jeudi 5 juin 2008

PORTRAIT - Li Ka-Shing, tours et détours du Chinois le plus riche du monde

Courrier international, no. 918 - Portrait, jeudi, 5 juin 2008, p. 52

Quel que soit le continent où vous habitez, vous êtes forcément à proximité d'une filiale, d'une entreprise ou d'un bureau de l'un des plus gros conglomérats du monde, Hutchison Whampoa. Cet empire, qui rassemble des sociétés aux activités les plus diverses, allant de la distribution aux télécommunications, appartient au Hongkongais Li Ka-shing, le Chinois le plus riche du monde et l'investisseur le plus influent d'Asie.

Selon le classement annuel du magazine financier Forbes, avec des actifs évalués à 26,5 milliards de dollars américains, cet homme de 79 ans, connu pour ses costumes sombres bon marché et ses montres en plastique, possède la onzième fortune de la planète. Le magazine Time l'avait pour sa part inclus en 2006 dans sa liste des "héros de l'Asie de ces soixante dernières années". Et les étudiants en économie de Harvard sont tenus d'étudier sa biographie, même si elle n'est pas exempte de trous...

La liste des succès financiers de Li Ka-shing est interminable. Les auteurs de sa biographie officielle s'efforcent de le présenter, par-delà l'homme d'affaires qui a réussi, comme l'incarnation du "rêve chinois". Mais la façon dont il a réalisé ce rêve reste malgré tout assez obscure.

Fils d'un instituteur, Li est né le 29 juillet 1928 dans la petite ville de Chaozhou, dans la province méridionale du Guangdong. Fuyant l'avancée de l'armée japonaise, sa famille se réfugie en 1940 à Hong Kong, en zone britannique, où le jeune garçon reçoit son nom actuel, transcrit en conformité avec la prononciation locale. A 14 ans, il perd son père, emporté par la tuberculose. La charge lui revient alors de nourrir sa famille. Il quitte l'école et devient vendeur de rue, écoulant des bracelets-montres. La chance ne tarde pas à lui sourire, sous la forme d'un emploi stable dans une usine, où on le poste devant une presse à emboutir. Après son travail, il se précipite aux cours du soir. C'est à cette époque de vaches maigres que l'adolescent se jure de réussir dans la vie, quel qu'en soit le prix.

Le Ciel, comme il aime à le dire, a entendu son serment. A la fin des années 1940, il a réuni suffisamment d'économies pour ouvrir une fabrique de fleurs artificielles. Ses articles en plastique ont un tel succès qu'il peut rapidement transformer sa petite entreprise en grosse société. Dès lors, son empire ne cesse de grandir. Il parie sur l'immobilier et les infrastructures, largement "aidé" par Mao Tsé-toung et sa révolution culturelle. Car de nombreux capitalistes de Hong Kong, effrayés par la menace communiste, s'empressent de choisir l'exil en liquidant leurs biens à vil prix. Résultat : à la fin des années 1970, Li Ka-shing règne sur la plus grande société d'investissements de la colonie, Cheung Kong Holdings.

L'étape suivante le conduit à changer d'échelle et à acquérir d'énormes actifs industriels et commerciaux appartenant aux Britanniques. C'est ainsi qu'en 1979 il prend le contrôle de la plus grosse holding de Hong Kong, Hutchison Whampoa, qui a la haute main sur le commerce, le transport maritime et la plupart des installations portuaires de la colonie. Comment et à quel prix un homme d'affaires encore relativement peu connu a-t-il pu réaliser une pareille opération ? Sa biographie officielle n'en dit rien, et lui-même se contente de vagues commentaires du style "Je ne regrette pas mon investissement". Il est toutefois peu probable qu'une transaction de cette importance ait pu se conclure sans l'aval de Londres et de Pékin.

A la fin des années 1970, la rumeur disait déjà que le nouveau pouvoir réformateur chinois dirigé par Deng Xiaoping ne serait pas contre l'idée de récupérer le florissant territoire de Hong Kong. Londres estimait visiblement qu'il serait difficile, dans l'hypothèse d'une restitution à la Chine, de maintenir cette gigantesque holding sous contrôle britannique ; et qu'il serait stratégiquement plus judicieux, à long terme, de la vendre préventivement à un Chinois loyal à la fois à Pékin et à Londres.

