Le couturier japonais a défilé pour la première fois en Chine, dans la Cité interdite. L'occasion d'installer sa marque dans l'empire du Milieu et d'inaugurer sa Fondation pour la paix, destinée à soutenir la jeune création locale. Reportage dans les coulisses de l'événement.
Jeudi 24 avril, 19 heures. La pluie s'est arrêtée sur Pékin, mais les visages du staff tout de noir vêtu demeurent tendus, tandis que les 600 invités franchissent au compte-gouttes l'enceinte pourpre et majestueuse de la Cité interdite. Un lieu mythique, un premier défilé Y's en Chine, dans le nouvel eldorado du luxe... La tension est à son comble pour la maison Yohji Yamamoto. D'autant que c'est la première fois qu'un créateur étranger est invité personnellement par le gouvernement chinois à défiler... pour la bonne cause. Son nom : la Fondation Yohji Yamamoto pour la paix, une institution dont le but est de sponsoriser chaque année un jeune créateur et un mannequin de l'empire du Milieu.
Diplomates, étoiles de la photographie (Lu Zhirong) ou de la calligraphie (Liu Dan), riches galeristes et Hongkong stars, tel l'acteur et chanteur Alex Po, gros noeud papillon sur les fesses et catogan assorti à son costume blanc... Pour l'heure, la Chine mondaine et artistique se presse vers les tribunes à ciel ouvert du défilé. Sous les gros yeux des lions de bronze, impassibles témoins d'une histoire qui aura vu se succéder 24 empereurs, sans parler des invasions, de la Révolution culturelle ou du Starbucks Coffee, fermé en 2007 pour « atteinte à la solennité de la Cité interdite et de la culture chinoise ». On ne plaisante pas avec les symboles.
Comme par magie, la fraîcheur du soir fait tomber une brume naturelle sur le podium, enveloppant d'un peu plus de mystère les 60 silhouettes femme et homme que Yohji Yamamoto a spécialement dessinées pour l'occasion. Bien sûr, l'esprit équestre de la collection hiver 2008 resurgit sur ces vestes bicéphales en laine et cuir bruts, parfois teints de bleu Klein. Dans ces dialogues entre l'ombre et la lumière (des blouses blanches portées sur de longues jupes noires), le masculin et le féminin, les hommages à la couture française (robes longues en soie aux drapés très Vionnet), le tout sur fond de ballades folk composées et chantées par Yohji lui-même (une première !).
« A Paris, je m'adresse à un public de mode auquel je présente deux collections par an. Ici, j'avais besoin de montrer quelles sont les bases, l'essence de Y's. Tout devait être pur pour bien faire passer le message et rendre les gens heureux », expliquait le couturier de 65 ans en coulisses. Mission accomplie donc, à entendre les applaudissements et les cris de joie de l'équipe, soulagée d'avoir mené à terme ce gros bébé de 8 mois. Dans quel contexte est-il né ? « Le gouvernement chinois m'a invité à faire un défilé, ce qui coïncide avec l'ouverture de Y's Asie à Pékin en 2007. C'est tout », poursuit Yohji Yamamoto. Douze enseignes Y's devraient y voir le jour d'ici à 2010.
Donc, pas de message politique revendiqué, au moment où la Chine est dans le collimateur des défenseurs des droits de l'homme... Mais quand un couturier japonais y inaugure une fondation pour la paix, après huit ans de crise entre les deux puissances (Pékin reprochant à l'ex-n° 1 du gouvernement nippon Junichiro Koizumi de faire l'apologie du passé militariste de son pays), la question se pose naturellement. D'autant que Yohji Yamamoto a souvent évoqué le sentiment de culpabilité qu'il éprouvait vis-à-vis des horreurs perpétrées par l'armée impériale pendant la guerre sino-japonaise. Encouragé par le badge « What remains is future ? » accroché à sa veste noire, on insiste. « Le Japon ne s'est pas excusé correctement. Les générations suivantes n'auront pas la même conscience que nous de ce qui s'est passé, c'est donc à notre génération de le faire », lâche-t-il pudiquement.
