jeudi 5 juin 2008

Ouïgours oubliés - Pascale Nivelle

Libération, no. 8423 - Grand Angle, jeudi, 5 juin 2008, p. 30

Sans bruit, la culture de la minorité musulmane du Xinjiang cède le pas face à la colonisation chinoise. Comme les Tibétains, les Ouïgours sont condamnés à l'assimilation ou à la répression. Le prospectus promet une émotion inoubliable. «Venez rencontrer le dernier roi de Chine dans son authentique palais», et «danser avec de belles filles ouïgours».

En 2004, le gouvernement a investi 13 millions de yuans dans cette «attraction touristique nationale» classée triple A. Le ticket d'entrée à 50 yuans comprend la visite d'une mosquée miniature, une promenade entre des parterres de fleurs bétonnés et une exposition historique sur la libération du Xinjiang par les communistes en 1949. Une entrevue avec le roi coûte 200 yuans. «Quand ?»«Tout de suite», répond l'employée chinoise du guichet. Dans les jardins déserts, un carrosse de carnaval prend la poussière. Des femmes, yeux clairs et foulard traditionnel, passent le balai.

«Des Indiens d'Amérique»

Dix minutes plus tard, apparaît Daoud Mehsout, 81 ans, houspillé par deux jeunes Chinoises impatientes. Digne et droit, mais les jambes raides. Chacune à un bras, les filles en uniforme le posent sur un fauteuil : «Vous pouvez prendre des photos.» Le vieil homme rétablit l'équilibre de son calot brodé et prend la pose, le regard noyé. «Je suis l'héritier de la douzième génération des rois de Kuqa, le dernier vestige de la société féodale.» Daoud Mehsout, roi sans royaume, touche un petit pourcentage sur les visites. Le plus souvent, les touristes ne posent pas de questions. «Pauvre roi... et pauvres Ouïgours», répète, navré, un jeune professeur d'Urumqi, la capitale du Xinjiang. Les Chinois ont gagné, nous sommes devenus les Indiens d'Amérique.» Il se fait appeler Batur, «courageux» dans sa langue natale, proche du turc. Car il faut du courage, pour parler aux étrangers. «Des amis sont allés en prison pour ça, dit-il. Pour les Chinois, chacun de nous est une menace. Tout ce qu'ils veulent, c'est nous assimiler le plus vite possible. Qu'on disparaisse.» Comme les Mongols, ou les Mandchous, cultures impériales pourtant, digérées par le développement économique et la croissance à deux chiffres. Comme le Tibet, bientôt. «On se sent proches des Tibétains, dit Batur, on subit la même chose.» Au Xinjiang comme sur le haut plateau, la propagande du Parti communiste chinois agite la menace du séparatisme et du terrorisme (lire ci-contre). Ici, dans ce début d'Asie centrale frontalier de Républiques «suspectes», le «loup» est musulman et «proche d'Al Qaeda». Cela rend la cause ouïgour moins sympathique en Occident. «On n'intéresse personne, dit Batur. Sauf les Chinois. Eux, ils sont en guerre tous les jours.» La principale arme est démographique. Il y a trente ans, Korla, la capitale locale, comptait à peine 1 % de Han, l'ethnie majoritaire en Chine. Ils sont 85 % aujourd'hui. 40,6 % dans la Région autonome du Xinjiang, qui compte 8 millions de Ouïgours.

«Notre culture est complètement ruinée», explique un employé du gouvernement de Korla, qui ne porte même pas la moustache. Fonctionnaire depuis treize ans, jamais promu, il parle à demi-mot. Raconte son combat pour garder sa place, menacée par les Han : «La ville, les dirigeants, les écoles, les restaurants, tout est chinois. Dans une génération, on n'existe plus. On ne pourra pas lutter, sauf si on s'éduque, si tout le monde parle mandarin. Mais c'est loin d'être gagné.»

Kuqa, ancienne oasis peuplée d'éleveurs de moutons, prend le même chemin. Deux cent mille habitants, dix fois plus qu'il y a vingt ans. Des chantiers partout. On y arrive par une avenue à quatre voies, trait de néons d'une dizaine de kilomètres dans le désert. Il n'y a encore rien autour. Un hôtel international de huit étages vient d'ouvrir, mais on n'y accepte pas les «étrangers». Il sert surtout aux marchands de pétrole et aux chercheurs d'or noir qui font pousser des derricks dans la poussière. On fait vite fortune, dans le far-west de la Chine. Dans un restaurant de la vieille ville ouïgour, séparée de la future métropole chinoise par un «pont de l'unité», une famille partage un petit déjeuner de pieds de mouton. «Les Chinois sont partout sur cette planète, même au ciel», dit la mère, 76 ans. Son fils explique : «Ils ne sont pas comme nous. Ils travaillent tout le temps. Le premier jour, ils ramassent les ordures, et le deuxième, ils ouvrent une entreprise. Seul l'argent compte pour eux.» Il n'en dira pas plus, et c'est déjà beaucoup, même dans cette gargote où aucun Chinois n'est jamais entré depuis l'ouverture il y a quatre ans. La peur est dans les têtes.

Sur les murs de la mosquée en terre du XVIe siècle, une banderole rouge du parti : «Luttons contre les activités religieuses illégales. Créons la Société harmonieuse.» A l'intérieur, dans la salle de prière prévue pour 3 000 fidèles, un long panneau détaille, en mandarin et en ouïgour, les règles de l'Etat athée. «Interdit de prêcher le Djihad, le panislamisme, le panturquisme», «Interdit de convertir les membres du parti»... La mosquée est interdite aux moins de 18 ans et aux employés du gouvernement. Où commence l'illégalité religieuse ? Les enseignants ne doivent pas porter la barbe. Posséder le Coran est suspect. Se rendre à La Mecque davantage encore. Les quelques centaines de passeports délivrés aux pèlerins chaque année dans tout le Xinjiang sont déchirés au retour.

