'autres armes.
Cette année, Sharon Stone a tenté le verbe. La pimpante quinquagénaire a expliqué que le terrible tremblement de terre subi par la Chine début mai avait peut-être quelque chose à voir avec un mauvais karma, et suggéré que ce karma pourrait venir du fait que les Chinois n'avaient pas été « gentils » avec les Tibétains.
Regardée des millions de fois sur des sites Internet comme YouTube, sa déclaration a fait l'effet d'une bombe. Des internautes chinois furieux se sont attaqués non seulement à l'actrice, mais aussi à Christian Dior, dont elle est l'une des icônes publicitaires. Le groupe Christian Dior en Chine a aussitôt dénoncé les propos de son ambassadrice. Le groupe LVMH, qui contrôle les activités parfums et cosmétiques de Dior (et possède « Les Echos »), a pressé la star de clarifier ses propos. Réagissant avec son instinct basique, celui du portefeuille, l'actrice au QI de 154 a présenté ses excuses. Cette petite histoire est en réalité riche de leçons. On en retiendra cinq.
D'abord, tout ce que vous dites peut désormais être retenu contre vous. Nous sommes sortis de la géométrie euclidienne où nous pouvions mener des vies parallèles sans que jamais elles se rejoignent. Avec Internet, nous vivons dans un monde « à courbure négative », où les parallèles finissent toujours par se rencontrer. Il devient de plus en plus difficile de cloisonner les différents compartiments de son existence. Un battement de lèvres au Festival de Cannes peut déclencher un ouragan chinois sur les ventes de Dior. Un « casse-toi pauvre con » en principe réservé à un visiteur bougon du Salon de l'agriculture par Nicolas Sarkozy devient un événement politique majeur s'il est saisi par un portable qui traîne à ce moment-là.
Cette exigence de cohérence, qui peut tourner au « political correctness », dans tout ce qu'il a de plus horripilant, ne s'applique pas seulement aux individus. Les entreprises y sont, elles aussi, de plus en plus tenues. A la périphérie de leurs activités, comme les bonnes oeuvres (une innocente donation à l'association Reporters sans frontières peut suffire à susciter l'inquiétude, comme ce fut le cas pour Sanofi-Aventis). Mais aussi dans des fonctions cruciales comme le marketing, ainsi que le montre l'affaire Stone.
Deuxième leçon : le boycott est une menace crédible, contrairement à ce que soutiennent nombre d'experts et de dirigeants d'entreprise. Le « risque de réputation » est bien réel, et donc aussi le pouvoir des organisations non gouvernementales, ou de ceux qui les manipulent parfois. Carrefour vient d'en faire l'expérience en Chine. Dans un monde de plus en plus concurrentiel, un simple tassement des ventes pour cause d'image abîmée peut se traduire par une croissance et des profits durablement amputés, un management fragilisé. Au-delà, une grande entreprise disparaîtra peut-être un jour pour cause de boycott des consommateurs, tout comme le cabinet Arthur Andersen a péri dans les vagues tumultueuses du scandale Enron.
Troisième leçon : la morale s'arrête là où commence l'argent. Pas question pour une entreprise de défendre le droit à la libre expression, fût-ce pour dire des âneries. Et quand la top-model Kate Moss avait été montrée à la une du « Daily Telegraph » en train de se faire une ligne de cocaïne, les entreprises dont elle était l'égérie, comme H&M ou Burberry, ont immédiatement rompu leurs contrats. Mais la belle rebelle a vite retrouvé d'autres sponsors, et certains des anciens ont regretté leur rupture... L'entreprise est là pour rapporter de l'argent à ses actionnaires, pas pour faire de la politique ou de la philosophie. C'est bien sûr évident, mais c'est néanmoins utile de le rappeler en ces temps où fleurissent les discours sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Comme l'explique de manière limpide l'ancien ministre du Travail de Bill Clinton, Robert Reich, dans son dernier livre, « Supercapitalisme », l'implication des entreprises dans ce domaine se limite à la bonne volonté, toujours fragile, et au minimum nécessaire pour maîtriser le « risque de réputation » et modeler leur image.
Quatrième leçon, et c'est ici que les choses se compliquent : cette montée du politiquement correct et de l'exigence de cohérence totale pourrait finir par peser sur l'innovation, alors que notre société sera de plus en plus une société de projets et de créations. Pour inventer, pour trouver de nouvelles voies, il faut lancer des milliers d'idées absurdes jusqu'au jour où l'une d'entre elles se révèle féconde. Bien sûr, la bourde de Sharon Stone n'aurait pas changé la face de la physique moderne. Mais, si un lointain descendant de Galilée émet un jour une hypothèse juste sur le fonctionnement de l'univers, mais contraire à telle religion, telle culture ou telle philosophie, devra-t-il présenter ses excuses ? Son université ou son entreprise devra-t-elle l'évincer pour rassurer donateurs ou clients ? Dans un monde plus ouvert, plus transparent, les hérésies créatrices risquent d'être de plus en plus difficiles à accepter.
Ce qui amène à la cinquième leçon, la plus politique et aussi la plus inquiétante : si la démocratie cède parfois le pas devant la puissance du marché, le marché, lui, se plie à la logique de la dictature. Hier, la Chine avait déjà réussi à dompter les moteurs de recherche américains Yahoo! et Google, mais c'était sur son territoire. Aujourd'hui, la puissance du marché chinois pourrait devenir une arme politique efficace dans le monde entier. A long terme, la liberté économique sans la liberté politique n'est qu'une illusion. Ce n'est pas une raison pour que Sharon Stone n'apprenne pas à tourner sa langue sept fois dans sa bouche.
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