Parce que, quand il est venu pour la première fois défiler à Paris, en 1981, le Japon était - tout comme l'empire du Milieu - un inconnu en matière de mode et qu'il a essuyé à l'époque l'incompréhension et les critiques violentes, Yohji Yamamoto a choisi d'aider les jeunes créateurs chinois. En septembre prochain, grâce à sa fondation, le premier styliste sélectionné ira passer deux ans dans une école de mode japonaise ou française. Un mannequin femme sera également sponsorisé et défilera pour la marque. « C'est quelqu'un que j'admire beaucoup pour son sens de la coupe et du mouvement », s'enthousiasme Xander Zhou, un jeune talent de la mode masculine pékinoise présent au défilé.
Véritable manufacture du monde, avec ses produits bon marché et ses copies de sacs griffés, la Chine commence néanmoins à suivre sa propre voie. C'est le cas avec la créatrice Ma Ke, qui va défiler pour la seconde fois à Paris, en juillet prochain, pendant la Semaine de la haute couture. Baptisée Wuyong, sa collection s'apparente à un processus artistique, avec ses matières recyclables tissées à la main et décolorées par le soleil. « Aujourd'hui, les Chinois voient plus loin, il suffit de mesurer l'ampleur que prend ici l'art contemporain. Dans un avenir très proche, les gens vont acheter des produits avec un supplément d'âme et je pense qu'ils ont choisi d'inviter Yohji Yamamoto parce qu'ils le considèrent avant tout comme un artiste », analyse Keizo Tamoto, vice-président du groupe.
La vente aux enchères des pièces du défilé, organisée quelques jours plus tard au Beijing Hotel par Sotheby's (pour financer la fondation), en est la preuve. Colonnes turquoise et or façon Arts déco pop, rideaux de scène rouge Mao, bouteilles en plastique posées sur des nappes blanches à volants... la salle de bal de ce vénérable hôtel semble parée pour une fête du Parti. Avec, comme figurants, les 34 silhouettes Y's exposées sur des mannequins acéphales. La robe de mariée en cuir blanc et son manteau d'ombre sont acquis pour la somme record de 265 000 yuans (24 406 ) par... Liu Dan, un riche négociant en porcelaine.
Catogan poivre et sel, élégant costume noir à col Mao, M. Dan offrira cette pièce à sa girlfriend, fan de Yohji. Pour lui, « les créateurs japonais se réfèrent beaucoup à la tradition, mais ils ont su la révolutionner. Ils possèdent une compréhension particulière de la troisième dimension, qui donne à leurs vêtements un effet dramatique ». Monté sur la tribune pour un discours, Yohji Yamamoto, cheveux longs et barbe christique, se lance dans une parabole. Depuis des années, il va déjeuner dans un restaurant, à Tokyo. Un jour, le patron lui demande de faire un costume pour son fils à prix coûtant. Il refuse, arguant qu'il ne lui a jamais demandé de ristourne pour manger. « Souvent la mode est considérée comme ayant peu de valeur, mais il faut beaucoup de travail et de temps pour faire de vrais vêtements », conclut-il. Une leçon à méditer pour la Chine ?
Encadré(s) :
3 questions à Adrienne Ma
Comment le marché chinois a-t-il évolué ces dernières années en matière de mode ?
Un peu comme en Russie, on peut comparer l'évolution du marché à une journée. A 9 heures, le consommateur s'éveille, à 12 heures, le soleil brille à son maximum, et les marques comme Louis Vuitton, Versace ou Chanel attirent l'oeil. Quand vient le soir, on choisit davantage ses vêtements en fonction de sa personnalité. Pour l'heure, les Chinois en sont encore à midi.
Est-ce en train de changer ?
Oui, depuis cinq ans, le nombre de consommateurs du luxe a beaucoup augmenté. Le marché s'est ouvert, notamment grâce aux femmes, qui ont de plus en plus de postes à responsabilité et qui demandent aux créateurs : « Habillez-moi ! ». Certaines commencent à chercher des alternatives aux griffes internationales en se tournant vers de petites marques de niche.
Qu'en est-il de la mode chinoise ?
La Chine est considérée comme la manufacture du monde, mais elle est en train de s'orienter vers l'artisanal. Entre le marché étranger et le marché domestique, son potentiel est gigantesque.
Illustration(s) :
liu jin/afp
Yohji Yamamoto, entouré de l'un de ses mannequins, avant le défilé.
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