La Chine s'apprête à rentrer dans le rang économiquement et à revenir à des niveaux de croissance moins inédits. Au moment où les pays développés sont frappés par la récession, analyse Gabriel Grésillon, elle ne peut plus tout miser sur l'export et doit actionner sa dynamique interne.
Il y a un âge où la maturité s'impose d'elle-même. Pour Pékin, ce doit être trente ans. Au moment de souffler les bougies de trois décennies de capitalisme, la Chine s'apprête à rentrer dans le rang, économiquement parlant. L'empire du Milieu est aujourd'hui une sorte d'ovni économique qui s'est construit par le commerce extérieur, une étrange créature hypertrophiée au niveau de ses exportations mais malingre pour ce qui concerne la consommation des ménages. Depuis longtemps, les stratèges de Pékin savent que ce déséquilibre n'est pas sain à long terme. Aujourd'hui, au moment où les marchés développés entrent en récession, Pékin va être obligé d'actionner sa dynamique interne tout en retrouvant des rythmes de croissance moins inédits. La crise financière qui secoue la planète servira de déclic à des réformes qui devenaient de plus en plus inéluctables. L'objet économique non identifié n'a plus d'autre choix que de s'engager sur le chemin de la normalisation.
Les exportateurs chinois sont en train de subir un choc violent. Les secteurs à faible valeur ajoutée et dépendant fortement de l'exportation sont menacés. Plus de la moitié des entreprises fabriquant des jouets ont notamment fait faillite. Certes, la Chine s'est engagée dans une diversification des destinations de ses exportations, mais cela ne suffit pas à l'immuniser face au choc actuel. Après des années de croissance annuelle supérieure à 20 %, les exportations chinoises semblent actuellement augmenter à des rythmes tournant autour de 10 %. Pas de catastrophe, donc, mais un incontestable coup de frein, qui se répercute directement sur la croissance économique. Celle-ci n'a été « que » de 9 % au troisième trimestre, un chiffre plus bas que toutes les prévisions. Dans un pays où l'on considère souvent qu'il faut une expansion d'environ 8 % pour éviter que le chômage n'augmente et n'entraîne des tensions sociales, les autorités sont entrées dans une zone de turbulences.
A y regarder de près, toutefois, c'est dès 2006 que le rythme de croissance des exportations chinoises a commencé à fléchir. L'économie internationale était pourtant, alors, florissante. Pour expliquer cette apparente contradiction, on peut ici s'intéresser à l'analyse développée par Hervé Liévore, stratégiste chez AXA IM. La Chine, explique-t-il, a développé une force de frappe inégalable sur les produits à faible valeur ajoutée, grâce aux économies d'échelle. En produisant des quantités astronomiques, elle était imbattable sur le prix. Reine du « low cost », elle semble aujourd'hui avoir « mangé son pain blanc », juge l'économiste, car elle a atteint dans ce type de produits « une part du marché mondial extrêmement élevée, tendant parfois vers le monopole ». Comment continuer à croître fortement sur des marchés où l'on s'est déjà taillé la part du lion ? En dix ans, les exportations chinoises sont passées de 3,4 % à 9 % des exportations mondiales ! On imagine mal la Chine continuer indéfiniment sur cette lancée, sachant que seuls les Etats-Unis ont franchi « durablement » la limite des 10 % dans l'histoire économique, juge-t-il. Condamnée à s'attaquer à des produits à plus forte valeur ajoutée, la Chine ne pourra plus écraser ses concurrents par les seules économies d'échelle, et elle va retrouver des conditions de concurrence plus classiques avec les autres pays. Et gagner des parts de marché moins vite.
Pour des raisons exogènes, à la fois conjoncturelles et structurelles, la Chine doit donc tirer un trait sur l'époque où elle comptait essentiellement sur son moteur externe. Mais ses propres mutations sociétales la poussent dans la même direction. Car l'époque où l'on croyait la « réserve de main-d'oeuvre » chinoise inépuisable semble révolue : les ruraux chinois prêts à migrer vers les villes ne seraient plus qu'une cinquantaine de millions. C'est la conclusion à laquelle est arrivé l'économiste chinois Cai Fang, qui dirige l'Institut de démographie et d'économie du travail. Celui-ci en déduit que leur afflux va cesser d'augmenter d'ici à un an ou deux, et commencera même à baisser dans une petite dizaine d'années. Pour Cai Fang, les pénuries de travail que l'on observe déjà depuis quelques années dans les zones industrielles les plus anciennes sont en train de se répandre sur le territoire. Le coût du travail non qualifié va donc, inévitablement, augmenter. A moyen terme, les prix des produits de « l'usine du monde », eux aussi, vont se normaliser.
Or les travaux de Cai Fang sont relayés par les médias officiels, ce qui prouve que les autorités sont déterminées à s'adapter à cette nouvelle donne, donc à actionner la demande interne. Les mesures annoncées ces dernières semaines vont, d'ailleurs, dans ce sens. D'énormes investissements dans les infrastructures, notamment ferroviaires, sont prévus. Mais, comme une stratégie équivalente avait déjà sauvé la Chine du marasme asiatique il y a dix ans, le pays est déjà bien doté en infrastructures. L'effet démultiplicateur sur l'économie sera donc moindre. L'heure est donc venue de stimuler la consommation des ménages, donc d'injecter du pouvoir d'achat. Un vaste plan de soutien aux 800 millions de ruraux a été annoncé, visant à doubler leurs revenus d'ici à 2020. Il y a fort à parier que la mise en place prévue d'un système de sécurité sociale sera également accélérée : c'est l'absence de protection sociale qui oblige les Chinois à épargner et limite leur capacité de consommation. Toutes ces recettes ont pour finalité de permettre à l'économie chinoise de croître en utilisant plus ses propres ressources. Leur mise en oeuvre prendra beaucoup de temps, contrairement aux grands travaux impulsés par Pékin. Mais leur coût ne fait guère peur à un Etat qui a dégagé, cette année, un excédent budgétaire, et dont la dette publique ne représente que 20 % du PIB. Le keynésianisme est un luxe que peut s'offrir la Chine.
On pourrait ajouter que les autorités sont désormais conscientes des effets pervers pour l'économie mondiale de la politique du « tout-export ». Car, en inondant le monde de ses produits, Pékin a amassé un trésor de guerre. Lequel a été majoritairement placé dans la dette américaine, alimentant ainsi un déséquilibre à l'origine de la crise mondiale actuelle. A trente ans, la Chine capitaliste ne peut donc plus échapper au rôle adulte qu'elle doit jouer dans la gouvernance de l'économie mondiale, comme en témoignent les discussions de ce week-end au forum de l'Asem. A tout point de vue, la crise financière fera d'elle une puissance économique mature et un pôle majeur de la croissance mondiale. A terme, il restera alors une question à résoudre : peut-on devenir une économie « normalisée », autonome et réactive aux attentes de ses propres consommateurs, tout en gardant un système politique dirigiste ?
Note(s) :
GABRIEL GRÉSILLON est journaliste au service International des « Echos ». ggresillon@lesechos.fr
PHOTO : James Whitlow Delano
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