C'est à cette même époque que remonte un autre événement qui témoigne de la proximité entretenue par Li Ka-shing avec le pouvoir chinois. En 1979, à l'initiative de Deng Xiaoping, la Chine crée le groupe CITIC, dont le gouvernement détient 42 % des parts. Ce conglomérat s'implique dans la majeure partie des sphères d'activité économiques, privilégiant les opérations financières, bancaires, et la construction de grands sites industriels en Chine comme à l'étranger. (C'est d'ailleurs CITIC qui a remporté l'appel d'offres pour la construction du stade olympique de Pékin pour les Jeux 2008, et le droit de l'exploiter pendant trente ans.) Et qui les autorités communistes chinoises choisissent-elles pour diriger cette mégasociété ? Un homme d'affaires n'appartenant pas au Parti et originaire de la colonie britannique de Hong Kong...

La confiance réciproque est si forte que Li Ka-shing propose même à Deng Xiaoping d'entrer au conseil d'administration de la CITIC, mais l'architecte des réformes économiques chinoises décline poliment son offre. Ce qui n'empêche pas les deux hommes de rester liés. En 1992, lorsque le vieux dirigeant effectue son dernier grand voyage, dans le sud du pays, il s'arrange, malgré un emploi du temps chargé et une santé précaire, pour rencontrer le magnat de Hong Kong. On ignore de quoi ils ont pu parler, mais c'est au cours de ce voyage que Deng dévoile son testament idéologique, consistant à promouvoir activement une politique d'ouverture.

Les relations de Li Ka-shing avec les autorités britanniques ont toujours été très chaleureuses. Il s'est vu remettre les plus hautes distinctions de l'Empire britannique. Cela dit, il ne manque pas d'ennemis. La justice américaine surveille de près toutes ses transactions, le soupçonnant notamment d'être lié à des groupes criminels asiatiques. Ainsi, au moment de la création de CITIC, le milliardaire aurait conclu des accords avec les chefs de deux familles de Hong Kong, Robert Kwok et Henry Fok, soupçonnés d'appartenir à la mafia chinoise, les fameuses triades. Le premier aurait donné dans le trafic d'héroïne avec la Birmanie, tandis que le second aurait bâti sa fortune en fournissant des produits occidentaux à la Chine pendant la guerre de Corée, au mépris des sanctions votées par l'ONU. Par la suite, le fils de Fok a été jugé pour avoir tenté de faire entrer illégalement aux Etats-Unis une cargaison de kalachnikovs fabriquées en Chine. Peter, le fils de Kwok, a eu plus de chance. Il a en effet retrouvé toute sa respectabilité en travaillant en toute légalité aux côtés de Li Ka-shing, et avec l'Armée populaire de libération. Il a même aidé la société de télécommunications AsiaSat - qui est à la fois détenue par Li Ka-shing et par le Comité [chinois] des sciences, technologies et industries de la défense nationale - à acquérir aux Etats-Unis des satellites de télécommunications de dernière génération [et donc stratégiquement sensibles].

Autres ennemis de Li Ka-shing, les gangsters de Hong Kong s'en sont pris à lui à plusieurs reprises. En 1996, pour commencer, Cheung Tze-keung a fait enlever son fils Victor (qui seconde aujourd'hui son père chez Cheung Kong Holdings), en demandant une rançon de 1 million de dollars hongkongais (environ 130 000 dollars américains). La rançon a aussitôt été payée, et le jeune homme libéré. Cheung a ensuite été arrêté et exécuté. Mais il y a eu d'autres histoires. L'année dernière, des gangsters venus de République populaire ont tenté de s'emparer des restes de l'épouse de Li Ka-shing dans un cimetière bouddhiste du centre de Hong Kong, espérant là aussi obtenir une rançon. Mais les employés du cimetière ont remarqué leur manège et donné l'alerte. Les voleurs ont dû s'enfuir en emportant l'urne funéraire, mais ont été rattrapés par la police.

Les services de renseignements américains soupçonnent par ailleurs les sociétés de Li Ka-shing de participer au transfert de secrets technologiques occidentaux vers la Chine populaire. Ils n'ont cependant rien pu prouver à ce jour, bien qu'ils lui aient copieusement empoisonné l'existence. En 1995, il avait signé un contrat de 88 millions de dollars pour construire un terminal de cargos aux Bahamas. Les services secrets américains y ont vu un danger d'entrée de produits de contrebande aux Etats-Unis et ont tout fait pour saboter la transaction. Autre épisode : Li Ka-shing a semblé intéressé, il y a quelques années, par des actions de la société qui gérait le canal de Panamá : Washington s'est à nouveau interposé et a fait échouer l'affaire.