Ni moines, ni drapeau

Dans un village à une soixantaine de kilomètres de Kuqa, un planteur de coton explique : «Si on devient trop religieux, le gouvernement s'inquiète.» En janvier, cinquante personnes ont été arrêtées, accusées d'avoir animé des écoles religieuses clandestines et d'appartenir au mouvement radical islamiste Hizb ut-Tahrir. Certains ont été relâchés, d'autres non. «Une école religieuse, c'est un grand mot, dit le paysan. Parfois, il suffit d'étudier le Coran à plusieurs, chez soi.» Dans sa maison traditionnelle, autour d'un thé et d'une roue de nan (pain), un bonnet de laine sur la tête, il raconte aussi la pression de la modernisation. Depuis l'an dernier, tous les fermiers sont obligés de construire des maisons aux nouvelles normes sismiques. Le gouvernement offre 4000 yuans, de quoi acheter les briques. «Tout le Xinjiang doit s'y mettre depuis que la terre à tremblé à Kashgar. Ici, on n'a jamais vu de tremblement de terre, mais c'est la loi.» Il venait de terminer sa maison. Et s'apprête à emprunter un an de salaire pour construire la prochaine. Devant chaque maison, dans chaque village, il y a un énorme tas de briques blondes. Quelle sera la prochaine loi ? Arrêter la culture du coton, creuser des canaux d'irrigation, construire une route... Le travail forcé est courant en Chine. «Si on n'obéit pas, on peut retourner à la jungle», commente le planteur de coton. Façon de parler, dans cette région sèche comme une galette de nan oubliée. Sur le chemin du retour, le chauffeur ouïgour, paysan le reste du temps, desserre les lèvres après trois jours passés ensemble : «La solution, c'est l'unité des Ouïgours sous le même drapeau.» Le drapeau aussi, est interdit.

Opposante en exil

A Urumqi, la capitale chinoise du Xinjiang, les Ouïgours se serrent autour du grand bazar, devenu un attrape-touristes. Non loin de l'hypermarché Carrefour qui vient d'ouvrir, Omar vend des baskets chinoises entre deux échoppes tenues par des Han qui, dit-il, ont beaucoup d'avantages. «Nous aussi, on gagne plus qu'avant. Mais on ne s'enrichit pas. Ils ont peur qu'on devienne tous des Rebiya Kadeer.» Les Ouïgours n'ont pas de drapeau, pas de moines chatoyants ni de dalaï-lama. Ils ont Rebiya Kadeer, richissime et humaniste commerçante devenue la figure de l'opposition. Plusieurs fois pressentie pour le prix Nobel de la paix, elle a passé six ans en prison avant de s'exiler aux Etats-Unis. Sa famille continue de subir des persécutions au Xinjiang. Un exemple, pour Omar. Prudent, il ne détaille pas son propre engagement mais raconte un soulèvement dans le sud à Khotan, il y a quelques semaines. «Ils avaient arrêté un riche marchand de jade, Mutalip Hajim, un homme bon. Il est mort en prison, officiellement d'une crise cardiaque. Toute la ville a manifesté.» Omar ajoute : «Les Chinois nous donnent du pain, mais ils nous volent notre âme. Ils ont asséché nos racines.» Il parle aussi de ségrégation, des écoles «bilingues» où seul le mandarin est obligatoire, des passeports qu'on n'obtient jamais. Et du racisme, palpable chez le premier chauffeur de taxi han : «N'allez pas au bazar, les Ouïgours sont des voleurs. Il sont sales, arriérés, et pauvres.»

Rien de tel à l'université d'Urumqi, fraîchement rénovée. «Nous sommes tous Chinois, il faut assimiler nos cultures», s'exclame gentiment un jeune Han, étudiant en mathématiques, attablé avec deux copains devant un poulet aux cacahuètes, au restaurant universitaire. «C'est la loi universelle, les plus forts gagnent», ajoute le deuxième. Ils n'ont pas d'amis ouïgours, et n'en connaissent d'ailleurs aucun, mais il n'ont rien contre «cette minorité» : «On leur apporte le développement économique. Sans les Han, comment feraient-ils pour avoir des ordinateurs et des téléphones portables ?»

Han Lijun, 22 ans, est la fille de colons historiques. Ses oncles et tantes sont venus comme soldats, son père a suivi et est devenu fermier. Le Xinjiang est sa patrie. Epouser un ouïgour ? «Si ma mère apprenait que j'ai un boy-friend ouïgour, elle me battrait à mort.»

Hadji porte un costume et conduit la Chevrolet de son père, riche commerçant d'Urumqi. L'horloge de la voiture affiche l'heure de Pékin, celle de sa montre l'heure du Xinjiang, deux heures de moins. «Personne ne respecte l'heure officielle, sauf les administrations», explique-t-il. Hadji possède un passeport, il est allé à La Mecque et en Europe, il aime la pop music, les jeux vidéo et le karaoké. Un modèle d'intégration, qui n'a personnellement «aucun problème avec les Han». Mais quand il prend l'autobus, le jeune Hadji s'accroche des deux bras à la barre du plafond. Un réflexe : «Juste pour prouver que je ne vole le sac de personne !»

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