Li Ka-shing possède un véritable don pour les affaires. C'est un visionnaire doublé d'un risque-tout, qui n'hésite pas à frôler les limites du raisonnable. Une fois à la tête de Hutchison Whampoa, il a par exemple décidé d'en faire une mégasociété, l'un des leaders mondiaux dans de nombreux domaines, notamment les hautes technologies. Il commence par emprunter plusieurs milliards, qu'il consacre à la reconstruction et à la modernisation des terminaux portuaires et autres infrastructures de Hong Kong. A ce jour, il contrôle 13 % de l'ensemble du transport de containers dans le monde. Il ne lésine pas sur les moyens quand il s'agit d'automatiser les processus de gestion du commerce. Résultat, Hutchison Whampoa réunit à travers le monde entier près de 7 800 points de vente.

Un risque-tout qui n'hésite pas parfois à s'endetter

Li Ka-shing consacre aussi de grosses sommes à la construction d'équipements industriels et sociaux. A Hong Kong, on dit que sur chaque dollar dépensé sur place 5 cents vont dans sa poche. Mais cela ne lui suffit pas. Son groupe est entré sur le marché des télécommunications. Le nombre d'abonnés qu'il dessert en Asie, en Amérique du Sud, en Europe et au Moyen-Orient avoisine les 20 millions. Certains observateurs ont parfois l'impression que le sens exubérant des affaires du "héros de l'Asie" le mène trop loin. Et en effet, quel businessman normalement constitué irait vendre une entreprise rentable pour se lancer dans quelque chose qui ne lui assurerait aucun bénéfice à court terme ? C'est pourtant ce qu'a fait Li Ka-shing. Il s'est jeté tête baissée dans le développement des services de télécommunication de troisième génération, la 3G, et peu lui importe de subir les grosses pertes qu'implique la mise en place de nouveaux systèmes. Il est persuadé que les déficits ne seront que provisoires. Fin 2007, il a investi 60 millions de dollars dans le très populaire réseau social américain Facebook, déclarant que ce n'était que le début de son expansion sur la Toile.

Il y a un an et demi, il a surpris tout le monde en commentant, à la demande de journalistes qui l'interviewaient, la décision du milliardaire américain Warren Buffett de consacrer une partie de sa fortune à la lutte contre le sida et d'autres maladies : "Un jour prochain, mes dons à la Fondation Li Ka-shing représenteront au moins un tiers de ma fortune", a-t-il déclaré, sans toutefois préciser quand viendrait ce jour faste. En 2005, sa fondation caritative a versé 120 millions de dollars à la faculté de médecine de l'université de Hong Kong. Les responsables de l'établissement ont alors décidé de donner son nom à la faculté en question, au grand dam des étudiants et de certains professeurs. Li Ka-shing a déclaré qu'il ne voyait aucun problème à ce que la faculté porte son nom, et c'est ce qui est finalement arrivé.

Quoi qu'il en soit, en lisant les diverses biographies qui lui sont consacrées et qui mêlent habilement légende et réalité, on peut dégager une certitude, celle que Li Ka-shing ne restera pas seulement dans l'Histoire en tant qu'homme d'affaires, mais aussi en tant que philanthrope. Il a déjà dépensé environ 1 milliard de dollars en bonnes oeuvres. La reconnaissance de ses compatriotes est le matériau sur lequel se construit le charisme du "superman de Hong Kong". Cependant, il affirme ne pas courir après la gloire. Lorsqu'on lui a demandé ce dont il rêvait maintenant, ce grand amateur de feng shui a confié, philosophe : "Je rêve d'être jardinier, de faire mon travail et de rester anonyme." Sur le point de la discrétion, il faut bien reconnaître qu'il se débrouille particulièrement bien...

BIOGRAPHIE

29 juillet 1928 Naissance en Chine.

1940 Sa famille se réfugie à Hong Kong.

1942 A 14 ans, il devient chargé de famille.

Fin des années 1940 Il crée une entreprise de fleurs artificielles.

Années 1950 Il se lance dans l'immobilier et les infrastructures.

Années 1970 Li Ka-shing règne sur Cheung Kong Holdings, la plus importante société d'investissement de la colonie.

1979 Il prend le contrôle de Hutchison Whampoa.

1992 Deng Xiaoping rencontre le magnat à Hong Kong.

2005 Sa fondation caritative verse 120 millions de dollars à la faculté de médecine de l'université de Hong Kong.

2008 Ses sociétés de télécoms servent 20 millions d'abonnés dans le monde.


Alexandre Tchoudodeïev - Itogui (Moscou)

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